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Les conclusions que nous préparons pour les Conseils des ministres signalent tout autant l’incohérence de l’action gouvernementale en matière d’économie que la vanité de la démarche présidentielle elle-même, et finissent par porter. Le président sera, fin 1987, suffisamment déstabilisé pour ne plus trop croire que la perspective d’un congrès en 1989 peut sauver les meubles. Il décide de ne pas suivre son cabinet ni le gouvernement et de faire cavalier seul. C’est un moment important dans l’évolution des règles de gestion politiques en place depuis la mort de Boumediene.

Chadli décide de s’attribuer une autonomie de décision ; simultanément, il est tenu de s’alimenter à d’autres sources d’information. Le système hiérarchique est rompu. L’organisation du pouvoir n’est plus hermétiquement verrouillée par le cabinet. Il est obligé de tenir compte de l’existence des réformateurs dans l’appareil et d’être à l’écoute des oppositions dans la société.

Les quelques personnes ayant pris dès 1986 la responsabilité de lancer les réformes ne sont alors comptables de leur initiative que par rapport à elles-mêmes et à l’évaluation politique au terme de l’entreprise de changement.

Elles ne faisaient partie d’aucune chapelle ni d’aucun clan ; sans quoi l’initiative ne leur aurait pas appartenu et leur discours n’aurait pas été entendu. Dans les courants porteurs les plus animés du désir de changement, on attendait un hypothétique écroulement du système de l’intérieur ou bien une explosion sociale. Trente ans d’oppression nous ont appris que le mouvement social a besoin de s’appuyer sur des idées, un projet et une démarche. Faute de quoi, toutes les aventures sont possibles et l’avenir est joué à la roulette russe. Ce qui distingue notre approche, c’est la volonté de ne pas imposer de choix de société, choix qui devait relever du

plus grand nombre possible d’Algériens. L’élitisme petit-bourgeois et le monopole idéologique furent, depuis l’indépendance, nos véritables ennemis. C’est pourquoi nous avons opté pour la modification des règles du jeu et inscrit notre action dans la direction du changement constitutionnel.

Ce choix distinguait notre approche laïque, séculaire et profane de toutes les formes d’approches « canoniques » entreprises contre les réformes par le pouvoir puis par les autres formations, mais si peu au départ par les islamistes, même les plus politiquement radicaux. Dans ce cadre, une alliance constitutionnelle avec un président responsable des forces armées s’imposait. D’abord pour réaliser le changement au moindre coût en vies humaines ; ensuite pour éviter autant que possible l’implication des forces armées dans l’évolution de la transition et sa manipulation par des foyers de régression. Fondée sur des intérêts provisoirement convergents, cette voie, quoique impopulaire, était la moins coûteuse à nos yeux pour faire avancer l’entreprise des réformes et protéger la transition. Plus tard, le thème de la collusion de certains réformateurs, notamment le Premier ministre Mouloud Hamrouche et le président, en vue de la confiscation du pouvoir – à leur profit et à celui du FLN – sera abondamment exploité. Il s’agissait là de faire avaliser l’idée que les réformes étaient une manœuvre de Chadli, d’inciter à jeter le bébé avec l’eau du bain et de se débarrasser du nouveau dispositif constitutionnel, ce qui permettrait toutes les manœuvres sous l’arbitrage direct de l’armée. Lorsque Chadli, en juin 1991, rompra le contrat avec les réformateurs pour revenir à son projet initial, aucune partie engagée dans le fameux « consensus » de pacotille ne sera pourtant gênée par cette évidente collusion contre la démocratie ni par le viol de la Constitution.

Les réformes s’imposent provisoirement. Dès que le président s’engage à agir, le cabinet présidentiel et le gouvernement ne sont plus partie prenante que marginalement. L’autorisation est alors donnée aux réformateurs de couvrir aussi bien le domaine économique que le champ social et l’organisation de l’administration. Le réseau des groupes de réflexion et d’élaboration, devenu officiel, est alors considérablement développé, impliquant dans tous les secteurs d’activité, au-delà des cadres du secteur public, des militants syndicaux, des juristes et des magistrats, le corps médical, des entrepreneurs privés et les milieux de la presse et de la culture.

On reprochera pourtant aux initiateurs des réformes d’avoir agi dans la clandestinité et d’avoir été sélectifs et sectaires dans leurs choix. Les

faiseurs d’opinion attitrés ne retiennent que ce qu’ils veulent.

Ces accusations ne seront jamais formulées au moment des faits, ni directement ni indirectement, car il aurait été difficile de les prouver. Les précautions élémentaires avaient été prises. Nous avons eu le souci, intéressé et nullement naïf, d’appeler dans les groupes – et c’était la première fois dans l’histoire de l’administration algérienne – tous ceux qui, à un moment ou à un autre, ont exercé des responsabilités ou accumulé des pratiques, accordant une représentation plus que proportionnelle à ceux qui pouvaient provoquer des débats contradictoires. Nous n’avons pas voulu oublier ceux qui ont été écartés des responsabilités pour leurs opinions.

Ceux-là, on les soupçonnera d’avoir partie liée avec les réformateurs, alors qu’ils sont souvent membres de réseaux clandestins indépendants – de la mouvance du PAGS aux différentes tendances islamiques. Nous n’avons pas sollicité les figures trop marquées par l’opportunisme que le poste d’observation privilégié que nous occupions à la présidence nous permettait d’identifier.

Au fur et à mesure de l’évolution des travaux, ceux qui avaient quelque chose à dire, et souvent contre les démarches proposées, ont été encouragés à s’exprimer et à agir. Rares parmi l’élite en vue, ils étaient plus nombreux parmi les éternels laissés-pour-compte. Lorsque les réformateurs leur proposeront des responsabilités, on les accusera d’avoir remplacé les compétences éprouvées par des jeunes inexpérimentés.

Pour l’heure, ces « compétences » font de la présence ostentatoire, pourfendent leur propre chapelle et profitent des réunions et des séminaires pour tenter de séduire les ministres en vue et surtout les membres du cabinet présidentiel et les militaires de passage, mais ne se mouillent que pour proposer l’expectative.

Je me demanderai pourquoi, après 1991, tout ce beau monde s’acharnera contre Mouloud Hamrouche. Sans doute a-t-il été le témoin gênant de trop de turpitudes, de renoncements et de trahisons. Durant cette période et plus tard à la tête du gouvernement des réformes, il aura, dans sa volonté de rassembler, donné en bon samaritain toutes leurs chances aux hypocrites et aux philistins. Ceux-là feront de la vie de Hamrouche – tant au cours de son mandat qu’après – un cauchemar.

Je dois reconnaître que, personnellement, j’étais moins enclin à rassembler, je péchais souvent par subjectivisme et hostilité aux corps

constitués qui ont tendance à oublier qu’ils vivent du tribut payé par la population. Je serai malgré cela moins fustigé que Mouloud Hamrouche.

Quoi qu’il en soit, à la fin de 1987, les travaux relatifs aux réformes économiques et sociales s’accélèrent et embrassent la plupart des domaines d’activité. Les résultats donnent régulièrement lieu à des séminaires, à travers tout le pays, puis sont communiqués aux ministres et inscrits à l’ordre du jour des Conseils des ministres, dans le souci d’inciter le gouvernement à quitter l’expectative.

Les séminaires attiraient beaucoup de monde et donnaient lieu à une littérature abondante. Quoique préparés à la hâte et organisés avec peu de moyens, ils étaient très courus, surtout à l’intérieur du pays, tant était grande la soif d’information et de communication. Notre travail était souvent relayé par des cercles locaux qui poursuivaient, indépendamment des réseaux formellement repérés, leurs propres réflexions et analyses. Par manque de moyens d’organisation et de perspicacité, nous avons laissé se perdre là de nombreuses initiatives.

A l’inverse, le Conseil des ministres fonctionnait comme une boîte noire ; rien n’en sortait, qu’un « silence bruyant ». Pour ce qui demandait une action à long terme : réformes du système de santé, de l’éducation et de l’administration, il fallait « attendre ». Pour ce qui était urgent : finances publiques, dette extérieure, système des prix, on recourait aux chausse-trapes. Pourtant, les rôles s’inversaient ; le président dominait mieux l’information que ses ministres et se muait en maître d’école. Il commença à renvoyer les copies et prit de la hauteur et par rapport au gouvernement et par rapport à ses collaborateurs directs du cabinet. Les sujets étaient renvoyés régulièrement en conseils interministériels ou en réunions ad hoc.

Régulièrement aussi, les membres du gouvernement et du cabinet s’usaient à obtenir de l’équipe des réformes des arrangements pour noyer le poisson, chaque partie agissant au détriment de l’autre. Quelquefois, le président lui-même, pour des raisons qui nous paraissaient obscures, s’impliquait dans l’arbitrage. Tristes moments où se révélaient ceux qui prétendent assumer le destin d’une nation. La veulerie le disputait à l’obséquiosité et au mensonge. Ils ne craignaient ni de se contredire ni de flatter, ni de menacer ni d’encaisser les brimades. Rares furent ceux qui restèrent dignes ; quelles qu’aient pu être nos divergences, ce sont eux qui m’ont évité de désespérer.

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