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La différence fondamentale entre l’ancienne période et celle qui s’ouvre est que Boumediene était le chef de l’armée alors que Chadli en sera le candidat, choisi par ses pairs.

Boumediene a fait adopter en 1976 une Constitution calquée sur les modèles staliniens les moins élaborés. Dans le moule, la dictature du prolétariat est remplacée par celle de l’appareil militaire, « gardien des valeurs de la Révolution » ; l’idéologie du « socialisme spécifique » trouve sa source dans l’islam, religion d’État.

Le chef de l’État doit, dans cette perspective, cumuler, outre le pouvoir exécutif, la direction de l’armée et l’arbitrage de l’interprétation idéologique et religieuse. Ce faisant, il bloque toute possibilité d’évolution du régime, car il est nécessaire que lui-même change d’opinion pour que quelque chose puisse changer. La nouvelle Constitution est toutefois loin d’exprimer la réalité des équilibres politiques.

Dans l’armée, au nom de la modernisation et de l’efficacité technique, les nouvelles générations d’officiers supérieurs aspirent à jouer un rôle déterminant et revendiquent plus d’autonomie par rapport à la supervision

des services de sécurité, entièrement contrôlés par le président, d’une part, et le collège des anciens officiers, d’autre part.

Le courant religieux est, en 1976, depuis longtemps divisé. L’appareil culturel d’État et ceux qui l’instrumentalisent dans l’appareil du parti sont de moins en moins crédibles, tandis qu’un mouvement religieux d’opposition, déjà surveillé et régulièrement réprimé, se développe dans la société, revendiquant l’autonomie du culte et de l’interprétation et, accessoirement, l’abandon du socialisme d’Etat.

Dans le domaine économique, les fortunes accumulées aspirent à jouer un rôle plus déterminant dans le contrôle de l’activité, surtout pour réduire la pression du syndicat et des lois sociales sur le partage des bénéfices.

Fortement représentés à tous les niveaux du pouvoir, les nouveaux patrons font pression pour obtenir la vente des actifs publics, l’association au capital étranger, surtout en matière commerciale, et réclament une plus grande fermeté dans l’étouffement des revendications de bien-être.

Boumediene arrivait, par la contrainte et parce qu’il assumait effectivement le contrôle des appareils, à éviter les compromis socialement trop dangereux. Il ne peut en être de même après sa mort. Le nouveau président n’accède pas au pouvoir en s’imposant à ses concurrents : il doit être coopté à l’issue d’un arbitrage laborieux entre les différents courants qui agitent les élites participant au pouvoir. Dès le départ, il ne peut être question que d’entamer largement l’héritage de Boumediene pour faire place aux revendications éparses de ceux qui ont choisi Bendjedid. Le nouveau président sera consensuel et ouvert à l’évolution du système en place, principalement en matière idéologique et économique. La Charte et la Constitution de 1976 ne permettant pas, toutefois, de marges de manœuvre suffisantes, le débat politique entre les différentes tendances se fera alors artificiellement, en réanimant l’appareil du parti.

Auparavant réduit et marginalisé, le FLN sera doté de statuts, de structures pour cacher aux yeux de l’opinion les marchandages permanents.

De larges subventions budgétaires à tous les niveaux lui seront accordées et on lui demandera de formuler, à l’image de ce qui se passe dans les pays de l’Est, les orientation nouvelles que devra prendre en charge l’exécutif. C’est le seul artifice que permet la Constitution pour infléchir les rigueurs du socialisme spécifique ; c’est également le seul moyen disponible pour éviter de mettre sur le devant de la scène les véritables maîtres du jeu. Dans la nouvelle configuration, il faudra néanmoins se résoudre assez vite à

éliminer ceux qui, au nom de la continuité avec l’ère Boumediene, voudront conserver une trop grande part du contrôle du pouvoir au niveau de l’appareil central de l’État. Divisés, Mohammed Yahyaoui, Abdelaziz Bouteflika et Belaïd Abdeslam seront écartés. Dix ans après, hormis Bouteflika, ces « barons » reviendront avec les mêmes slogans et les mêmes prétentions, lorsque, en 1989, Abdelhamid Mehri, nommé secrétaire général du FLN, tentera de rallier tous les anciens du parti.

De fait, pour éliminer les résistances, Chadli ne fera que respecter scrupuleusement le dispositif que ses opposants ont aidé son prédécesseur à mettre en place quelques années auparavant. Il enverra les ministres remuants dans les structures du parti réanimé et leur octroiera, dans le plus pur respect de la tradition, les plus beaux immeubles de la capitale, dont on aura expulsé les administrations, ainsi que les titres ronflants de membres du bureau politique et du comité central. Dans le même temps, il concentre au niveau de son cabinet l’essentiel des attributions exécutives et délègue au nouveau ministre de la Planification, Abdelhamid Brahimi, le soin de contrôler les ministères techniques.

Chadli Bendjedid ne mettra que quelques années pour coopter de nouvelles figures à la tête du parti, des services de sécurité et de l’armée et pour imposer ainsi ses vues. Il ne pourra malheureusement alors les développer aisément car, à partir de 1985, la crise économique changera la nature des contraintes et portera progressivement le débat au niveau de la société. Dans l’intervalle, les aménagements successifs apportés pour maintenir le consensus élargiront opportunément le champ d’accès aux privilèges à des clientèles issues de l’appareil du parti et du syndicat, de l’administration et du secteur public économique, atténuant une fois encore – les prix du pétrole atteignant des sommets en 1980 – les revendications d’une partie des classes moyennes et marginalisant leur influence sur la société.

Ceux qui ne s’accommodent pas de cette évolution ou en sont écartés s’inscriront graduellement dans des perspectives de changement du système politique. Ces mouvements seront confortés dans leur action par l’abondance des gages que le nouveau pouvoir offre à l’affairisme et à la spéculation sous toutes ses formes. La privatisation des biens publics est favorisée, principalement dans l’immobilier ; en bénéficient, à des prix symboliques et avec des privilèges importants, aussi bien les patrons privés que les cadres bien placés dans l’appareil d’État. L’élargissement du champ

des importations aux biens de consommation alimentaires et industriels et à l’équipement clés en main dans le secteur social, grand consommateur de crédits, est source de nouveaux et colossaux profits de toutes sortes en devises et sur le marché local. Les pratiques qui accompagnent ces formes de libéralité cristallisent les oppositions tant dans la société que parmi les cadres de l’appareil économique et administratif d’État.

Cette décennie de stabilité apparente et de fragilité profonde du pouvoir, qui va durer jusqu’en 1985, n’aura nul besoin du travail de planification. Le Plan, désormais sans vocation, ne fabrique plus que des travaux commandés, très vite expédiés, de comptabilité nationale qui ne servent qu’à illustrer les discours officiels de croissance, dans une période sans contrainte, ainsi que l’habituelle compilation, sans signification, des programmes d’équipements publics.

Ne pouvant maintenir un projet global d’influence sur la gestion économique et sociale, les équipes patiemment formées se dispersent aux quatre vents dès 1976. Les ministères, les entreprises et l’Université accueillent volontiers des cadres appréciés pour leur expérience, mais qui ne trouveront qu’exceptionnellement l’occasion de se réaliser. Parmi ceux qui restent, bien plus, au départ, par orgueil que par calcul, seuls quelques-uns s’intéresseront à ranimer la flamme. Les conditions de travail sont alors paradoxalement idéales, les services administratifs étant financés par le budget sans obligation de résultat. Nous développons des programmes internes d’études dans les domaines où l’investissement technique était auparavant défaillant : organisation de la gestion économique et cadre juridique de la planification et du contrôle, collationnement des séries macroéconomiques et travaux de prévision à moyen et long terme, études sur la décentralisation et le développement local. Les accords de coopération permettent, dans cette perspective, une ouverture relative sur les expériences et les travaux qui se développent dans les pays de l’Est et en Occident.

C’est ainsi qu’à partir de 1975 s’élaborent des réflexions approfondies sur la nécessaire réforme structurelle du système en place. Nous découvrons l’étendue et la qualité des travaux qui se réalisent aussi bien dans des pays comme la Hongrie ou l’URSS qu’en Europe ou aux États-Unis, tant dans les domaines des prix et des revenus qu’en matière industrielle ou agricole.

Des équipes associées se forment, principalement pour l’étude de l’organisation et de l’introduction de l’analyse financière et des prix.

Sur le front interne, nous travaillons à la connaissance détaillée des potentiels économiques des différentes régions du pays, des effets des programmes développés sur l’urbanisation, l’emploi et la distribution des revenus, mais aussi à une participation concrète à la réalisation des projets, notamment en matière de PMI. En l’espace de quelques années, le handicap initial, tant en ce qui concerne la connaissance de l’économie interne que celle des mutations importantes de l’environnement mondial, se réduit considérablement. Les relations suivies tissées avec les institutions des pays confrontés à des problèmes souvent similaires d’organisation, de gestion et, partant, d’inefficacité économique autorisent une plus grande cohérence dans l’analyse. Mais celle-ci se traduit également par une marginalisation plus accentuée par rapport aux préoccupations quotidiennes des structures de gestion et des centres économiques de décision.

En effet, tant en Occident que dans les pays de l’Est européen, le débat sur les réformes économiques, fortement avancé, aboutit déjà graduellement à faire l’unanimité sur la nécessité de réformes institutionnelles allant au-delà du développement du « marché socialiste », et bien sûr de ce que peuvent supporter les bureaucraties au pouvoir. En Amérique latine, les revendications de transition politique vers la démocratie se développent irrésistiblement, comme condition de l’assainissement et de l’éventuelle croissance. En Algérie, les équipes du Plan, bien au fait de ces évolutions, assistent au contraire à l’affirmation des certitudes bureaucratiques et du cynisme des technocrates : disposant de marges de manœuvre suffisantes, le pays s’enferme. Toute référence externe est une menace contre le pouvoir.

Ces dangers inciteront les équipes du Plan à aller plus loin dans l’analyse et à prendre en considération, au-delà des questions relatives à la gestion économique, les contraintes structurelles liées à la nature du pouvoir ; la rupture est totale et le travail devient pratiquement clandestin lorsque disparaît Boumediene et qu’arrivent de nouvelles équipes. Les réformes économiques, même partielles, ne peuvent aboutir sans un affaiblissement conséquent du contrôle bureaucratique centralisé sur la société. En direction de cet objectif se dessine une stratégie graduelle, discrète mais déterminée, de contournement des appareils centraux d’État par leurs périphéries et de déstabilisation du système de l’intérieur. Sont privilégiés dans cette entreprise l’incitation à ouvrir le front des revendications sociales (qualité de l’enseignement, logement, santé) et le développement de la décentralisation administrative et des activités. Chadli et les nouveaux

dirigeants, soucieux de leur image, s’y laissent prendre sans précaution. Le discours public du Plan porte alors essentiellement sur trois points : nécessaires aménagements des priorités entre les investissements productifs, d’une part, et les investissements sociaux et d’infrastructure, d’autre part, amélioration de la couverture des besoins de consommation, en priorité en réduisant la gestion administrative des marchés, implication des autorités locales dans la gestion des investissements socio-économiques.