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La crise de croissance de l’économie algérienne que révèlent les événements d’octobre 1988 avait produit ses effets dès 1986 : simultanément, les prix des hydrocarbures chutent brutalement et les crédits financiers à moyen et long termes se retirent.

Entre 1985 et 1986, les termes de l’échange chutent de 51 % et les importations de 21 %. Au lieu de faire front, les autorités recourent de nouveau aux artifices : nécessité de faire des économies, notamment à l’importation ; réduction de la croissance des budgets sociaux ; promesse d’assouplissement des contrôles administratifs sur les entreprises ; appel pour soutenir la balance des paiements à la solidarité des pays occidentaux – c’est-à-dire au Trésor français et à la Banque mondiale.

A ce titre, la résistance au rééchelonnement avant 1988 n’est pas, comme on pourrait le penser, d’ordre idéologique. Depuis la fin des années soixante-dix, les directions politiques et administratives ne se font plus d’illusion sur l’efficacité du système économique en place. Deux contraintes s’opposent à la nécessaire réforme des structures :

– le pouvoir refuse de reconnaître qu’il s’est trompé en se liant à l’étranger – personne n’ose assumer l’échec ;

– la réforme des règles de gestion économique pourrait soulever le voile qui couvre inefficacité, gabegie et gaspillage, avant que les recompositions politiques, toujours reportées, n’aient été menées à terme. Avant de procéder à un ajustement structurel, le pouvoir veut protéger ses arrières.

C’est pour cela qu’on préfère payer et éviter le débat.

Dans ces conditions, l’investissement productif baisse de 13 % en moyenne par an entre 1985 et 1989, et l’investissement global de 7 % en prix réels. En dehors de l’administration, l’emploi productif diminue.

Heureusement, la baisse de la production ne sera que de 2 % à 3 % par an,

grâce aux réserves élevées de stocks et de productivité gelées dans tous les secteurs d’activité. La consommation ne baisse que de 4 % par an en moyenne, mais de façon très inégalitaire suivant les catégories sociales.

Le levier des importations n’est toutefois pas aussi aisé à manier que le souhaitent les technocrates. Les manipulateurs de rentes veillent. Mal gérée, la rétention des importations accroît leur emprise sur les transactions.

L’accès au marché extérieur étant obtenu par autorisation administrative et selon des ordres de priorité centralement fixés, les grands monopoles commerciaux et les grandes entreprises publiques seront servis en premier.

D’une part ils concentrent entre leurs mains le contrôle de grands produits sensibles, d’autre part ils représentent la vitrine du système. Si les devises manquent, ils recourent à la menace de pénurie, et finissent par imposer leur volonté, mais à des conditions de plus en plus onéreuses. La croissance des importations atteindra ainsi 12 % en 1987, couplée, à cause de la fermeture relative du marché financier, au développement du crédit à court terme.

Les entreprises moyennes publiques et privées, moins puissantes, se contenteront de la portion congrue et devront soit s’approvisionner en achetant leurs devises sur le marché informel, soit réduire leurs activités, soit les deux à la fois.

Face à ces dérèglements, une véritable politique d’ajustement des règles économiques eût été nécessaire pour résister à la récession et surtout négocier avec les créanciers un aménagement des conditions de remboursement de la dette. S’endetter dans de mauvaises conditions n’est jamais une obligation. Des propositions concrètes de transition douce seront faites aux autorités internes et aux institutions financières à l’étranger ; elles seront écartées par les premières et bien reçues par les secondes. Le pouvoir ne se résoudra pas néanmoins à les faire siennes, pour les raisons indiquées plus haut, mais aussi par crainte d’une modification du statu quo politique dont feraient les frais les clientèles qui profitent du commerce extérieur et de la gestion monopoliste des grandes entreprises. Le gouvernement s’emploiera donc à rassurer le pouvoir – qui ne demande qu’à l’être – sur le caractère conjoncturel des difficultés et adoptera à l’égard des marchés financiers une attitude suicidaire pour l’avenir.

Il réagit à la compression des crédits financiers et commerciaux par l’encouragement du financement à court terme, pour les approvisionnements courants. Ces catégories de financement coûteuses atteindront plus de 15 milliards de dollars entre 1986 et 1989, détériorant

encore plus gravement le service et la maturité de la dette à partir de 1988.

Dans la même perspective, les ménages et les entreprises privées sont encouragés par des réglementations fantaisistes à recourir abondamment au marché informel des devises, sans qu’officiellement, à l’égard du fisc notamment, ces activités soient reconnues ; les pertes pour le Trésor public s’additionnent, et sur le marché parallèle le taux de change par rapport au marché officiel passe de 2 à 5 en trois ans.

Le marché secondaire enfle également dans une autre direction : les transactions irrégulières sur les produits subventionnés du secteur public, dont la distribution est de plus en plus désorganisée, se développent. Ces biens sont revendus au marché noir. Au total, le chiffre d’affaires du marché informel, en 1989, équivaut à l’excédent de circulation fiduciaire la même année. Pour se reproduire et se développer, ce marché se nourrit nécessairement d’inflation monétaire, de fuite devant l’impôt et de ponctions sur les revenus et l’épargne des détenteurs de revenus fixes (salariés, assistés, entrepreneurs individuels soumis à l’enregistrement et à la concurrence).

Jusqu’en 1984, tant que la rente pétrolière permettait d’alimenter la demande de biens et services par un recours important à l’importation, la subvention par le taux de change et l’accès quasi automatique au crédit à taux d’intérêt négatifs, le marché parallèle, plus coûteux pour le consommateur et le producteur, n’avait qu’une utilité marginale. Il autorisait l’accès aux produits et services de nécessité « secondaire » (culture, voyages, équipements haut de gamme, habillement), non contrôlés par le système étatique de production et d’échanges, et s’adressait aux catégories sociales à revenus élevés.

A partir du moment où la rente pétrolière ne pouvait plus maintenir cet équilibre, les autorités économiques se devaient d’envisager une politique économique destinée à obtenir un nouvel équilibre entre l’offre et la demande par la suppression graduelle des barrières à l’équilibre réel des prix relatifs et à l’intégration des deux marchés.

C’est le contraire qui se réalise sous la pression des intérêts des catégories sociales privilégiées. L’administration économique, qui gère, par les quotas, les titres, les visas et les dérogations, le marché commercial, financier et monétaire administratif centralisé, voit dans une évolution rationnelle de la politique économique un trop grand risque de perte de pouvoir, de ressources budgétaires et d’emploi, de perte aussi des avantages

indirects énormes tels que le bénéfice tiré de biens et services autrement difficilement accessibles et de la possibilité d’abus multiples de biens sociaux et d’enrichissement.

Les entrepreneurs privés avaient, en dépit des procédures iniques et des pratiques humiliantes des dessous-de-table, au moins un double avantage à la perpétuation du système : il permettait de disposer de subventions (de taux de change et de crédit) faciles et abondantes, sous forme de liquidités pouvant facilement être détournées de leur usage avoué vers des placements plus spéculatifs et rémunérateurs, tels que le marché informel lui-même, et d’empêcher le fisc de réclamer régulièrement son dû. Il autorisait, par ailleurs, les ventes non déclarées, indexées sur les prix libres du marché informel.

Les syndicats préféraient, face à l’orage, abuser les salariés en revendiquant le maintien des prix administrés en dessous de ceux du marché et des subventions qui empêchent les suppressions d’emplois.

Changer la nature des revendications risquait de modifier l’encadrement syndical lui-même.

D’où une convergence d’intérêts entre le gouvernement, qui veut se maintenir aux affaires, les dirigeants des entreprises publiques, peu préoccupés d’assumer des restructurations pénibles, les milieux d’affaires, qui accroissent leurs profits à travers la politique d’endettement et d’encouragement du marché informel, et les dirigeants syndicaux. Une convergence qui conduit le pouvoir à arbiter en définitive pour le refus des réformes, quitte à accélérer l’inflation par la monnaie et les prix.

Les autorités financières, dans cette situation, refusent d’adopter une politique de crédit et des mesures économiques et fiscales déflationnistes.

Elles continueront à comprimer les prix à la production du secteur public, alors que les transactions se réalisent de plus en plus sur le marché informel à des prix deux ou trois fois supérieurs. Elles obligeront les banques à financer sans limites les découverts à des taux d’intérêt réels largement négatifs au lieu de recapitaliser et de réorganiser les entreprises publiques malades. Elles maintiendront pour l’essentiel la subvention au taux de change officiel de la monnaie. A la veille de la mise en place des réformes économiques partielles, fin 1989, le déficit du Trésor auprès de l’institut d’émission atteindra 200 milliards de dollars, et celui du secteur public productif, financé par le recours au découvert, 160 milliards de dollars, le tout représentant alors deux années entières de production.

Cette politique conduit rapidement à la perte effective du contrôle des mécanismes financiers et monétaires, de plus en plus confisqués par les marchés secondaires, et au gonflement du marché informel par rapport au marché officiel, par accélération du transfert de ressources de la production vers le commerce spéculatif. Les secteurs productifs ne conservent plus une part du surplus qu’ils dégagent ; au contraire, soumis au financement à crédit, aux prix contrôlés et aux monopoles commerciaux, ils ne peuvent qu’enregistrer la croissance continue de l’endettement en dinars et en devises et la compression de leurs charges productives.

La monnaie en excédent sera contrôlée par la spéculation, ce qui renforce la mainmise sur la régulation économique par des affairistes en tout genre qui ont ouvertement accès à tous les rouages de l’administration économique et bancaire. Les catégories à revenus fixes voient leur pouvoir d’achat se réduire encore, sans que le secteur public, en difficulté, n’embauche les nouveaux arrivants sur le marché du travail. La société va progressivement être coupée en deux catégories, qui s’observent : l’une profite partiellement ou totalement du marché informel, avec accès au logement, à la consommation et aux services – de plus en plus coûteux -, et l’autre réduit son train de vie, supporte le chômage et les privations.

La ligne de démarcation traversera les catégories sociales auparavant homogènes, déclassant surtout ceux qui ont investi dans la qualification, le système éducatif et la fonction publique ; les valeurs sont inversées, partout reculent les références traditionnelles à l’éthique et à la moralité.

L’éclatement monétaire (50 % de la masse monétaire échappe aux circuits bancaires) aboutit à un développement continu de l’endettement de l’État et à l’appauvrissement de ses structures, notamment sociales.

L’inflation et la crise de l’emploi et de l’investissement résultent de cette politique d’expansion monétaire et d’alimentation du double marché. La population n’est pas dupe du discours officiel, qui impute les difficultés aux marchés extérieurs de l’énergie et des capitaux.