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La question du travail non déclaré (pour utiliser une formule plus appropriée) mérite des développements particuliers, pas seulement à cause du poids de plus en plus lourd des activités concernées, mais parce qu’elle joue un rôle déterminant dans les nouvelles structurations sociales.

Dans les années quatre-vingt, le marché informel prend un essor particulier, nouveau, en relation avec la politique économique gouvernementale et non, comme cela se produit souvent ailleurs, pour des raisons fiscales (fuite devant l’impôt) ou de crédit (absence de système bancaire). A la base, il y a deux pratiques que les autorités ont consciemment assumées.

La pénurie de biens et services consécutive à la réduction des importations et à l’inefficacité de l’organisation du secteur public de production a entraîné la mise en place de mécanismes administratifs de commercialisation (quotas, bons d’achat, etc.) plutôt que des mécanismes de marché. Dans une économie de pénurie, le réflexe a consisté à se porter d’abord au secours du secteur public de production pour assurer son image.

L’économie privée, qui emploie alors plus de salariés que l’économie

publique, se trouve ainsi quasi exclue du fonctionnement de l’économie officielle.

Dans le même mouvement, le syndicat officiel, L’UGTA, unique organisation sociale reconnue, impose, pour se maintenir dans les entreprises et les services publics, l’accès privilégié des salariés du secteur public aux biens de consommation limités et développe dans cette direction tout un réseau de coopératives de consommation subventionnées. Se crée ainsi un second marché des biens et services à la consommation (équipement domestique, véhicules, produits d’épicerie...) qui exclut les salariés du secteur privé, les chômeurs, mais aussi, parce que le contrôle budgétaire ne permet pas de financer des activités commerciales et sociales déguisées, la majorité des fonctionnaires.

Seconde pratique assumée par les autorités : la réaction à la rareté des devises se fait par l’acceptation, non réglementée, de l’échange informel de monnaie (déclarations d’importation sans paiements). La logique, ici aussi, relève du refus public d’admettre tant l’incapacité d’équilibrer les échanges que la remise en cause du sacro-saint contrôle centralisé de l’État sur le commerce extérieur. Comme on ne peut empêcher les entreprises privées et les particuliers d’accéder au marché informel et de continuer à survivre, on les autorise officieusement à accéder à un marché extérieur qu’on ignore officiellement. La société s’organise dans la dissimulation.

Les entrepreneurs privés ne peuvent, pour leur part, accepter sans réagir l’exclusion de l’approvisionnement en matières premières et en biens d’équipement. La solution va résider dans la corruption obligée des services publics chargés de la gestion commerciale. Se développent alors, d’abord sur les grands produits stratégiques puis partout où cela peut rapporter, des réseaux d’intermédiation pour accéder aux quotas (entreprises-écrans de revente, grossistes non déclarés, ventes détournées...), mais toujours de façon que la source demeure opaque à d’éventuels contrôles. Ce système ne peut fonctionner, la population le sait, qu’avec la complicité des centres politiques et du contrôle policier.

Le coût de cette intermédiation est répercuté sur les prix, qui doublent ou triplent sans facturation. Les rendements sont suffisamment élevés pour que ces activités puissent se financer.

La population et ceux, dans les entreprises publiques, qui n’ont pas accès à ces réseaux privilégiés ne demeurent pas longtemps en marge du système.

Les petits entrepreneurs ont également besoin de travailler. Des réseaux de

solidarité, pour réunir l’argent et les soutiens occultes dans les appareils d’État, s’organisent et développent une seconde catégorie d’intermédiation pour les transactions informelles qui mobilisent, cette fois indistinctement, entrepreneurs, petits fonctionnaires et chômeurs.

Au bout de quelques années, du niveau le plus bas d’activité, celui du chômeur transporteur de valises, aux niveaux les plus élevés, on sait parfaitement comment, derrière la légalité formelle de l’économie d’État, fonctionne l’économie réelle, dans l’illégalité. Le nouveau marché s’élargit au point qu’il devient difficile aux services publics de s’approvisionner régulièrement auprès des entreprises et monopoles d’État. Quand éclateront les émeutes d’octobre 1988, les clivages politiques sont déjà clairs.

Le mouvement social, politique et culturel organisé autour des mosquées, devenu important, est animé par une structure de coordination, la Da ’wa ; son appareil militant est encadré par des universitaires, des salariés du secteur public et de l’administration. Le mouvement possède ses permanences, les mosquées. Il attire les chômeurs, en majorité jeunes, qui y trouvent une reconnaissance sociale, ainsi que les étudiants et les lycéens des deux sexes. Ils seront principalement employés aux tâches d’assistance sociale, de lutte contre la délinquance et de soutien aux plus pauvres, et trouveront, en contrepartie, le cas échéant, des introductions utiles pour l’emploi, l’accès aux activités économiques informelles ou l’obtention de papiers administratifs. Le mouvement fonctionne avec la logistique des salariés et des entrepreneurs individuels qui l’ont rejoint, principalement ceux qui ne trouvent plus ailleurs, en particulier dans les organisations officielles ou reconnues, de canaux d’expression et d’action. Il est enfin financé, marginalement, par les contributions caritatives, ensuite par les subventions publiques, à travers les salaires payés aux imams, et surtout par les dons des privilégiés du système, dans les appareils d’État et dans le secteur privé, qui veulent à bon compte acheter la paix sociale.

Le mouvement islamiste s’implante avec succès, d’abord dans les banlieues des grandes villes et, plus généralement, partout où l’urbanisation désordonnée se superpose à la concentration des activités salariales de niveaux bas et moyen. Il gagne ensuite les cités à fort taux de chômage où se concentrent les activités informelles et prend racine, principalement chez les jeunes, dans les zones montagneuses enclavées.

Issu des catégories sociales moyennes déclassées, l’encadrement est peu favorable à l’activisme, mais la base, de plus en plus agressée par la

détérioration du pouvoir d’achat, la dégradation de l’enseignement et du système de santé, l’incurie et le mépris des appareils d’État, est plus radicale. Le discours des imams attire irrésistiblement les jeunes. Les catégories aisées tentent d’orienter le mouvement vers une composition avec le pouvoir en proposant une libéralisation progressive, mais sans succès. Pourtant, si la base réclame des changements sociaux profonds, elle n’a pas encore une claire conscience de son poids ni de ses capacités politiques. Au sommet, l’élite nombreuse, recrutée dans les classes moyennes et la petite bourgeoisie, issue des activités privées ou des corps d’État, recherche des compromis pour être associée au contrôle politique.

Elle répugne encore, avant 1988, à envisager des solutions de rupture, en dépit de la répression, et arrive à contrôler ses propres ouailles.

L’autre mouvement, de tendance profane, revendique davantage le changement politique et institutionnel que des transformations sociales et économiques. Il souffre, globalement, d’une confiance exagérée dans l’économie d’État et arrive mal à saisir à quel point l’exclusion est profondément ressentie par les plus démunis, à quel point sa crédibilité dépend de sa capacité à proposer des solutions de rupture et d’espoir face aux difficultés sociales et économiques vécues au quotidien plutôt que de se cantonner dans l’activité associative. Ces faiblesses l’englueront souvent dans le débat avec les appareils d’État, au moment où le terrain politique est la préoccupation fondamentale des mosquées. Dans une situation marquée par la montée des périls et la perte de crédibilité de l’État, la population favorable au changement attend des élites qu’elles expriment ses préoccupations effectives et l’organisent, au lieu de chercher à parler en son nom dans les sphères publiques contrôlées par le pouvoir.

Les relations entre les différentes composantes – Mouvement culturel berbère, associations culturelles et sociales, mouvances de gauche, organisations de jeunes et d’étudiants – demeureront faibles, jusqu’aux événements d’octobre. En même temps, leur ancrage dans la société restera limité. Les grèves et les manifestations d’octobre 1988, déclenchées en grande partie à leur initiative, ne leur bénéficieront que marginalement, faute de structures d’appui et de mots d’ordre clairs.

Leur action sera récupérée et dénaturée plus tard, principalement au travers des médias, par des organisations politiques souvent limitées à quelques individus, notamment d’anciennes figures, contraintes au silence depuis trente ans, subitement réapparues. La division du mouvement

associatif en différentes formations politiques qui l’instrumentalisent est consommée en quelques mois. Le discours social et économique est remplacé par une vulgate électoraliste, affichant les mérites des nouveaux leaders et leurs différences plutôt que des projets de société. L’orientation générale consistera à concentrer la critique sur l’appareil du FLN et à ouvrir le débat contradictoire avec lui, bien plus qu’à formuler clairement une alternative politique et économique au système en place, l’objectif étant l’accès à l’exercice du pouvoir tel qu’il est. Cette démarche entraînera la plupart des nouvelles formations à être instrumentalisées, et par le pouvoir en place et par les anciens leaders du FLN, bientôt revenus sur la scène politique. Les partages d’influence et l’élaboration d’une mécanique complexe de contrôle politique de futures élections couperont de la société tous les acteurs du marchandage. Le mouvement vers les catastrophes annoncées est devenu irrésistible.