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Il était préférable pour les élites autorisées de prendre des responsabilités dans le système et de théoriser sans agir. L’analyse officielle n’était préoccupée que par les questions secondaires et les schémas. Dans la pratique, les divergences, devenues célèbres depuis, entre les équipes du Plan et celles de l’Industrie4 à propos du « modèle de développement » et des « éléphants blancs » ne portaient ni sur les choix théoriques ni sur les modalités du développement industriel. Ce qui préoccupait surtout nos adversaires, c’était de convaincre le pouvoir que nous voulions « moins d’État », et que nous avions des alliés à l’extérieur du système.

Du côté du Plan, l’approche était d’abord politique. Nous refusions le développement imposé. En la matière, nous n’avions même pas d’interlocuteur possible à l’Industrie : les ministères et les directeurs d’entreprise devaient mettre en œuvre des projets, dans les délais les plus réduits, pour satisfaire les exigences politiciennes d’un pouvoir en mal de réalisations et de modernité technique. Dans le contrat qui les liait aux détenteurs réels du pouvoir, leur rôle consistait à exécuter. Évidemment, de par leur culture ou leur formation, d’aucuns y trouvaient leur compte, d’autres, nombreux, partageaient innocemment la même conception de la modernité et de la puissance économique, d’autres, enfin, plus innocemment encore, s’investissaient dans ces opérations, qui pour former, qui pour développer des capacités de gestion, qui encore, comme on l’a vu, pour préparer l’émergence de la classe ouvrière. Il n’en demeure pas moins qu’ils refuseront malheureusement longtemps, de concert avec de nombreux économistes et sociologues, algériens ou étrangers, de rattacher la démarche d’industrialisation de l’Algérie au fonctionnement du système, aux mécanismes de contrôle des décisions, aux intentions véritables des décideurs eux-mêmes, et surtout aux résultats produits dans l’ensemble de la société.

Pour les administrations de l’Industrie ou des autres ministères, les réserves du Plan devaient être uniquement d’ordre économique (bénéfices tirés par le marché interne de la réalisation et de la production, spirale d’endettement interne et externe, déséquilibres structurels...). A aucun moment elles n’acceptèrent de débats d’idées sur les politiques économiques. Les réponses à nos préoccupations, officiellement exprimées dans nos rapports, ne nous étaient jamais données. Elles auraient d’ailleurs, de proche en proche, abouti à remettre en cause le système lui-même. Il était donc préférable de biaiser et de nourrir des faux procès. Il faudra

attendre vingt ans, lorsque Sid-Ahmed Ghozali et Belaïd Abdeslam reviendront aux affaires en 1992 – sans la rente pétrolière -, pour que la nature du projet développementaliste soit dévoilée dans la pratique, mettant fin aux mythes.

Le débat réel avait plutôt lieu, pour la forme mais de façon permanente, et pour le fond, dans les moments difficiles, avec le chef de l’État lui-même.

Les ministres et les chefs d’entreprise, exécutants, n’y étaient pas conviés.

Je suis convaincu que Boumediene a longtemps pensé que le progrès et la modernité pouvaient tout simplement s’acheter chez ceux qui les possèdent et qu’il n’avait pas besoin pour cela d’entrepreneurs sur le marché intérieur ni d’une régulation économique. La lutte politique qu’il a menée dedans et dehors pour fixer en Algérie le maximum de rente pétrolière et tenter de changer les règles du partage de ressources sur le marché international avait pour objet principal de se donner les moyens de cette transaction.

L’austérité dans l’affectation des ressources à la consommation et aux activités traditionnelles de construction et de transformation industrielle s’explique également par cette volonté de moderniser d’abord là où le progrès semble à première vue le mieux se diffuser, dans l’accumulation d’équipements. D’où la trop grande propension du président à écouter les experts en développement et les ingénieurs, et à ne pas se défier des voyageurs de commerce et autres charlatans.

N’ayant pas lui-même la connaissance, il avait une confiance exagérée en ceux qui prétendaient connaître et savaient obéir. Fasciné par une culture qu’il n’avait pas eu la chance de posséder, il était persuadé que l’élite algérienne formée à l’école occidentale avait la capacité d’arracher aux firmes étrangères plus que celles-ci n’étaient prêtes à donner. Dans les faits, elles ne donneront rien à cette élite, mais, pis encore, elles seront habituées par elle à ne pas le faire. C’est la technocratie algérienne qui a choisi de nationaliser et de donner aux prêts la garantie totale d’État, et non les firmes qui l’ont imposé, comme c’est elle qui a délibérément opté pour le monopole d’État sur le commerce extérieur, supprimé tout droit des sociétés et décidé administrativement du fonctionnement des marchés...

Au moment où le modèle se diffuse, l’abondance apparente de ressources aidant, de l’industrie à l’agriculture, à la construction, puis même à la formation, le chef de l’État se rend bien compte que les problèmes de développement ne sont pas faciles à gérer et que les facteurs humains opposent bien des résistances aux schémas imposés. Les enseignants sont

certes heureux de disposer de bâtiments modernes et d’équipements sophistiqués, mais ils se révèlent pour le moins rétifs à former très vite et surtout à acheter les programmes d’enseignement « clés en main ». On les accusera longtemps d’être incapables de faire leur révolution... Les paysans se montreront encore plus retors, « parcimonieux », d’« esprit étroit » et très peu coopératifs alors que les services publics agricoles et industriels s’échinent à développer pour les servir offices publics, instituts, centrales d’achat et de vente gérés directement par les fonctionnaires, et même, à un moment, une centrale de comptabilité informatique. Sans grand succès. Les paysans persisteront à refuser avec entêtement de voir grand et de faire confiance, réclamant toujours, comme de petits capitalistes, le contrôle de la production, des réseaux d’achat et de vente, des prix et même du crédit. Ils iront jusqu’à demander l’accès à la propriété d’État, suprême sacrilège, à très mal travailler et à vendre à la sauvette, lorsqu’ils le peuvent, leurs produits sur un marché de constante pénurie, suprême malversation.

Pourtant, en la matière, les avertissements et les cris d’alarme ne manqueront pas. Les spécialistes du développement rural, bien plus nombreux et bien meilleurs que les spécialistes de l’industrie, algériens ou étrangers, ne seront pas écoutés. Les analystes savants, au contraire, ne se préoccuperont jamais ni des motivations des paysans ni de la cohérence de leur comportement. Ils demeureront longtemps accrochés aux vertus du développement agricole « par le haut » et à sa diffusion par les services administratifs, rêvant de mettre les paysans en laboratoire. Ils découvriront très vite une raison unique à leur échec et ne s’en départiront jamais : puisque le Plan consacre dix fois moins de ressources en valeur à l’investissement agricole qu’à l’investissement industriel, c’est que, dans le principe, les planificateurs ne sont pas sensibles aux problèmes de l’agriculture. Ce faisant, l’explication du retard de production et de productivité est toute trouvée. La société, qui résiste et refuse de se mobiliser, est pour eux une notion trop abstraite pour être prise en compte...

Les réalités sont bien différentes. Tout d’abord, prosaïquement, les installations et les équipements agricoles coûtent moins cher que les installations et les équipements industriels et présentent de plus le défaut d’exiger de nombreuses conditions pour être acquis et utilisés. On ne peut les acheter ni en de trop grandes quantités à la fois, ni très vite. En deuxième lieu, puisqu’il faut comparer ce qui ne peut l’être, retranchons tout de même l’investissement fatal dans les hydrocarbures, car il faut bien

vivre et exporter, et les proportions deviennent plus raisonnables. En creusant la question, on finirait par découvrir que les gaspillages de moyens ont été équivalents dans l’agriculture à ceux qu’a connus l’industrie et qu’on a trop dépensé dans les deux secteurs pour pas grand-chose. Les agriculteurs n’étaient d’ailleurs guère demandeurs de ce qui n’aboutissait que faiblement, en fin de parcours, dans le capital des exploitations. Ils voulaient dépenser eux-mêmes, et c’est là que se situe le vrai problème.

Enfin et surtout, le Plan n’a jamais refusé de ressources, aussi bien à l’agriculture qu’à l’hydraulique, en dépit des solides traditions de concussion et de traite que connaît l’agriculture en Algérie.

Quoi qu’il en soit, une gestion de type administratif de l’agriculture a produit, comme partout ailleurs, l’échec de la croissance des productions et des revenus ; en quinze ans, alors que la consommation alimentaire a été multipliée par cinq, la production a à peine doublé en valeur, malgré des prix de faveur, et les coûts se sont envolés. La faiblesse des rendements, conjuguée à une sous-administration chronique et à l’incohérence des normes de contrôle, aboutira à plonger l’agriculture publique dans un endettement chronique, accroissant sans cesse les coûts de production. Les surplus réels sont confisqués en amont et en aval pour faire fonctionner les bureaucraties pléthoriques, et les agriculteurs, transformés en salariés ou appauvris, n’arriveront jamais à influencer les décisions centrales de distribution des rentes en leur faveur.

L’exigence, maintes fois soulignée, d’implication de la responsabilité des agriculteurs dans l’activité agricole ne convaincra ni le pouvoir ni, c’est souvent vrai aujourd’hui encore, de nombreux courants dans la technocratie. Il semble tout à fait vraisemblable, à la longue, que ce qui distingue les bureaucraties des autres formes d’organisation, c’est leur entêtement à vouloir se passer des êtres humains dans la gestion des sociétés.

Dans ce domaine en particulier, plus que dans l’industrie, influencer l’attitude du chef de l’État était pratiquement impossible. Il a en la matière une défiance telle à l’égard des paysans qu’il voudra dans les années soixante-dix les urbaniser au travers du projet des « mille villages », autre idée déformée du plan de Constantine. Quelques années plus tard, il songera à envoyer son ministre de l’Industrie à la tête du département de l’Agriculture ; pour le modernisme et le consumérisme, il a en tête un grand

projet de fermes d’État, mais l’idée ne pourra aboutir parce que, en 1977 déjà, Boumediene ne pouvait plus faire ce qu’il voulait.

La prétendue allocation prioritaire des ressources au développement industriel aura été plutôt, dans tous les secteurs, l’affectation excessive de l’épargne et de l’argent emprunté aux symboles extérieurs de la société industrielle, dans les bâtiments et les machines, mais bien moins dans l’offre de produits, l’investissement social ou la formation.