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La cohabitation, d’une part, d’un pouvoir économique entièrement préoccupé de réalisations techniques, gérant le capital public et la

distribution de la rente sans se soucier ni de la reproduction ni des comportements sociaux et, d’autre part, d’équipes de planification tentant de renforcer les capacités productives des secteurs encore marginalisés connaîtra sa première crise publique en 1974.

A l’intérieur, les nationalisations sont achevées, permettant le contrôle total de la rente pétrolière, en même temps que le système de gestion centralisé est déjà étendu aux activités commerciales extérieures stratégiques et à une grande partie des industries de transformation et de la construction, auparavant épargnées.

Des managers formés à l’école du « clés en main » sont parachutés à la direction des entreprises industrielles de transformation dans tous les secteurs. Le regroupement en sociétés nationales cumulant des activités de production, de commerce extérieur et de commerce de gros s’opère rapidement, par décret, sans évaluation et sans apports significatifs de capitaux. La plus ou moins grande proximité des nouveaux dirigeants avec les cabinets ministériels déterminera la répartition des unités de production entre sociétés nationales, sans trop se soucier des complémentarités industrielles, professionnelles ou commerciales. Les personnels se laisseront faire sans grande résistance, attirés par des améliorations automatiques de rémunérations liées au changement de statut : la façade moderne justifie le salaire, la sollicitude du pouvoir et les possibilités de promotion et de recrutement ouvertes par l’extension des attributions.

Des entreprises commerciales se créent au niveau national en toute hâte, toujours par décrets d’attribution d’une exclusivité, sinon de monopoles, absorbant selon les mêmes méthodes commerces de gros, services portuaires et de transport, zones de stockage et petites unités de transformation. Toutes les administrations centrales participent à l’opération ; de l’hydraulique à l’hôtellerie en passant par tous les secteurs économiques, tout le monde a compris que, pour survivre et prospérer, il fallait cesser de résister.

Mais, dès 1974, se dessine la perspective de difficultés financières, du fait de l’inflation des coûts du crédit sur les marchés financiers mondiaux, de l’augmentation des prix des matières premières et des équipements importés et de l’accroissement des contraintes monétaires internes. Les équipes du Plan en profitent pour poser les problèmes de choix et de répartition à l’occasion du second plan quadriennal en 1973. Elles mettent à rude épreuve les projets et arrivent parfois à porter le débat sur la place

publique, et souvent dans les appareils d’État. Les banquiers et représentants de firmes étrangères courent alors au secours de leurs clients, et la presse étrangère prend le relais pour soutenir le développement accéléré. Le chef de l’État est obligé pour la première fois d’arbitrer au fond entre différentes clientèles, à l’intérieur même de l’appareil. Il organise pendant quelque temps des réunions où sont présents les ministres influents.

Les secteurs concernés et les cadres du Plan sont appelés à discuter de leurs divergences et à faire valoir leurs arguments.

Le règlement des comptes, souvent courtois, tourne régulièrement à l’avantage du Plan ; les technocraties ne se sont pas suffisamment entraînées à maîtriser les données et les analyses globales, les coûts et l’organisation de leur mise en œuvre. Le plat de résistance concerne évidemment l’industrialisation. La fine fleur de la technocratie d’État organise alors un spectacle très au point : le ministre Belaïd Abdeslam aligne pendant une semaine, tour à tour, tous les présidents de société responsables de son administration. Ne manquent ni les rapports volumineux des bureaux d’études étrangers, ni les promesses de lendemains qui chantent, ni le marketing des présentations. C’est le grand déballage du clinquant. A l’heure du casse-croûte, on déroule opportunément les souvenirs de la guerre de libération partagés aux frontières et les échanges d’opinion sur les stratégies des grandes firmes et des milieux d’affaires.

Nous assistons, amusés mais souvent tristes, au déploiement d’une logomachie tiers-mondiste creuse. Le populisme le plus niais est abondamment camouflé par un discours avant-gardiste.

Tant que dure le spectacle, nous nous taisons, ne tentant de le perturber que par les classiques questions sur les délais, les cohérences financières et les capacités d’absorption. Nous voulons un débat politique, et non une représentation, et savons attendre le moment où le chef de l’État doit trancher. Nous voyons bien sa gêne ; il connaît l’argumentaire du Plan, et sa technocratie ne l’a pas beaucoup aidé à l’évacuer. Le moment venu, nous présentons la note de l’industrialisation à marche forcée et sa contrepartie : nécessité de réduire les investissements éducatifs et sociaux, de comprimer le pouvoir d’achat des salariés, de s’endetter démesurément et de prendre la responsabilité d’une longue période d’inflation. Nous limitons le délire.

Dans le meilleur des cas, dans dix ans, le gaspillage bureaucratique n’aura pas plus construit d’industrie que l’Égypte de 1965, bien qu’ayant dès le départ sacrifié à l’industrialisation socialisme réel et éducation.

Le président tente de nous convaincre que nous craignons trop l’endettement et les contraintes de l’inflation, que minimisent les milieux d’affaires et les banquiers internationaux. Un nouvel ordre est en marche qui permettra un jour à l’Algérie de refuser de rembourser. L’inflation n’est pas un grand problème ; d’ailleurs, l’Union soviétique que nous sommes soupçonnés de bien aimer – autre cliché – y a recouru avant la guerre. Un ministre me glissera un mot pour m’informer que pendant le repas on avait dit au président que j’étais communiste... Contrevenant aux règles établies, nous engageons le dialogue sur la nature du socialisme en Algérie. Nous expliquons que, dans les années trente, l’URSS était un continent quasi inexploré. Les réserves de ressources étaient immenses, et les autorités pouvaient prendre le risque d’anticiper. Les liens avec l’économie internationale étaient très faibles. Ce n’était pas notre cas, et il n’y avait aucune probabilité que l’on découvre un nouveau gisement du type de celui de Hassi Messaoud. Par ailleurs, les effets de l’absence de politique monétaire étaient contraints là-bas par une gestion spartiate de la consommation et des revenus, ce qui n’était pas non plus notre cas. Enfin, seule la discipline stalinienne permettait au système soviétique de tenir.

Je m’entends vaguement répondre que le pouvoir peut en Algérie assumer tout, y compris le stalinisme. Par courtoisie, l’arbitrage est néanmoins reporté. De fait, nous ne verrons plus le président, comme nous ne serons plus conviés à débattre de la politique économique et sociale.

Quelques mois plus tard, les prix du pétrole ont raison de nous ; la « bataille de l’OPEP ». et non la gestion du dollar, serait à l’origine du phénomène.

Le nouvel Hassi Messaoud est en vue, du moins au niveau des prix externes. Les planificateurs ramassent leurs outils, car personne n’est plus disposé à entendre parler de nécessité et de contraintes économiques, chacun soutient l’aventurisme et l’endettement. La dépense est immédiate ; la gestion, différée.

Le mouvement de centralisation de l’économie et de concentration des activités sous la houlette des sociétés nationales devient dès lors irrésistible.

L’influence du Plan est progressivement réduite à néant. Un nouveau langage, plus fidèle à la culture politique des catégories sociales liées au pouvoir, prend sa forme définitive avec ce qu’on appellera en 1975 la Charte nationale.

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