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En l’espace de deux années, le champ économique n’est plus verrouillé ni par le contrôle idéologique de l’expression, ni par les réseaux de clientèles, ni par la technostructure.

Dans le même temps, le gouvernement échoue dans son projet de

« gestion de la crise » des paiements en devises. A l’égard de l’extérieur, il assiste, impuissant, à la dégradation continue des termes des changes et donc au retrait des financements privés. A l’intérieur, il gèle lui-même sa capacité d’action en accumulant les erreurs : il minimise publiquement, et même auprès du président, la gravité et la permanence des contraintes et se

refuse à les reconnaître, de crainte d’être désavoué. De peur d’être en porte à faux avec les partenaires économiques et sociaux, il ne prend aucune mesure et se complaît dans le discours démagogique ; il retarde l’assainissement des finances publiques, cherche des boucs émissaires et l’appui de diverses clientèles, principalement dans l’armée et l’appareil du parti, afin d’apparaître comme le défenseur ultime des « valeurs » du régime.

Les cercles du pouvoir – militaires et clientèles intermédiaires – ne s’en laissent pas conter. Ils ont l’idée fixe de changer de cap et, par conséquent, de gouvernement. Le moment est venu de charger le Premier ministre de toutes les fautes. Les rumeurs relatives à son incompétence, à son autoritarisme et à ses ambitions enflent ; les journalistes en vue sont autorisés à dénoncer ses erreurs, à appeler à d’autres modes de gouvernement. Les ministres qui comptent sont engagés dans la course à la succession. L’objectif central consiste, pour faire face aux difficultés économiques, à rendre crédible un programme de privatisation des actifs publics partout où cela est rentable, sans règles du jeu et en dépouillant l’État de ses attributions.

La vision est toutefois floue, et la démarche mal assurée ; seuls l’infatuation et les appétits sont démesurés. D’une part, les transactions devraient se faire aux plus bas prix pour satisfaire une épargne culturellement spéculative et les velléités de rapines ; l’idéal serait, comme à l’accoutumée, que l’État paie pour vendre. D’autre part, il faut bien alléger les charges sur les finances publiques, déjà mal en point, et trouver les ressources suffisantes pour mener de telles opérations ; or il n’existe que deux sources capables de dégager des financements sûrs : les revenus des actifs pétroliers et la ponction sur le pouvoir d’achat des ménages. Pour arriver à les mobiliser, on a besoin simultanément de renouveler la technostructure désuète – nourrie à l’idéologie du monopole d’État -, de favoriser l’émergence d’un exécutif capable de faire passer la pilule sans se soucier de son coût social, et d’adopter un nouveau discours politique.

Le premier point ne pose pas véritablement problème ; les clientèles sont abondantes, et les fidèles – notamment parmi les hauts fonctionnaires -, ayant matériellement assuré leurs arrières, aspirent généralement à faire fructifier leurs avoirs et à bénéficier des bienfaits de la modernité autorisée par l’ouverture économique. Dans l’armée et l’appareil du parti, quelques

nostalgiques proches de l’âge de la retraite, qui ont perdu de l’influence, peuvent être honorablement déclassés.

Mais il n’est pas facile, dans le système déclinant, de renouveler efficacement. Les forces vives se sont engagées dans l’opposition et la gestion se concentre dans l’arrière-garde de ce FLN dont on veut justement se séparer. Or, ce dernier détient le privilège et le monopole du discours officiel. On ne peut, dans le même temps, le pousser vers la sortie et lui demander de changer de langage. On ne peut pas non plus lui faire confiance. Sa direction est une véritable cour des Miracles qui draine depuis des années, sans distinction, tous ceux que l’on rejette ailleurs.

Il est plus difficile encore de sortir les privilégiés de l’ombre et de leur confier le gouvernement. S’ils partagent les mêmes ambitions et le même projet, ils ne présentent pas toutes les garanties de docilité et de fiabilité. En vingt ans, les mœurs se sont dégradées, les chapelles et les clans se sont multipliés et s’entrecroisent, et les alliances, fragiles, se renouvellent sans cesse. Bien dotés, bien traités, ces nantis vivent depuis trop longtemps en marge des courants qui traversent la société ; ils n’ont même pas pris la peine de bien le cacher. En même temps qu’ils n’ont pas suffisamment pris garde, dans les périodes de relative sérénité, de ne pas trop afficher leurs compromissions et leurs passe-droits. Elevés dans le sérail et commis généralement aux tâches subalternes, ils sont maintenant d’un faible secours pour un pouvoir qui aspire à rompre les amarres.

Les anciens du parti, enfin, ne sont liés que par le souci commun de revenir aux affaires. Maintenir le système de gouvernement et les règles du jeu, ainsi que les droits et privilèges acquis, voilà tout leur programme.

Changer de visage ou de discours équivaudrait pour ces gens au suicide.

L’appareil ne peut être utile au nouveau projet ; on devra s’en débarrasser dès que l’occasion s’en présentera. La campagne contre le FLN peut se développer. Seul ce choix est clair au début de 1988.

C’est à la lumière de ces contraintes que le sérail imagine une stratégie en trois temps. Le langage économiste des réformes sera utile, dans une première phase, pour préparer les esprits à un changement de cap dans la gestion des affaires. Dans le même temps, une ouverture calculée dans le contrôle du champ politique devrait permettre l’émergence de nouvelles élites issues de la société civile de bonne compagnie, moderne et fortunée, et des milieux d’affaires.

Le discours politique pourra ensuite être modifié dans le bon sens, entériné par un congrès du FLN, avant le renouvellement du mandat présidentiel prévu en 1989. Après quoi, le président imposera une équipe gouvernementale conforme au nouveau projet, remerciera les apparatchiks ringards du parti et de l’Assemblée et conduira le changement vers les lendemains qui chantent, pour le pouvoir de l’argent. Dans l’intervalle, il faudra patienter, louvoyer et prendre dans les réformes ce qui pourra bien servir ensuite, sans se préoccuper du reste.

Le sérail se trompe toutefois sur toute la ligne. Suffisant et imbu de sa puissance – la force armée – , il ne s’inquiète jamais de ce qui se passe au niveau de la société. Il y a bien longtemps que la plupart des personnes sérieuses ne veulent avoir affaire ni au parti ni aux appareils. C’est la nature de la magistrature suprême qui leur importe.

Les citoyens ont parfaitement compris que le reste n’est qu’une vitrine.

La préoccupation de tous, c’est le pouvoir réel, que les militaires exercent à titre principal et dont le représentant est Chadli Bendjedid. Que l’on accepte la dictature militaire ou qu’on la refuse, on considère généralement que Chadli n’est pas capable de faire face aux difficultés accumulées. Les classes moyennes, accrochées pour leur survie à l’État, aspirent à l’émergence d’un chef dont l’autorité permette d’imposer le changement.

La majorité de la population voit ses conditions de vie se dégrader. Le besoin de tourner la page devient une exigence, sans que l’on sache vraiment quel destin choisir. On n’attend plus rien des replâtrages, ni même des nouvelles perspectives, tant que les règles du jeu ne sont pas modifiées.

Pour les réformateurs, il ne peut y avoir de salut que dans la sortie irréversible et complète du système, mais leur projet demeure extérieur à la société. Les réformes partielles de l’économie, diffusées dans un langage prudent, n’ont pour objet que d’entamer l’édifice et de susciter le débat sur le changement politique. Toute conquête, si minime soit-elle, sur le plan de la gestion, constitue une faille qui mène à la modification des lois et permet dans la foulée de poser le problème de la Constitution et celui du régime plutôt que celui d’un chef crédible. Le projet prend en compte la contestation sociale qui s’amplifie, tente de lui donner les ancrages auxquels le pouvoir ne prend pas garde et s’appuie sur elle pour avancer.

Les réformateurs expliquent que le pays n’a pas besoin d’un nouveau deus ex machina pour sortir de l’ornière.

La myopie et les manœuvres dilatoires de l’appareil d’État dans le contrôle de l’évolution politique, aussi bien que l’impéritie du gouvernement ou la grogne de l’appareil du parti, sont des éléments déterminants – naturellement pris en compte dans la démarche. Nous espérons bien que les uns et les autres ne manqueront pas de se compliquer la tâche et de se neutraliser.