• Aucun résultat trouvé

C’est pour cela que, au-delà du champ politique (revendication de la liberté d’association et des garanties de contrôle démocratiques), les manifestations d’octobre 1988 auront pour cible principale le changement

dans la gestion de l’économie publique et des services sociaux. La population s’en prendra particulièrement au système de distribution étatique, qui oblige les plus nombreux à supporter pénuries, reventes illicites à des prix prohibitifs, corruption et désépargne.

L’élargissement de la rente à de nouveaux venus, le discours satisfait et le comportement ostentatoire des catégories sociales enrichies provoqueront la cristallisation des attitudes hostiles. Le front de la contestation s’organise et les brèches discrètes dans le contrôle politique de la population deviennent des failles de plus en plus difficilement comblées.

Le fonctionnement de l’école, de l’hôpital, des transports publics et des services administratifs et économiques de l’État – de plus en plus défectueux, coûteux et compromis fatalement du fait de l’exiguïté de l’offre, des passe-droits et de la corruption – est, depuis 1983, le sujet principal de la contestation. Les autorités locales, contrôlées par des élus préfabriqués et des fonctionnaires d’autorité aux privilèges criards, ne peuvent ni faire face ni assumer le mouvement, ni même le répercuter plus haut.

Bien au contraire, elles préféreront généralement s’effacer, tout en désinformant systématiquement les autorités centrales, de peur d’être relevées. La régulation à la base s’estompe progressivement, et le champ laissé vacant est occupé par ceux qui feront preuve d’initiatives sociales, notamment dans les mosquées.

L’école, le lycée et l’université se politisent. Les enseignants, dont le pouvoir d’achat se dégrade et dont les conditions de travail deviennent de plus en plus pénibles, développent la contestation politique du système, tout en se référant de plus en plus au moral et au religieux pour maintenir un minimum de discipline dans des classes surchargées, démunies de moyens et à l’efficacité problématique.

La mosquée devient le lieu où petits fonctionnaires, employés du secteur public et entrepreneurs individuels se rejoignent pour discuter de leurs problèmes, se rendre service dans des réseaux informels de gestion quotidienne de leurs affaires et écouter les étudiants, les enseignants et les cadres confrontés à la difficulté d’emploi et d’ascension sociale, et aux pressions humiliantes de la corruption. Les plus instruits et les plus politiques trouveront la voie du contrôle social, en développant discrètement, entre les prières, les réseaux associatifs d’entraide et de communication.

Pour étendre le nombre des mosquées, de plus en plus réclamées comme lieux de communication sociale, pour alimenter le budget des associations, des ressources seront trouvées. Les autorités locales, exposées en raison de leur inefficacité et de l’enrichissement de leur encadrement, ne pensent qu’à se dédouaner et à se faire valoir. Les subventions seront facilement accordées à toutes les initiatives, et le gouvernement s’engagera dans un vaste programme de construction de mosquées, de prise en charge des salaires, de développement d’universités islamiques et de bigoterie médiatique sans retenue qui ne trompe personne. Chaque fois que l’appareil d’Etat, à grand renfort de publicité, tentera des actions de religiosité dévouée, les réseaux déjà installés les récupéreront sans grande résistance.

En dehors des mosquées naissent de nombreux mouvements culturels et sociaux. Pour des raisons de sécurité, la plupart afficheront des vocations apolitiques et seront animés par des personnalités généralement non connues pour leur appartenance à un mouvement d’opposition. Leur action se développera dans le champ de la promotion de la culture (troupes et écoles de théâtre, développement du patrimoine culturel régional et écriture de l’histoire, défense, en particulier, de la langue berbère...) et de la protection sociale (droits de la femme, de l’enfance, actions caritatives...).

Ils s’organisent, au départ, là où les conditions paraissent les plus favorables, en dehors des mosquées, essentiellement autour de l’Université et des services sociaux publics. Ils puiseront leurs adhérents actifs dans l’enseignement et dans les organisations sociales et culturelles officielles.

Leur tâche sera grandement facilitée, à partir de 1980, lorsque le FLN aura mis en place une organisation excluant dans la pratique les nouvelles générations du champ d’activité des organisations qu’il contrôle, entraînant à la fois l’opposition de nombreux militants auparavant actifs en son sein et la mobilisation d’un potentiel important qui refuse le cadre du parti officiel.

Ces mouvements connaîtront des succès mitigés. Faute de moyens, de liberté d’action et de coordination, les associations locales et nationales de promotion sociale et professionnelle, présentes pourtant dans la majorité des villes, même moyennes, arriveront difficilement à survivre quelques années, lorsqu’elles ne seront pas récupérées par les organisations sociales dépendant des mosquées. Il en est ainsi, en particulier, des associations de commerçants et artisans, qui regroupent plus de trois cent mille adhérents ; de l’Association pour la promotion des droits de la femme, qui a développé des structures dans toutes les grandes villes ; et des associations

universitaires, unissant enseignants et étudiants pour la réforme de l’Université.

De toutes les associations culturelles, seul le Mouvement culturel berbère (MCB) constituera un pôle de rassemblement permanent de nombreuses initiatives locales en Kabylie et à Alger, regroupant, au nom de l’autonomie et de la démocratie culturelles, une véritable école de pensée qui marquera le débat politique en Algérie dans les années quatre-vingt.

Pourquoi une telle évolution ? Ces mouvements sont issus de catégories sociales que, depuis 1965, les appareils d’État tiennent pour suspectes. Il est d’autant plus facile de les réprimer que leurs élites se recrutent principalement dans le secteur public, l’administration économique et les services sociaux.

Leurs initiatives seront régulièrement découragées. Le pouvoir ne sait voir dans les associations qu’une forme déguisée de manipulation du mouvement démocratique, qu’une stratégie de remise en cause du parti unique. Il est conforté dans ce soupçon par la prise en main de ces associations par d’anciens militants de partis de gauche interdits, tels que le PAGS (l’héritier du Parti communiste algérien, PCA) ou le FFS (le Front des forces socialistes, de Hocine Ait Ahmed), ou par des personnalités en délicatesse avec les autorités en raison de leurs opinions.

Issus de milieux intellectuels, de professions libérales ou possédant de hautes qualifications professionnelles, les animateurs d’associations peuvent parfois exercer une influence multiforme sur les appareils d’État aux niveaux élevés de la hiérarchie, qui intéressent bien plus la bureaucratie, en cette période, que les mosquées ou les banlieues. A la menace de répression qui pèse sur des gens connus s’ajoute donc une infiltration dans les associations qui permet de supprimer sélectivement les subventions. Au niveau du gouvernement comme à celui des autorités locales, on ira jusqu’à tenter de dénaturer le mouvement culturel (théâtre, presse, cultures populaires...) en engageant des programmes coûteux de promotion de jeux vidéo, de musique folklorique, de lieux de loisirs clinquants, voire souvent d’incitation à la débauche – opérations par ailleurs fort lucratives. Les messages alternatifs ou complémentaires au discours et à l’action des mosquées seront longtemps perturbés par ces agissements.

Ces mouvements seront aussi fortement contraints de l’intérieur par un discours pacifiste et conciliant aux yeux des catégories sociales de plus en plus indignées par l’anachronisme et l’immoralité du système en place.

Craignant que les initiatives soient étouffées dans l’œuf – souvent aussi par culture et par conviction -, les responsables d’association n’oseront pas radicaliser leurs revendications. Ce faisant, les arguments leur manqueront pour rivaliser avec les mosquées et, face aux blocages de l’administration, ils finiront même par leur passer le relais. Parfois, ils se laisseront tenter par le compromis avec les autorités, perdant toute crédibilité.

Enfin et surtout, à la différence des mouvements autour des mosquées, ils s’impliquent peu dans la prise en charge des problèmes sociaux quotidiens, urgents, que constituent l’approvisionnement, l’accès aux services publics, la sécurité dans les cités et le chômage. En particulier, leur répugnance à soutenir le développement des activités informelles de petit commerce les coupera d’une bonne partie de la jeunesse des rues. Les islamistes auront beau jeu, alors, de les faire passer aux yeux de l’opinion pour des naïfs apolitiques. La restriction de leur champ d’action limitera fortement leur prégnance sociale.