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Chapitre 5. Analyse

5.1. Volonté politique du gouvernement d’établir une dynamique égalitaire et une relation de confiance

Avant de s’intéresser à la structure du processus, il importe de regarder la façon dont il est annoncé par le gouvernement. Ce premier indicateur vient rejoindre le deuxième critère de Beetham, et permet d’évaluer si le gouvernement est parvenu, dans sa manière de présenter son ordre du jour politique, à concilier les conceptions étatique et autochtones relativement au statut de chacun. Comme l’a notamment expliqué Jennifer Wallner, les discours et symboles que les acteurs politiques mobilisent dans la présentation de leur projet de réforme auront un impact sur la réception qu’en feront les citoyens et parties prenantes. En contexte autochtone, pour que ces symboles et discours reçoivent un accueil positif, ils doivent refléter l’importance de la politique et du processus : «this is the need for politicians to ‘buy in’» (Graham et Phillips 1997, 269). Cette volonté politique ne doit pas qu’être symbolique, elle doit également se faire sentir dans les actions concrètes du gouvernement. En d’autres mots, les

gouvernements sont-ils parvenus à donner aux processus une aura politique qui reflète l’importance de l’ordre du jour politique?

Dans le discours

Il ne fait aucun doute que les deux processus diffèrent à plusieurs niveaux. Néanmoins, certaines similitudes sont présentes dans les discours initiaux des deux gouvernements relativement aux enjeux qu’ils cherchent à résoudre. Notamment, les deux soulignent l’importance de faire participer les jeunes autochtones à l’économie canadienne et d’établir un partenariat avec les peuples autochtones. Le gouvernement libéral insiste toutefois davantage sur l’aspect moral du problème et le gouvernement conservateur sur l’aspect économique. Paul Martin affirme entre autres que «les défis auxquels les Autochtones sont confrontés constituent le plus grand défi que le Canada doit relever» (Canada, Table Ronde Canada- Autochtones 2004a, 34) et représentent un «impératif moral» pour l’ensemble des Canadiens (SCIC 2005c, 12). Pour le premier ministre libéral, la résolution des injustices actuelles passe par la reconnaissance des peuples autochtones comme véritables partenaires à la Confédération. L’esprit du processus se reflète dans de nombreuses affirmations telles «for too long, we have only been negotiators sitting across the table from one another. Today, we sit down on the same side of the table as partners. We have taken our rightful places» (SCIC 2005c, 24), ou encore «we will ensure a full seat at the table […] to Aboriginal communities and leaders. No longer will we in Ottawa develop policies first and discuss them with you later. This principle of collaboration will be the cornerstone of our new partnership» (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004c, 33). Par sa façon de présenter le projet de réforme en devenir et le partenariat avec les peuples autochtones, le gouvernement libéral parvient à transmettre l’idée selon laquelle le processus en sera un d’envergure, ce qui est en phase avec la conception de nombreux Autochtones qui aspirent à un changement important dans la relation qui les unit à l’État canadien.

Du côté du gouvernement conservateur, qui se dit «conscient du potentiel que représentent les peuples autochtones pour le marché du travail canadien» (Canada, Ministère des Finances 2012, 170), l’amélioration de l’éducation des Premières Nations et la réussite des élèves semblent orientées en grande partie par une visée économique. Le gouvernement met entre autres l’accent sur le fait que les investissements en éducation permettront aux peuples

autochtones de «jouer un plus grand rôle dans l’économie canadienne et à tirer profit de sa croissance» (Canada, Ministère des Finances 2012, 170-1) et mentionne à différentes reprises l’importance non seulement d’améliorer le cadre de gouvernance du système d’éducation des Premières Nations, mais aussi la reddition de comptes (Canada, AADNC 2010). De plus, pour justifier l’option législative, le gouvernement conservateur présente l’éducation des Premières Nations comme étant un problème d’inefficacité : la loi est nécessaire pour mettre de l’ordre dans le désordre actuel. Cette idée est renforcée par la condition que pose le gouvernement au financement – celle d’en arriver à une loi - : le gouvernement ne mettra pas d’argent dans un système qui ne fonctionne pas. Bref, la façon dont le gouvernement conservateur présente son programme en éducation ne reflète pas l’importance symbolique et réelle que ces changements sont censés incarner pour les Premières Nations106. Il est vrai que l’amélioration de la situation

économique de ces dernières est importante. Cependant, le désir des Premières Nations pour une réforme de l’éducation va bien au-delà de l’envie de participer à l’économie canadienne. La façon dont le gouvernement présente son programme politique en éducation demeure paternaliste et déconnectée des raisons qui fondent les aspirations des Premières Nations.

Bien que beaucoup moins passionné que celui du gouvernement libéral, le discours des conservateurs invitait aussi à une collaboration entre le gouvernement et les Premières Nations (cela tend à changer après la démission d’Atleo). Toutefois, la portée et la signification de ce partenariat sont floues. Entre autres, il est mentionné à différentes reprises dans les documents fédéraux que toute personne intéressée est invitée à participer au processus de consultation - ce qui inclut potentiellement des Allochtones sans expertise en éducation (Canada, AADNC 2011b; 2013e) - ou que le «gouvernement collaborera avec les partenaires intéressés» (Canada, Ministère des Finances 2012, 171). De plus, le gouvernement qualifie le processus de participation de «consultations approfondies» et de «longue période de consultations et de discussions sans précédent», et la rencontre du 7 février 2014 d’«entente historique» et de «jalon historique» (Canada, Gouvernement du Canada 2014). Cette façon de décrire le processus ne correspond pas du tout à la vision qu’en a une majorité des Premières Nations,

106 Ce qui est également vrai pour son contenu. Certains analystes vont jusqu’à écrire que «the Bill enshrines no

deeply-held political or social ideas […], there is no heart, soul, or vision to the proposed legislation and no real call to arms to change the status quo. Legislation framed in such a pedestrian manner will forever find it difficult to enlist defenders or supporters» (Anderson et Fleming 2014, 3).

ces dernières ayant pour la plupart une autre conception de ce que signifieraient des discussions sans précédent.

Dans les actions (symboliques et réelles)

Dans les deux processus, le premier ministre, le ou les ministres, les négociateurs et les fonctionnaires ont tous joué des rôles à différentes étapes. Or, la présence du premier ministre et des ministres libéraux se fait beaucoup plus sentir que celle du premier ministre et du ministre conservateurs. Dans le premier cas, plusieurs représentants autochtones se disent grandement reconnaissants de la présence continue du premier ministre et d’autres représentants fédéraux de haut niveau. L’implication personnelle de Paul Martin et sa détermination à améliorer drastiquement les relations entre l’État et les peuples avant et durant le processus ne fait aucun doute et est soulignée à plusieurs reprises par les participants. Son leadership se reflète tout d’abord dans la mise en place de l’ambitieux processus qui mènera à la rencontre à Kelowna. Comme nous l’avons vu aux premier et deuxième chapitres, l’absence de règles rigides qui orientent l’élaboration des politiques publiques laisse une liberté d’action aux gouvernements. Toutefois, le choix de se prévaloir ou non de cette possibilité et d’instaurer un processus qui aspire à changer les relations entre l’État et les peuples autochtones demeure entre les mains du gouvernement. La création du Comité du Cabinet chargé des affaires autochtones et l’intégration d’un Secrétariat des affaires autochtones au sein du Bureau du Conseil privé témoignent également d’une grande volonté de changement de la part du fédéral. Non seulement ces modifications dans la haute structure étatique aideront à l’efficacité du processus, mais elles envoient également le message selon lequel le processus qui s’en vient est de la plus haute importance et nécessite de grands changements structurels. Aussi, la décision du premier ministre de présider le Comité du Cabinet chargé des affaires autochtones a une portée à la fois symbolique et réelle. En présidant ce Comité et en assistant à plusieurs rencontres publiques, l’ancien premier ministre donne une apparence très politique au processus et s’assure que les intentions qui le fondent se transforment en actions concrètes. Finalement, suite à l’abandon de l’Accord de Kelowna, Paul Martin présente le projet de loi C-292, Loi portant sur la mise en œuvre de l’Accord de Kelowna, qui, bien que n’ayant pas de portée réelle, incarne encore une fois son désir de mener à bien son projet.

Dans le deuxième cas, les apparitions de Stephen Harper sont rares et le processus est dirigé par les fonctionnaires et le ministre d’Affaires autochtones et développement du Nord Canada (AADNC). Les chefs des Premières Nations critiquent d’ailleurs le fait que les discussions ne se font pas à un haut niveau politique. Harper ne semble pas réellement impliqué dans le processus, qui est beaucoup plus bureaucratique que celui mis en place par le gouvernement libéral. Cette idée est renforcée par le fait que, mis à part les séances de consultation régionales, les consultations se font par téléconférence avec des fonctionnaires, par voie électronique ou par la poste. La volonté politique qui fondait le processus de l’Accord de Kelowna n’est pas du tout présente dans le cas du projet de loi C-33, malgré l’ampleur du projet. Cela est en phase avec l’idée de Frances Abele et Michael J. Prince, selon laquelle «Paul Martin’s approach to Aboriginal issues was analogous to the role of the architect with grand schemes, while Stephen Harper appears to be comfortable in the role of engineer, focussing on the nuts and bolts of Aboriginal policy and administration» (Abele et Prince 2007, 193). Il faut rappeler que quelques années plus tôt, ce même gouvernement a abandonné l’Accord de Kelowna, ce qui a aussi contribué à créer un sentiment de méfiance chez les Premières Nations.

Conclusion

La volonté politique de Paul Martin relativement aux enjeux autochtones ne fait aucun doute et a été soulignée autant par ses collègues107, les organisations autochtones (APN,

AFAC, etc.) et par les chercheurs (Abele et Prince 2006). Le fait que la situation des peuples autochtones constituait - et constitue encore aujourd’hui (Martin 2008)108 - un enjeu moral

pour lui a directement influencé l’énergie et les efforts mis par son gouvernement dans le processus de l’Accord de Kelowna. À l’inverse, dans le cas du projet de loi C-33, le gouvernement est critiqué pour son manque de volonté politique. Comme il sera expliqué de manière plus exhaustive dans la prochaine section, le désir du gouvernement libéral d’accorder une place particulière aux peuples autochtones dans la Confédération et dans le processus décisionnel se traduit également dans le processus de participation : ce processus est construit de façon à ce que les peuples autochtones se comprennent comme de véritables partenaires. La

107 Entrevue avec Jeffrey Copenace (2015a).

façon dont le gouvernement conservateur présente le projet de réforme ne permet pas de saisir exactement comment il conçoit son partenariat avec les Premières Nations. Il ne parvient pas véritablement à concilier l’autorité étatique avec la conception égalitaire qu’ont les Autochtones de leur statut et de leur relation à l’État canadien. Comme il sera démontré, cela devient plus clair en pratique, puisqu’il s’avère évident que la collaboration qu’il dit vouloir poursuivre avec les Premières Nations n’en est pas une entre partenaires égaux. Il y a donc une certaine déconnexion entre le discours initial du gouvernement conservateur relativement à la participation des Premières Nations et la structure de participation qu’il met en place. Il arrive parfois que les valeurs véhiculées par un processus ou un projet de loi se révèlent aux antipodes de celles exprimées initialement dans le discours. Cela est particulièrement vrai en contexte autochtone. D’après Salée,

On aura compris qu’entre les déclarations de principes et la réalité sur le terrain il y a un fossé souvent considérable que l’État n’a pas nécessairement l’intention de combler, surtout s’il estime y perdre au change ou avoir à s’engager trop loin dans la cession de prérogatives politiques auxquelles il tient en définitive (Salée 2005, 61).

Par conséquent, bien qu’essentielle à la mise en place d’un processus d’envergure en contexte autochtone et importante pour le bon déroulement du processus, l’aura politique donnée à un processus et à un projet de réforme n’est pas suffisante. La volonté politique du gouvernement d’établir une dynamique égalitaire et une relation de confiance doit aussi se traduire dans le processus de participation.

5.2. Égalité procédurale : mise en place de mécanismes participatifs permettant