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Chapitre 3. Le processus d’élaboration de l’Accord de Kelowna

3.2. Mise en place du processus

Lors du discours du Trône de février 2004, la gouverneure générale Adrienne Clarkson souligne l’importance de pallier les conditions difficiles dans lesquelles vivent un grand nombre d’Autochtones.

Les Autochtones du Canada n'ont pas eu l'occasion de partager pleinement la prospérité de notre pays. Bien que certains progrès aient été accomplis, les conditions de vie dans beaucoup trop de communautés autochtones ne peuvent être qualifiées que de honteuses. Une telle situation fait outrage à nos valeurs. Il est dans notre intérêt collectif de prendre ici un virage. Et nous devons le faire aujourd'hui.[…] Nous voulons voir les Canadiens et Canadiennes autochtones participer pleinement à la vie nationale sur la base de leurs droits et des traités historiques, grâce à une plus grande autonomie économique et à une meilleure qualité de vie (Canada, BCP 2004a).

Cette urgence de remédier à l’écart existant entre la qualité de vie des Allochtones et celle des Autochtones du pays est l’un des chevaux de bataille du nouveau premier ministre. Paul Martin, qui qualifie cet écart d’intolérable, est d’avis que le défi auquel font face les Autochtones est un défi pour l’ensemble Canada (Canada, Table Ronde Canada- Autochtones 2004a, 35-6) et que la solution passe obligatoirement par un nouveau partenariat avec les Premières Nations, les Inuit et les Métis (Canada, BCP 2004b; Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 4). Il rappelle que la jeunesse autochtone est le segment de la population canadienne qui croît le plus vite, et constitue par conséquent un groupe important à prendre en considération pour le futur du pays. Pour mettre fin à une histoire de promesses brisées et réussir à transcender le cycle de pauvreté, d’indignité et d’injustice dans lequel de nombreux Autochtones sont pris, le premier ministre identifie trois éléments qui sont à ses yeux essentiels : des objectifs clairs et mesurables; une volonté politique; et une entente sur un plan clair qui permettra de réaliser ces objectifs (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 35- 7).

Tout au long de son mandat, Martin manifeste une grande volonté de changement qui est non seulement soulignée par ses collègues29, mais également par des chercheurs.

Selon Frances Abele et Michael Prince, «the policy area of Aboriginal issues […] is one in which Martin did apply consistent governmental attention, personal leadership, and federal resources» (Abele et Prince 2006, 188). Encore aujourd’hui l’ancien premier ministre explique que le désir de renouveler la relation entre l’État et les peuples autochtones du Canada et d’augmenter de façon substantielle les sommes destinées au bien-être de ces derniers fait partie des raisons qui l’ont poussé à vouloir occuper ce poste30. Il ne fait aucun doute que ces questions constituent pour lui un enjeu moral de

première importance (Martin 2008)31 et que la mise en place d’un ordre du jour

politique qui serait véritablement transformateur fasse partie de ses priorités. Afin que de véritables transformations voient le jour, Paul Martin et son équipe estiment qu’il est

29 Entrevue avec Jeffrey Copenace (2015a); Entrevue avec John Watson (2015). 30 Entrevue avec Paul Martin (2015).

essentiel de mettre fin à l’ère «Ottawa knows best» et de commencer à décider avec les Autochtones plutôt que pour eux32. Bien qu’il reste à voir si ce principe se vérifiera dans

les actions du gouvernement, il y a dans son discours une remise en question du rapport de pouvoir relativement au savoir.

Il reconnaît que des failles majeures existent dans la structure étatique relativement à la gestion des dossiers autochtones par AINC, qui a des pouvoirs limités, et à la coordination de ces dossiers entre les différents ministères (à titre d’exemple, bien qu’AINC soit responsable de tous les dossiers autochtones, la santé reste du ressort de Santé Canada). Afin de remédier à cette situation, Martin instaure des changements structurels dès son arrivée au pouvoir. D’une part, il crée et préside le Comité du Cabinet chargé des affaires autochtones, qui comprend près d’une vingtaine de membres (ce qui favorise l’accès à un vaste éventail d’expertises et de responsabilités) (Canada, Parlement du Canada 2016; Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 37-8)33.

D’autre part, il intègre un Secrétariat des affaires autochtones au sein du Bureau du Conseil privé. John Watson, qui est nommé au poste de chef du Secrétariat, sert également comme secrétaire du Comité du Cabinet chargé des affaires autochtones. Martin fait aussi appel à Jeffrey Copenace comme conseiller spécial du Cabinet du premier ministre (Martin 2008, 497). La mise en place de cette nouvelle structure, qui vise à coordonner les activités du gouvernement, à mieux assister AINC dans ses différents dossiers (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 37-8)34 et à

permettre au premier ministre «de pouvoir faire sentir [sa] présence chaque fois que ce serait nécessaire» (Martin 2008, 497), est considérée comme une première dans l’histoire canadienne. Si le premier ministre décide de présider lui-même le Comité du Cabinet chargé des affaires autochtones, c’est pour s’assurer que les paroles se transforment bel et bien en actions concrètes35. Au moment de mettre en branle ces

changements, l’idée d’un processus d’envergure est déjà bien ancrée dans sa tête; cette restructuration est conçue dès le départ pour faciliter le processus qui mènera à l’Accord

32 Entrevue avec John Watson (2015). 33 Entrevue avec John Watson (2015). 34 Entrevue avec Paul Martin (2015). 35 Entrevue avec John Watson (2015).

de Kelowna36. D’ailleurs, cette nouvelle structure est considérée comme ayant contribué

au succès du processus37. Ainsi, une volonté politique se fait remarquer avant même le

lancement du processus, autant dans les paroles que les actions du premier ministre. L’ampleur des changements structurels entrepris par le nouveau gouvernement envoie un message fort, soit qu’il entend véritablement changer les choses.

Le processus commence officieusement avec la mise en place de cette restructuration, ainsi qu’avec des rencontres non publiques entre le gouvernement fédéral et les dirigeants de cinq organisations autochtones nationales (OAN) (Patterson 2006, 2; Alcantara et Spicer 2015, 95). John Watson dit avoir commencé à rencontrer les OAN dès sa première semaine en tant que Secrétaire38 et Paul Martin mentionne avoir eu

des discussions lorsqu’il était ministre des Finances avec certains représentants autochtones - dont Phil Fontaine, le chef national de l’APN - au sujet d’un potentiel processus39. Le fait qu’un processus sera éventuellement lancé n’est donc pas un secret

et les OAN sont mises au courant dès le début. Le gouvernement fédéral s’est préalablement enquis du consentement des OAN : il y a donc entente sur le processus avant qu’il ne soit mis en place. Comme nous le verrons, cet élément constituera un de nos sous-indicateurs.