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Chapitre 3. Le processus d’élaboration de l’Accord de Kelowna

3.9. Abandon de l’Accord de Kelowna

Le 29 novembre 2005, soit quatre jours après la réunion à Kelowna, le Parlement est dissous : le gouvernement libéral sera remplacé par un gouvernement conservateur deux mois plus tard. Le nouveau gouvernement dirigé par Stephen Harper, qui perçoit l’Accord de Kelowna comme un document «crafted at the last moment on the back of a napkin on the eve of an election» (CBC 2006), décide de ne pas le concrétiser. Selon Jim Prentice, alors ministre conservateur de AINC, l’Accord n’existe pas : ce que Paul Martin qualifie d’accord est en fait un «one-page press release» qui, de surcroît, n’a pas été signé par les parties. Prentice utilise le refus de participer de l’APNQL pour remettre en question la légitimité du «plan Kelowna» (Webster 2006; Hill et al 2007, 9). Paul Martin, ainsi que son ancien ministre des Finances, réfutent ces affirmations, et avancent que les 5,1 milliards étaient bel et bien réservés pour mettre en application l’entente83. Martin réitère l’existence d’un document, ce qui est

également confirmé notamment par Phil Fontaine (Canada, Comité permanent des affaires

82 Entrevue avec Jeffrey Copenace (2015a).

83 L’Accord de Kelowna survient toutefois après le budget de février 2005. Les 5,1 milliards prévus pour

autochtones et du développement du Grand Nord 2006a) et Lisa L. Patterson, une analyste du Parlement du Canada. Cette dernière spécifie cependant que «l’Accord n’a pas été conçu de façon que les signatures puissent y figurer» (Patterson 2006, 8; Webster 2006).

D’aucuns dénoncent l’abandon de l’Accord de Kelowna par les conservateurs. Même Ghislain Picard, dont l’organisation avait refusé de participer à la dernière rencontre, dit avoir tout au long du processus soutenu les objectifs de Kelowna (Webster 2006). Paul Martin présente un projet de loi d’initiative parlementaire, la Loi portant sur la mise en œuvre de l’Accord de Kelowna (projet de loi C-292). Bien qu’adoptée grâce aux députés de l’opposition, la loi demeure sans véritable effet puisqu’elle ne peut entraîner de dépenses (Durbin 2009, 187-8). Lors d’un témoignage devant le Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord sur le projet de loi C-292, Fontaine se dit «personnellement indigné» par l’affirmation selon laquelle «l’Accord de Kelowna avait été bâclé à la veille des dernières élections» (Canada, Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord 2006a). Dans le même ordre d’idées, Mary Simons, de ITK, affirme qu’il est faux de prétendre que l’Accord de Kelowna a été fait rapidement : au contraire, il résulte d’années de travail acharné et de discussions informées auxquelles ont participé de nombreuses parties. Elle rappelle que

tous ceux qui étaient à Kelowna savaient bien que les engagements qui y ont été pris n’étaient pas censés constituer un contrat juridique, mais tout le monde était convaincu que ces engagements étaient porteurs d’une grande autorité politique et morale et qu’ils joueraient un rôle catalyseur (Canada, Comité permanent des affaires autochtones et du développement du Grand Nord 2006a).

En s’opposant ainsi à la décision des conservateurs d’abandonner l’Accord de Kelowna, les représentants autochtones expriment à nouveau leur consentement au processus et à la politique publique. Même si le projet de loi C-292 ne peut forcer le nouveau gouvernement à mettre en oeuvre l’Accord, il témoigne symboliquement de la volonté de Paul Martin de mener à bien son projet.

3.10. Conclusion

Malgré son abandon, l’Accord signé à Kelowna et le processus qui y a mené ont permis pendant un instant de modifier de façon importante la place des peuples autochtones

dans la fédération. Ce qui fait la particularité de ce processus est l’esprit non hiérarchique et dialogique dans lequel il s’inscrit : que ce soit au niveau des discussions, de la prise de décision ou de la relation au savoir, le gouvernement a mis sur pied un processus dans lequel il se place en égal avec les peuples autochtones. Un niveau d’autorité sans précédent est accordé aux peuples autochtones. Ainsi, le processus qui met en place une importante structure de participation, parvient à concilier en pratique l’autorité étatique avec la conception égalitaire qu’ont les Autochtones de leur statut et de leur relation à l’État canadien et à faire l’objet d’un consentement. Il est vrai que le gouvernement fédéral conserve le dernier mot sur l’argent qui sera alloué à la mise en oeuvre, sur les compromis qu’il est prêt à faire pour répondre aux revendications et critiques, et aux interlocuteurs avec qui il accepte de s’entretenir. Il ne faut pas oublier que cette initiative prend place à l’intérieur d’institutions qui restent foncièrement inégales. Il importe aussi de retenir que des améliorations auraient pu être apportées à différents aspects du processus, notamment une meilleure représentation des différents sous- secteurs de la société autochtone. Mais, somme toute, le processus d’élaboration de l’Accord Kelowna peut être qualifié d’exceptionnel lorsque comparé aux initiatives qui l’ont précédé. Les efforts considérables mis en place par le gouvernement libéral témoignent d’une volonté politique et d’une sensibilité envers les enjeux autochtones qui, jusqu’alors, s’étaient faites plutôt rares au gouvernement fédéral. Il est en effet inhabituel que les peuples autochtones puissent parler pour eux-mêmes et décider par eux-mêmes des politiques qui auront un impact direct sur leur vie, d’où la grande importance que revêt le processus d’élaboration de l’Accord de Kelowna dans une perspective d’autodétermination.