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Chapitre 2. Cadre théorique la légitimité procédurale en contexte autochtone

2.3. Qu’est-ce qu’un processus d’élaboration des politiques publiques légitime?

2.3.2. La participation comme facteur de légitimité du processus d’élaboration

L’importance de la légitimité de l’État est une question qui suscite depuis longtemps un vif engouement et a été maintes fois étudiée (Smoke 1994, 98), notamment grâce aux travaux de Max Weber. Jennifer Wallner explique qu’un gouvernement dont l’autorité est légitime s’assure du respect de ses décisions par le public et protège sa capacité à maintenir l’ordre et à achever ses objectifs (Wallner 2008, 423). Beetham ajoute que

legitimacy is significant not only for the maintenance of order, but also for the degree of cooperation and quality of performance that the powerful can secure from the subordinate; it is important not only for whether they remain ‘in power’, but for what their power can be used to achieve (Beetham 1991a, 29).

La réflexion sur le concept de légitimité non pas de l’État en soi, mais d’une politique publique est cependant plus récente. Dans les États démocratiques, on considère en général le fait que les dirigeants soient élus comme étant suffisant pour légitimer leurs décisions, ce qui rend moins évidentes les raisons pour lesquelles il faudrait s’intéresser de façon séparée à la légitimité des politiques publiques et à la légitimité du pouvoir (Smoke 1994, 98). Or, comme le suggère le premier critère de Beetham, la légitimité d’un pouvoir n’est pas liée qu’à la façon dont il est acquis, mais également à la façon dont il est exercé. Comme nous le verrons, avec le tournant participatif qui a pris forme il y a une trentaine d’années, la légitimité de l’autorité étatique dépend non plus uniquement de ses fondements institutionnels, mais aussi des pratiques décisionnelles et du résultat de ces pratiques pour la population. Le lien entre légitimité du pouvoir et légitimité des politiques publiques n’est plus unidirectionnel (Wallner 2008, 423-6) et chaque solution à un problème donné a dorénavant un impact sur la légitimité du gouvernement (Hanberger 2003, 257). La légitimité de la politique publique et la légitimité du gouvernement peuvent être toutes deux affectées par la légitimité du processus menant à l’adoption des politiques publiques («procedural legitimacy» ou «input legitimacy») et par la légitimité du contenu des politiques publiques («substantive legitimacy» ou «output legitimacy») (Wallner 2008, 422; Skogstad 2003, 956). Fritz Scharpf explique que la première

source de légitimité «met l’accent sur la légitimité à l’entrée du système» tandis que la deuxième insiste «sur les résultats du système» (Scharpf 2000, 16). La légitimité axée sur les entrées dérive de la stimulation du sentiment d’appartenance à la société (du sentiment de citoyenneté), grâce à l’implication des citoyens dans les affaires de la société - notamment par leur participation dans la prise de décision -, alors que la légitimité axée sur les résultats dérive de son efficacité à améliorer une situation qui est considérée au sein de la société comme étant problématique et à atteindre le bien commun (Scharpf 1997, 153-4; Montpetit 2008, 264-5). Ces deux dimensions de la légitimité ne sont toutefois pas mutuellement exclusives, elles agissent souvent en même temps (Montpetit 2008, 264-5) et se complètent (Skogstad 2003).

La légitimité du processus d’élaboration revêt une importance particulière pour le présent mémoire. Comme il a été brièvement mentionné, la distinction entre légitimité de l’autorité et légitimité des politiques publiques est devenue particulièrement importante dans les trente dernières années avec la crise de légitimité qu’a connue la démocratie représentative. Cette perte de confiance des citoyens envers les élus peut être expliquée notamment par l’impression qu’ont les citoyens que leurs dirigeants sont inefficaces, corrompus ou déconnectés de ceux qu’ils représentent (Fung 2015, 515; Goupil 2007, 31) : les citoyens ne sentent plus que leurs intérêts sont adéquatement défendus par les élus14. Il y a donc une

remise en question – voir un rejet - du modèle wébérien et une transformation du rapport au savoir. Le modèle hiérarchique et rationnel, qui repose sur la neutralité supposée de fonctionnaires et d’experts et qui exclut les citoyens «ordinaires» par manque de compétences et de connaissances, ne convient plus aux aspirations des citoyens qui estiment avoir un mot à dire dans le développement des politiques qui les touchent (Bherer 2011, 109-10). Ce que certains nomment la «formulation nouvelle de l’idéal démocratique» (Blondiaux et Sintomer 2002, 17), la «crise de légitimité technocratique», le bouleversement de «la hiérarchie des arguments légitimes» (Blondiaux et Sintomer 2002, 34) et la perte de confiance des citoyens envers les élus (Hanberger 2003; Montpetit 2008; Graham et Phillips 1997) impliquent d’importants changements dans la façon d’appréhender la relation entre les élus, les citoyens et les décisions qui les gouvernent : même si les gouvernements sont portés au pouvoir de façon démocratique, ils ne peuvent plus compter uniquement sur leur capital de légitimité ou

14 Voir Katherine Graham et Susan Phillips (1997) pour une explication du déficit démocratique dans le cas des

sur l’existence d’institutions démocratiques pour justifier les politiques qu’ils mettent en place15. Avec le tournant participatif, la légitimité de l’autorité n’est plus suffisante pour

assurer celle de la politique ou de la procédure. Pour expliquer ce constat, Loïc Blondiaux fait l’hypothèse

d’un changement substantiel dans la conception de la légitimité qui prévaut dans nos sociétés politiques. La légitimité d’une mesure ne dépendrait plus seulement de la nature de l’autorité qui la prend, mais de la manière dont elle est prise, de la procédure dans laquelle elle s’inscrit. […] C’est également notre conception même de l’intérêt général qui pourrait être en jeu derrière ce mouvement en faveur de la participation. En faisant droit à différentes conceptions de l’utilité collective, on retire par la même aux élus et à l’État, adossés sur leur système d’expertise, le monopole de la définition de l’intérêt général (Blondiaux 2005, 124)16.

Bref, cette transformation apporte un éclairage nouveau sur la compréhension de la place du citoyen dans la décision publique.

Bien que le contexte soit différent, le déficit de légitimité de l’État moderne n’est pas sans rappeler la situation d’illégitimité de l’État canadien du point de vue des peuples autochtones et leurs revendications pour une participation plus importante dans la prise de décision. La littérature en politiques publiques offre potentiellement des pistes de solution à la problématique qui nous occupe, puisque des moyens ont été pris dans le contexte allochtone pour corriger une démocratie représentative considérée comme déficiente et un processus décisionnel déconnecté des citoyens. La participation citoyenne y est considérée comme un facteur central pour la légitimité du processus d’élaboration. Loïc Blondiaux et Yves Sintomer parlent d’un changement idéologique dans la façon de concevoir l’action publique moderne qui prend la forme d’une transformation des pratiques de décision et d’une valorisation de thèmes tels la participation, la discussion, la gouvernance et la consultation. Cela se reflète dans un mouvement à la fois pragmatique et théorique : dans la sphère de l’action publique par le recours à des dispositifs dont le but est l’implication d’une pluralité d’acteurs, et dans la sphère académique par le succès croissant de modèles et concepts explicatifs et normatifs tels la démocratie délibérative ou la gouvernance (Blondiaux et Sintomer 2002, 17-8). Ainsi, depuis trois décennies, on remarque une intensification de la participation publique et

15 Dans un texte antérieur, Blondiaux souligne que toutes les procédures participatives «ne s’inscrivent pas au

même titre dans un idéal de démocratie participative» et que certaines répondent «à une exigence fonctionnelle plus qu’à un impératif démocratique» (Blondiaux 2001, 323).

l’apparition d’une multiplicité de nouveaux espaces et dispositifs participatifs (Bherer 2011, 118), et ce à différentes échelles (Blondiaux 2001, 323). Les acteurs se multiplient et les citoyens «ordinaires» se voient accorder une place plus importante dans le processus de décision publique (Comité éditorial 2011, 5) : la participation publique reconnaît désormais le citoyen comme acteur des politiques publiques (Bherer 2011, 107).

La participation permet de compenser les failles de la démocratie représentative en donnant un pouvoir plus direct aux citoyens (Fung 2015, 515). C’est pourquoi les gouvernements doivent «ensure that the development of their policies affords some degree of participation to the public (either through broad consultation forums or by proxy through stakeholders)» (Wallner 2008, 424), puisque «the democratic principle of popular control includes the expectation that non-state actors, both citizens and stakeholders, should be able to participate throughout the various stages of the policy cycle» (Wallner 2008, 425). Si la participation au processus d’élaboration favorise la légitimité, c’est qu’elle est en phase avec les attentes qu’ont les citoyens face au processus décisionnel. Il est toutefois important de noter que pour que se confirme empiriquement l’argument théorique selon lequel la légitimité est favorisée par une participation citoyenne accrue, «the agreements input-oriented processes enable have to be translated into policy designs and decisions, otherwise the processes’ legitimacy potential will decline as participants’ disenchantment will grow» (Montpetit 2008, 267). Ainsi, la participation accroît la légitimité du processus, de la politique et éventuellement du gouvernement si elle offre aux citoyens l’occasion d’influencer les décideurs (Fung 2015, 515), notamment en réduisant un écart de compréhension qui se serait creusé entre eux (Fung 2006, 70).

Comme nous le verrons dans la prochaine section, bien que la participation occupe une place centrale dans la légitimité d’un processus, d’autres éléments doivent également être pris en compte. Ainsi, à la lumière de la définition de la légitimité du pouvoir de Beetham et de la littérature sur le tournant participatif et sur le colonialisme, nous sommes en mesure de proposer une conception de la légitimité procédurale spécifique au contexte autochtone. L’élaboration des politiques publiques en contexte autochtone doit (i) obéir à des règles qui favorisent la participation des peuples autochtones, (ii) permettre de concilier en pratique l’autorité étatique avec la conception égalitaire qu’ont les Autochtones de leur statut et de leur relation à l’État canadien et (iii) faire l’objet d’un consentement de la part des peuples

autochtones. Cette définition n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de Herman Bakvis et Grace Skogstad concernant la légitimité du fédéralisme canadien. Ils avancent que si les citoyens considèrent les arrangements du gouvernement comme étant appropriés, ils les appuieront. Ils précisent que dans les systèmes fédéraux, cette appréciation varie nécessairement selon les communautés, les cultures et les régions : la légitimité du fédéralisme canadien dépendrait alors de sa capacité à incorporer les différentes compréhensions qu’ont les unités constitutives de leur place et de leur statut au sein de la fédération (Bakvis et Skogstad 2008, 17-9).

Comment arriver à traduire cela en pratique? Il s’agit maintenant de développer des indicateurs plus précis nous permettant de faire ressortir certains éléments essentiels à la mise en place d’une telle relation. Bien que la littérature sur la participation publique dans les processus d’élaboration des politiques publiques puisse servir de point de départ, les éléments qui en ressortent doivent toutefois être adaptés au contexte autochtone.