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Chapitre 3. Le processus d’élaboration de l’Accord de Kelowna

3.1. Mise en contexte

Déjà bien avant de devenir premier ministre, Paul Martin caresse l’idée d’un processus d’envergure qui améliorerait de façon considérable les relations entre l’État canadien, la société allochtone et les peuples autochtones du pays (Martin 2008)28. Les années qui

précèdent l’Accord de Kelowna offrent d’ailleurs un contexte propice à ce genre d’initiative. En 1991, en réponse à la crise d’Oka, le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney met sur pied la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA). Cette commission, qui a pour mandat l’étude des relations entre les peuples autochtones, le gouvernement fédéral et la société allochtone, présentera son rapport final en novembre 1996. Ses 4000 pages et 440 recommandations «invit[ent] à apporter des changements fondamentaux aux relations entre les Autochtones et les non-Autochtones et les gouvernements au Canada» (Hurley et Wherrett 1999). Ce rapport, «considéré comme l’amorce d’une rupture décisive avec le passé et présenté comme porteur d’une vision radicale de l’avenir» (Ladner et Orsini 2004, 76) est de façon générale bien reçu. Bien que certains estiment qu’il ne parvient pas à sortir suffisamment du paradigme colonial (Ladner et Orsini 2004, 76-8), d’autres affirment tout de même que «its recommendations reflect an extraordinary consensus between Indigenous and non Indigenous peoples, an agreement

27 Une ligne du temps est disponible en annexe pour faciliter la lecture de ce chapitre (Annexe I). 28 Entrevue avec Paul Martin (2016).

arrived at through processes characterized by mutual respect, friendship, and peace» (Alfred et Rollo 2012).

Le gouvernement libéral de Jean Chrétien, qui est au pouvoir au moment de la publication du rapport, explique avoir besoin de temps avant d’y répondre. Cette annonce contribue à la tenue d’une protestation en avril 1997 par l’Assemblée des Premières Nations (APN) qui dénonce ce qu’elle comprend comme de l’inaction de la part du fédéral. La réponse officielle de ce dernier au rapport de la CRPA ne viendra qu’en janvier 1998 sous la forme du document Rassembler nos forces. Le plan d’action du Canada pour les questions autochtones, qui s’articule autour de quatre axes : le renouvèlement du partenariat, le renforcement de l'exercice des pouvoirs par les Autochtones, l’établissement d’une nouvelle relation financière et le renforcement des collectivités. Jane Stewart, ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (AINC), profite de l’occasion pour présenter une déclaration de réconciliation (Canada, AINC 1998). Or, cela n’est pas suffisant : plusieurs critiques sont adressées au gouvernement, notamment par l’APN et certains organismes nationaux et internationaux de défense des droits de la personne qui lui reprochent de ne pas accorder assez d’importance aux recommandations du rapport et de tarder à les mettre en application (Tager 2014 ; Hurley et Wharrett 1999). Il existe un contraste important entre l’enthousiasme suscité par la présentation du rapport du CRPA et l’accueil mitigé que reçoit la réponse du gouvernement (Dickason 1998).

En octobre 2002, le gouvernement libéral présente la Loi sur la gouvernance des Premières Nations (LGPN), qui prend appui sur le rapport de la CRPA et sur le document Rassembler nos forces.

Avec la LGPN, le gouvernement Chrétien promettait de raffermir la reddition de comptes financiers et politiques, les droits et les processus démocratiques, de même que la capacité juridique des conseils de bande relevant de la Loi sur les Indiens. Ces changements devaient amorcer le processus de transformation des relations que l’État entretient avec les Premières Nations et en assainir la dynamique (Ladner et Orsini 2004, 60).

Toutefois, d’après Ladner et Orsini, plutôt que de mettre en application les objectifs articulés par la CRPA et par Rassembler nos forces, ce projet de loi incarne la continuation des relations de pouvoir coloniales (Ladner et Orsini 2004, 60). Le processus de consultation qui devait servir à informer ce projet de loi a d’ailleurs été fortement dénoncé par plusieurs

communautés et organisations autochtones (Ladner et Orsini 2004, 63; Salée 2005, 63). Selon certains observateurs, «le processus de consultation constituerait à lui seul un motif légitime de rejet de la LGPN» (Phommachakr 2004, 148). La LGPN finira par mourir au feuilleton en 2003. Le gouvernement de l’époque échoue à répondre au profond désir de changement qu’incarne le rapport de la CRPA.

C’est dans ce contexte de remise en question des façons de faire du gouvernement fédéral, notamment de ses pratiques de consultation, et de la publication d’autres rapports sur les conditions de vie des peuples autochtones du Canada (Canada, BVG 2003a; 2003b), que Paul Martin succède en décembre 2003 à Jean Chrétien à titre de premier ministre canadien. Dans ses rapports d’avril 2003 et de novembre 2003 (présenté en février 2004 du à la prorogation du Parlement), la vérificatrice générale brosse un tableau peu encourageant de la situation dans laquelle se retrouvent de nombreux Autochtones. Par exemple, le rapport d’avril met l’accent sur la grave pénurie de logements qui affectent les communautés autochtones et insiste sur l’urgence d’y remédier et sur le rôle qui incombe au gouvernement fédéral (Canada, BVG 2003a). Le rappel de cette triste réalité et de l’obsolescence des méthodes actuelles de consultation amène le gouvernement de Paul Martin à se questionner sur la façon de faire pour créer un contexte favorable de changement. Quelques mois à peine après l’échec de la LGPN, le gouvernement fédéral invite à repenser la relation qui unit les peuples autochtones du Canada au gouvernement et à la société allochtone en lançant le processus qui mènera à l’Accord de Kelowna.