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Chapitre 3. Le processus d’élaboration de l’Accord de Kelowna

3.3. La Table Ronde Canada-Autochtones (avril 2004)

C’est le 19 avril 2004, avec le lancement de la Table Ronde Canada-Autochtones, que commence officiellement le processus national de 18 mois qui aboutira à l’Accord de Kelowna. Ce processus, qui relève directement du premier ministre, a pour but ultime de combler l’écart entre les Autochtones et les Allochtones du Canada d’ici 2016 (Patterson 2006, 1-2). Il est orienté principalement autour de la participation de cinq OAN : l’Assemblée des Premières Nations (APN) (représente 634 communautés des Premières Nations); l’Inuit Tapiriit Kanatami (ITK) (représente les Inuit de 53 communautés); le Ralliement national des Métis (RNM) (représente les Métis de Colombie-Britannique, d’Alberta, de Saskatchewan, du

36 Entrevue avec Paul Martin (2015). 37 Entrevue avec Jeffrey Copenace (2015a). 38 Entrevue avec John Watson (2015). 39 Entrevue avec Paul Martin (2015).

Manitoba et d’Ontario); l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) (représente les femmes métisses et des Premières Nations); et le Congrès des peuples autochtones (CPA) (représente les Indiens inscrits et non-inscrits vivant hors réserve, les Métis et les Inuit du sud).

L’objectif de cette première rencontre publique, organisée par le Secrétariat des affaires autochtones du Bureau du Conseil privé40 et à laquelle est conviée une diversité

de participants et d’experts autochtones, est de confirmer l’engagement des parties à collaborer ensemble à l’amélioration de la qualité de vie des Autochtones (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 26; Patterson 2006, 3)41 et d’initier la «construction

d’une relation de confiance en vue de ce que l’on appele[ra] l’accord de Kelowna» (Martin 2008, 500). Le premier ministre y annonce que le gouvernement assurera dorénavant aux peuples autochtones une véritable place à la table des négociations (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 37), pour qu’ils puissent passer de spectateurs passifs («bystander in the Confederation») à de véritables partenaires dans la Confédération42. Cette nouvelle approche «recognize[s] them not as stakeholders, but as

right holders»43. Par la façon dont il présente la nouvelle relation qui prend place, le

gouvernement se met sur un pied d’égalité avec les peuples autochtones. En invitant les OAN à cette première rencontre officielle, il s’assure de la cohérence entre son discours et ses actions.

Cent quarante-sept personnes ont participé à cette journée qui est présidée par le premier ministre et coprésidée par Andy Mitchell et Denis Coderre, respectivement ministre d’AINC et Interlocuteur fédéral auprès des Métis et des Indiens non-inscrits44 :

41 représentants du gouvernement fédéral; 10 hauts fonctionnaires agissants à titre d’observateurs pour les provinces et territoires (le Nouveau-Brunswick, Terre-Neuve et Labrador et les Territoires du Nord-Ouest n’envoient pas de représentants); 90 participants issus de 27 organisations et organismes autochtones (65 font partie des cinq OAN); et quatre aînés et leurs deux assistants (Patterson 2006, 3; Canada, Table Ronde

40 Entrevue avec John Watson (2015). 41 Entrevue avec Jeffrey Copenace (2015a). 42 Entrevue avec John Watson (2015). 43 Entrevue avec Jeffrey Copenace (2015a).

Canada-Autochtones 2004a, 4, 28-34)45. La Table Ronde est divisée en deux parties,

chacune étant précédée de discours de représentants du gouvernement et des OAN (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 5; 2004b). La première partie de la journée porte sur le thème Renouveler et transformer la relation et offre l’occasion aux participants autochtones et au gouvernement fédéral d’identifier les priorités nécessaires au renouvèlement de leur relation. Elle est divisée en six séances plénières, soit une séance pour chacune des cinq OAN et une séance pour les autres organisations autochtones présentes. Dans les différentes séances, les participants soulignent notamment l’importance d’une relation de nation à nation, d’une collaboration qui respecte des échéanciers et des mesures de succès décidés mutuellement, et d’un processus transparent qui donne le contrôle aux Autochtones (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 6-15). Il est à noter que les principaux sous-secteurs de la société autochtone sont représentés et que les séances sont divisées de façon à respecter la diversité des groupes autochtones, ce qui est en phase avec le désir des peuples autochtones de ne pas se faire imposer «des formules pan-nationales et englobantes» (Green 2004, 25). Le respect et la représentation de la diversité des identités deviendra l’un de nos sous-indicateurs, puisque cet élément nous aide à évaluer s’il y a eu respect des particularités, identités et savoirs.

Les séances de l’après-midi se déroulent sous le thème Pour aller de l’avant dans nos priorités stratégiques (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 5-6) et visent l'établissement d’une discussion continue sur les changements nécessaires à l’amélioration de la qualité de vie des Autochtones. Plus précisément, cette discussion porte sur cinq domaines de politiques identifiés par le gouvernement et les organisations autochtones : l’atteinte de résultats, le développement économique, l’éducation, la santé et le logement (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 16-25). En choisissant de traiter plusieurs domaines dans le cadre d’un même processus, le gouvernement adopte une approche holistique qui reconnaît l’interdépendance des différents enjeux. La décision du gouvernement de se concentrer spécifiquement sur ces domaines a été prise

suite à des conversations avec des représentants autochtones et des chercheurs46. Selon

Paul Martin, le choix n’a pas été difficile puisqu’un certain consensus existait relativement à ces secteurs prioritaires. Il s’est toutefois avoué favorablement surpris que les représentants autochtones aient identifié la responsabilisation (incluse dans l’atteinte de résultat) comme étant une des priorités à aborder47. L’après-midi est

également divisé en différents groupes, mais cette fois-ci par thème plutôt que par organisation. Une conclusion comme à chacun des groupes est la nécessité pour les politiques, programmes et structures d’être «conçus avec les Autochtones, et non pas seulement pour les Autochtones» (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 16- 7)48.

Bref, la Table Ronde du 19 avril 2004 permet aux participants autochtones d’amorcer un dialogue et des discussions directes avec le gouvernement fédéral relativement à des enjeux qu’ils considèrent comme urgents49. À la fin de cette journée

intensive, le fédéral prend certains engagements : (1) publier un rapport sur la Table Ronde (pour s’assurer que les idées qui y ont été échangées soient concrétisées); (2) mettre sur pied un bulletin annuel en matière autochtone (pour permettre à tous de se tenir au courant des progrès accomplis); (3) élaborer un plan d’action et mettre en place des séances de suivi sur six sujets prioritaires (santé, éducation permanente, logement, possibilités économiques, négociations et responsabilisation) pour continuer les discussions de la Table Ronde; et (4) planifier une réunion de réflexion stratégique qui réunira le Comité du cabinet chargé des affaires autochtones et les dirigeants autochtones. Ces engagements constituent les prochaines étapes du processus (Patterson 2006, 4; Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, i, 26-7).

Bien que l’objectif de la Table Ronde n’était pas d’aboutir à des résultats concrets en termes de programmes ou de politiques, elle est vue par les cinq OAN comme «une occasion qui n’avait que trop tardé de s’engager directement avec d’importants représentants du

46 Entrevue avec John Watson (2015).

47 Entrevue avec Paul Martin (2015; 2016). Il se dit également très déçu que le gouvernement Harper –

qui, comme nous le verrons plus loin, finira par abandonner l’Accord de Kelowna - accuse les peuples autochtones de ne pas vouloir la transparence et l'imputabilité.

48 En italique dans le texte.

gouvernement fédéral». Elles espèrent que ce processus se distinguera des «échecs passés associés à une action gouvernementale unilatérale» (Patterson 2006, 4). Selon l’APN, la Table Ronde représentait le commencement d’une nouvelle relation et une opportunité importante pour les Premières Nations «to talk with the Prime Minister and key government officials about what is most important to us, and our vision of building strong First Nations citizens, communities, and governments» (APN 2004). Cette première étape suscite beaucoup d’espoir, mais fait tout de même l’objet de certaines critiques. Entre autres, Dwight Dorey, le chef national du CPA, se dit déçu de l’absence de Paul Martin et de certains membres du cabinet lors de son discours, qui ont dû temporairement s’absenter pour assister à la période de questions à la Chambre des communes (Canada, Table Ronde Canada-Autochtones 2004a, 73, 75). Aussi, suite à la Table Ronde, le RNM publie un communiqué dans lequel il fait part de ses inquiétudes relativement au flou entourant une potentielle entente et aux capacités et ressources que possède l’organisation pour avancer dans les tables sectorielles (MNC 2005).

On retient de cette première étape la place particulière accordée aux dirigeants des cinq OAN ainsi qu’à des dizaines d’autres participants autochtones, qui se voient donner l’occasion d’identifier eux-mêmes les priorités à traiter et d’en discuter avec d’importants représentants du gouvernement fédéral. En leur laissant le soin d’identifier les priorités, on reconnaît la valeur de leurs points de vue et expertises dans ces domaines. Comme nous le verrons au cinquième chapitre, le respect du savoir et des compétences autochtones est essentiel à l’égalité procédurale. Aussi, cette rencontre est très politique, au sens où elle réunit les plus hauts représentants du gouvernement et initie un processus qui le sera tout autant. Elle symbolise la mise sur pied d’une relation d’égal à égal et reflète une volonté de changement, ce qui favorise nécessairement une réception positive par les peuples autochtones. Toutefois, puisque la Table Ronde n’amène pas de résultats concrets, il est encore trop tôt pour évaluer si elle ira au-delà du symbolisme et si les peuples autochtones seront de véritables partenaires au processus. Quoi qu’il en soit, ce type de rencontre est rare dans le paysage politique canadien et annonce un processus qui a le potentiel d’être véritablement transformateur.