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Chapitre 2. Cadre théorique la légitimité procédurale en contexte autochtone

2.4. La légitimité du processus d’élaboration en contexte autochtone

Quels sont les indicateurs qui peuvent nous aider à identifier s’il y a légitimité procédurale en contexte autochtone? Plus précisément, grâce à quels indicateurs pouvons-nous déterminer si le processus d’élaboration des politiques publiques (i) obéit à des règles qui favorisent la participation des peuples autochtones, (ii) permet de concilier en pratique l’autorité étatique avec la conception égalitaire qu’ont les Autochtones de leur statut et de leur relation à l’État canadien et (iii) fait l’objet d’un consentement de la part des peuples autochtones? Étant donné l’utilité limitée de la littérature en politiques publiques dans le cas qui nous occupe, nous l’avons adaptée à la lumière de la littérature sur le colonialisme et de nos deux études de cas. Par conséquent, pour développer un cadre d’analyse spécifique au contexte autochtone, certains des indicateurs identifiés précédemment doivent être abandonnés tandis que d’autres peuvent être adaptés ou gardés tels quels 23.

Premièrement, il nous paraît fondamental que le gouvernement ait la volonté politique d’établir une dynamique égalitaire et une relation de confiance. Les littératures sur le colonialisme et sur le fédéralisme ont rendu manifeste la réticence de l’État à repenser les fondements de sa propre souveraineté et la résistance des institutions politiques au changement, surtout lorsque celui-ci est demandé par les peuples autochtones. Une importante volonté s’avère alors nécessaire pour que l’État choisisse, malgré la rigidité institutionnelle, de partager le pouvoir et renoncer à certains de ses privilèges. Ce leadership, qui serait nécessairement préalable à l’instauration d’un tel processus, doit être «ressenti» par les peuples autochtones : ceux-ci doivent y croire. Cela dépendra de la façon dont le gouvernement présente le processus d’élaboration et la politique qui en résultera – notamment par son discours et par la mobilisation de symboles –, qui agit sur la réception qu’en font les peuples autochtones. Pour qu’ils accueillent positivement l’ordre du jour politique proposé par le gouvernement, il doit être conduit par une volonté qui reflète l’ampleur et l’importance que représente pour eux le renouvèlement de leurs relations avec l’État. Cet indicateur reprend donc la notion «d’appel émotionnel» de Wallner, adapté au contexte autochtone. La volonté

23 Par exemple, pour des raisons évidentes, nous n’avons pas retenu le principe d’équilibre entre les conceptions

individuelles et collectives de la citoyenneté proposé par Graham et Phillips. Aussi, le facteur temporel proposé par Wallner ne nous semble pas pertinent pour les cas qui nous occupent, les processus ayant conduit à l’Accord de Kelowna et au projet de loi C-33 ont tous les deux été de longue durée.

politique ne doit cependant pas se voir qu’au moment de l’instauration du processus et que dans les symboles et discours : elle doit pouvoir se remarquer également tout au long du processus et dans des actions concrètes. Notamment, un processus qui est trop bureaucratique et qui continue de s’inscrire dans la logique administrative traditionnellement utilisée par le gouvernement ne correspondra pas à la vision qu’ont les peuples autochtones de leur propre souveraineté et d’une transformation de la relation. Cela renvoie au critère de «connexion au processus politique» de Graham et Phillips, mais utilisé à la lumière du principe de nation à nation. L’exposé des deux études de cas rendra davantage explicite la pertinence de la volonté politique pour la légitimité procédurale dans le contexte qui nous intéresse.

Deuxièmement, une égalité procédurale - qui se manifeste par la mise en place de mécanismes participatifs qui permettent l’expression d’un consentement et par le respect de ces mécanismes et de leurs résultats – est également essentielle. Cela est particulièrement évident dans la littérature sur le colonialisme. Pour qu’un processus de participation respecte l’esprit de nation à nation et permette aux peuples autochtones de regagner une autonomie décisionnelle, il doit par définition y avoir un véritable partage du pouvoir. Et à la lumière de l’interprétation que font les peuples autochtones de l’obligation de consulter en droit canadien et du consentement préalable, libre et éclairé (CPLE) en droit international, l’opportunité de consentir au processus et à la politique est primordiale. Le deuxième principe identifié par Graham et Phillips, soit l’idée de transparence et de contrat implicite dont les conditions sont claires et comprises, ainsi que la typologie de Fung peuvent ici nous être utiles. Pour que l’on puisse parler d’égalité procédurale, le niveau d’autorité accordé aux participants autochtones doit dépasser la simple consultation et tendre vers une co-gouvernance ou une autorité directe : divers mécanismes doivent permettre aux peuples autochtones d’avoir un pouvoir décisionnel comparable à celui des représentants de l’État – autant sur le plan du contenu des ententes que sur celui du déroulement du processus - tout au long du processus.

Troisièmement, le gouvernement doit faire preuve d’un respect envers les particularités, identités et savoirs autochtones. L’importance de cet indicateur, qui est implicite dans notre discussion sur le colonialisme, est double. D’une part, puisque l’État canadien a longtemps refusé de reconnaître la diversité des compréhensions identitaires qui existe parmi les peuples autochtones et qu’il a imposé sa propre définition de l’autochtonie, il est essentiel pour un processus qui s’inscrit dans une logique d’autodétermination de respecter

la façon dont les peuples autochtones se définissent. Ceci est d’ailleurs en phase avec le quatrième principe proposé par Graham et Phillips (qui soulignent l’importance pour les groupes qui ont été traditionnellement sous-représentés ou exclus des processus décisionnels de se représenter eux-mêmes). D’autre part, cet indicateur naît également de la présupposition selon laquelle un processus qui vise à établir une relation de nation à nation doit reconnaître les nations autochtones comme distinctes et respecter leurs caractéristiques particulières et leurs savoirs au même titre que celles de l’État canadien. L’égalité de statut se voit aussi dans la façon qu’une partie a d’appréhender les identités et savoirs de l’autre.

Quatrièmement, pour des raisons semblables à celles émises aux deux points précédents, le gouvernement doit être prêt à s’adapter aux dynamiques propres au processus et aux enjeux. Il doit faire preuve de flexibilité lorsqu’il réalise que le processus ne réussit pas à concilier adéquatement les conceptions que chaque partie a de sa place dans le processus ou lorsqu’il ne parvient pas à atteindre les buts visés. Non seulement ce facteur favorise-t-il le respect d’un esprit de nation à nation, il suit également l’approche de Schön et Rein (qui invitent à la «réflexion en action» pour résoudre des mésententes politiques) ainsi que le dernier principe de Graham et Phillips.

Cinquièmement, puisque les compréhensions de l’État et des peuples autochtones relativement à la souveraineté et à l’autorité politique de chacun divergent – rappelons que l’État canadien conçoit sa relation avec les peuples autochtones comme en étant une d’État- citoyens tandis que les peuples autochtones considèrent prendre part à une relation de nation à nation –, la présence d’une certaine ambigüité relativement à leur statut respectif peut s’avérer nécessaire à la cohabitation des deux visions, à condition que cette ambigüité prenne place dans un contexte de confiance mutuelle. Cet élément est inspiré de l’argument de Gagnon et Erk, qui s’intéressent à la possibilité de concilier des conceptions antagonistes de la légitimité. Finalement, pour conclure à la légitimité d’un processus, les personnes qualifiées - selon les sous-secteurs de la société autochtone et non pas selon le gouvernement (voir le troisième indicateur) - doivent exprimer de façon non équivoque leur consentement au processus d’élaboration et à ses résultats. Une simple subordination ne peut par conséquent constituer une expression claire de consentement, étant donné le contexte colonial dans lequel elle prend place. Cela renvoie encore une fois à l’idée de souveraineté autochtone et à l’obligation de consulter et d’obtenir/chercher à obtenir le consentement qui, comme nous

l’avons vu, est maintenant un élément central des discours autochtones. Cet indicateur est également une adaptation au contexte autochtone du troisième critère de Beetham.

En somme, ce cadre d’analyse démontre que pour qu’un processus soit légitime d’un point de vue autochtone, il est essentiel de sortir du modèle hiérarchique traditionnellement mis en place par le gouvernement fédéral. Le type de consultation utilisé par le gouvernement auprès des citoyens «ordinaires» n’en est pas un de relation de nation à nation et n’est par conséquent pas approprié en contexte autochtone : il faut donc entièrement repenser le processus de participation et les principes qui le sous-tendent. À cette fin, les cas de l’Accord de Kelowna et du projet de loi C-33 peuvent fournir des exemples de pratiques à adopter ou à abandonner et ainsi préciser nos indicateurs. Voici ce que nous proposons comme grille préliminaire d’analyse. Elle nous servira à analyser nos deux cas, qui à leur tour nous permettront de l’enrichir (une version détaillée de cette grille sera présentée au cinquième chapitre et sera le fruit d’un va-et-vient entre la théorie et l’analyse empirique).

Tableau 2.1. La légitimité procédurale en contexte autochtone

CRITÈRES INDICATEURS

Règles assurant la participation • Volonté politique • Égalité procédurale

• Respect des particularités, identités et savoirs autochtones • Flexibilité

• Ambigüité dans un contexte de confiance • Consentement exprimé de façon explicite

• Consentement exprimé par les personnes qualifiées Respect du principe d’égalité

Expression du consentement au processus et au résultat