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Chapitre IV: La sociologie du voleur d’idées : entre fantasme et réalité

3- Le vol d’idées : accusations et réalités

En général, dans les milieux de la recherche scientifique, il est connu que les colloques, les séminaires, les symposiums, les réunions sont autant de lieux de production, de partage, de circulation, d’appropriation et de diffusion des idées et des connaissances. Les chercheurs s’échangent les papiers, approfondissent leurs propres idées et connaissances auprès de leur pairs. Dans ce contexte, les résultats d’une production scientifique s’inscrivent dans une logique de mutualisation. Les savoirs comme les outils qui ont permis de les produire, sont pensés alors comme un héritage commun et la propriété intellectuelle y est finalement délimitée, fortement encadrée, par un ensemble de règles strictes. Néanmoins cette approche est encore à relativiser. En effet, pour Latrive (2007) « la recherche, publique comme privée, dispose de puissants mécanismes d'incitation. Dans le privé, les avancées technologiques sont guidées par le profit et le pouvoir. Une innovation induit un avantage concurrentiel qui fera gagner des parts de marché, créera de nouveaux débouchés, d'où l'importance d'en réserver le monopole afin d'exercer un pouvoir de marché sur les concurrents qui ne pourront l'imiter ». Dans le domaine académique, explique Florent Latrive, les leviers sont d'une autre nature ; les mécanismes de la science ouverte sont bien plus affûtés que ne le laisserait penser l'image du scientifique animé par le seul souci du bien commun. « Ce n'est pas la rétention et l'appropriation de ses travaux qui assurent la carrière d'un chercheur. S'il n'est pas propriétaire des résultats obtenus, ils lui sont en revanche attribués : sa signature est le lien entre sa personne et les connaissances ainsi versées au pot commun des savoirs collectifs. La publication et l'évaluation par ses pairs lui permettent de tenir sa place et son rang, d'attirer de nouveaux collègues dans son équipe de recherche, d'obtenir de meilleurs postes ou des financements. La divulgation rapide de la connaissance est même encouragée. Il est crucial de publier le plus vite possible pour bénéficier le premier du crédit symbolique attaché à la communication de la connaissance ».

Qu’en est-il dans le domaine de l’ingénierie de l’innovation dans les pays en développement d’Afrique subsaharienne ?

L’activité de conception nécessite des habiletés (intellectuelles et manuelles) peu communes, et fait appel le plus souvent à des connaissances importantes dans divers domaines. Dès lors un individu ne peut à lui seul détenir en permanence toutes les connaissances nécessaires, évolutives. Il est donc impératif que les idées circulent : elles sont avant tout sources d’apprentissages. Et même si ces connaissances circulent de manière détournée, sous le sceau du secret ou au travers de pratiques frauduleuses, de vols, sous formes de copies ou de "reverse engineering", elles sont encore selon nous sources – non reconnues, non stabilisées - d’apprentissages. D’ailleurs, on peut constater que la plupart des innovations dans les pays en développement d’Afrique de l’ouest se fondent sur la méthode de "reverse engineering99".

99 Selon (Wikipédia, 2008) cité par Totobesola (2008), plusieurs objectifs peuvent être visés par cette méthode: - comprendre le fonctionnement de cet objet, pour être en mesure de l'utiliser correctement ou de le modifier ; - fabriquer une copie de cet objet alors qu'on ne peut en obtenir ni les plans ni les méthodes de fabrication (activité généralement illégale sur un plan juridique) ;

- créer un nouvel objet ayant des fonctionnalités identiques à l'objet de départ, sans violer de brevet qui couvrait l'objet initial ;

Elle consiste à étudier un objet pour en connaître le fonctionnement interne ou en maîtriser la méthode de fabrication (Wood and Otto, 1995). Suivant la nature de l'objet et l'objectif, il s’agira de démonter l’objet pour en connaître les constituants (pour les objets physiques) ou de procéder à l’analyse des entrées et sorties pour essayer de maîtriser un système ou artefact plus complexe en fonction des variations observées (Totobesola, 2008). Ces procédures rappellent la notion de « copie-améliorée » ou de « copie-adaptée ». L’euphémisme de ces termes permet de justifier et d’innocenter celui qui copie. Le Japon par exemple a acquis d’immenses connaissances en un siècle, à force de copies sur des biens ou connaissances, relevant du domaine public comme du privé (vols connus et souvent désignés comme de l’espionnage scientifique, qui obsède de fait les grandes nations occidentales), puis à perfectionner ces connaissances ou objets au point d’être devenu aujourd’hui l’un des leaders mondiaux dans le domaine des innovations technologiques.

3.1- La réalité du vol d’idées et de la piraterie dans le milieu de la conception

La réalité du vol d’idées ou d’actes de piraterie au Burkina Faso est tantôt diffuse tantôt apparente et mêle à la fois des éléments objectifs et subjectifs. Voler peut prendre diverses formes allant du simple gagne-pain jusqu’à l’orchestration d’une stratégie en vue de ruiner autrui. Un artisan concepteur bobolais nous livre sa compréhension de la pratique en termes de degré de vols :

« il y a plusieurs manières de voler : par exemple je fabrique mes équipements, si quelqu’un vient acheter un et il va le reproduire en quantité il a volé. L’autre manière de voler c’est quand tu formes tes apprentis, quand ils connaissent maintenant ils te quittent pour ouvrir leur atelier à côté de toi pour produire les même équipements que toi puisque c’est toi qui l’as formé à ça. En Afrique ici c’est connu on dit que les apprentis qu’on est entrain de former c’est des ennemis qu’on forme. Et c’est juste ; un apprenti à la fin de sa formation part toujours avec une partie de ta clientèle c’est comme ça. Mais pour moi par exemple si quelqu’un va au Mali il pique l’idée de quelqu’un là-bas et il revient la développer ici au Burkina je n’appelle pas ça voler mais copier ; parce que le Malien à qui il a pris l’idée possède toujours au niveau local sa clientèle tandis que celui qui copie l’idée va développer une nouvelle clientèle dans son pays. C’est la prise de la clientèle surtout qui est le problème ; ça fait de la concurrence un peu déloyale. Quand quelqu’un copie et reste à côté de toi pour faire les mêmes choses là c’est voler. Il faut aussi faire la différence entre quelqu’un qui est là en train de te regarder faire pour prendre tes idées pour aller les reproduire. Ça c’est vraiment du vol, alors que si tu achètes une machine et tu copies c’est moins grave. Il est moins voleur que le premier ; parce que si moi je vais dans un magasin et j’achète un moulin pour venir reproduire au moins j’ai payé quelque chose ; alors que l’autre qui vient qui te regarde faire et qui va faire ce que tu fais là c’est plus grave car il ne paie rien. Je distingue encore : vous savez les gens en Europe ont beaucoup de moyens ils fabriquent en série et vendent partout dans le monde. En Afrique ici on ne peut pas en faire comme eux. Donc si quelqu’un en Afrique copie une machine venue de l’Europe pour moi il n’a pas volé parce qu’il n’aura pas assez de moyens pour produire autant que celui qui fabrique la machine qu’il a copié, au point de le faire tomber ».

Pour cet interlocuteur, le vol d’idées ou la piraterie constitue bien une catégorie à géométrie variable, qui se décline en fonction de plusieurs facteurs : la distance spatiale (proximité ou - analyser un objet produit par un concurrent, soit dans le cadre d'une activité de veille concurrentielle soit pour détecter de potentielles violations de brevets.

éloignement) du lieu de copie ou de vol, le système d’apprentissage (la formation sur le tas des apprentis qui deviennent des concurrents sérieux) qui est en soi une pratique sociale et enfin la capacité financière et technologique des entreprises dont on copie ou vole les idées ou les produits.

De ce discours émergent aussi deux éléments d’analyse intéressants : i/ la formation professionnelle comme tremplin pour « voler » ; ii/ voler et copier sans autorisation : quelle différence ?

Concernant le premier point, nous avons vu au chapitre I qu’au Burkina Faso la formation professionnelle sur le tas est une modalité privilégiée jugée adaptée pour l'acquisition de savoir-faire et se professionnaliser. La plupart des artisans du secteur informel n'ont connu eux-mêmes que ce mode de formation professionnelle (Sissao, 2009). Il est particulièrement répandu dans les milieux de la petite entreprise artisanale et au niveau des ateliers du secteur informel. Les propos tenus par cet artisan sont en fait révélateurs du malaise qui existe dans le secteur informel en général. Les apprentis, une fois la formation terminée, s’installent à leur compte et le plus souvent dans la même aire géographique que leur patron. Quand on sait que dans ce type d’apprentissage la durée des formations dispensées varie de six mois à trois ans et compte tenu du nombre croissant des apprentis, l’inquiétude paraît légitime que le marché de ce type d’emploi ne soit vite saturé. Ce phénomène et cette inquiétude sont aussi très répandus dans le domaine de la couture où le secteur est de fait arrivé à saturation : les couturier(e)s vivent aujourd’hui difficilement de leurs revenus, face à l’offre croissante dans les villes d’ateliers qui offrent les mêmes services.

Le directeur de SOAF quant à lui, reconnaît la réalité du vol mais réfute cette hiérarchisation en « degrés » de vol. Pour lui un vol reste un vol :

« ah oui ! ce n’est pas à vous l’idée originale, vous êtes obligé de faire des recherches pour trouver l’idée originale ; maintenant bien entendu tout produit est améliorable, mais il faut être déjà au stade du produit ; parce que si vous n’êtes pas capable d’arriver au stade du produit par votre conception ou par vos moyens financiers de R&D c’est ça qui peut entrainer qu’on saute pour arriver à cette étape (de piraterie)là »

Quant à la motivation du vol ou de la piraterie tous les concepteurs sont unanimes ; elle est mue essentiellement par le manque d’idées et l’absence quasi-totale de sections R&D dans les entreprises de conception, une absence expliquée par la modestie de leur capacité financière. Le directeur de SOAF (qui fait partie des entreprises de conception les plus importantes au Burkina Faso) explique pourquoi certains concepteurs sont enclins à la piraterie :

« par exemple nous même en tant que SOAF nous n’avons pas de section R&D ici ; on n’a pas de quoi financer la recherche et le développement de nouveaux produits. Donc souvent il y a un marché qui est là et nous n’avons pas le « know how » donc il faut le chercher100

; soit il faut aller étudier soit il faut…donc c’est ça qui fait… sinon la motivation du vol ça c’est évident hein !c’est parce que nous sommes dans un pays pauvre et il n’y a pas de section R&D dans nos entreprises et il n’y a même pas le niveau intellectuel souvent parce que vous pouvez avoir une entreprise où il n’y a pas d’ingénieurs et vous voulez des idées d’ingénieurs, donc vous n’êtes pas capables de concevoir vous n’êtes que capables d’imiter. C'est-à-dire on ne se fatigue pratiquement même pas pour faire des recherches ; pas du tout. »

100 Cette idée est importante ; en effet, les concepteurs locaux cherchent à innover sans véritablement chercher à faire une démarche de marketing.

Alors voleurs ou pirates ? Les deux, serait-on tenter de répondre à en croire le directeur de la SOAF pour qui le phénomène est inévitable :

« Dans le contexte du tiers-monde c’est impossible ; il faut penser au Japon par exemple. Quand moi j’étais enfant on disait que les produits japonais sont des pâles copies des autres. Quand les premières voitures sont arrivées ici à Bobo quand j’étais enfant c’était les Datsun et nous pour se moquer on disait que c’est un produit « japan, japan » pour dire que c’est de la pacotille ; c’est exactement ce qu’on dit aujourd’hui des produits chinois, ce sont généralement des copiages ça ! et les Européens sont bien placés pour le savoir. La plupart des pays qui se sont développés on ne va pas réinventer la roue hein, ils partent toujours de quelque chose et puis on essaie de piquer ».

Un tel discours relance la question de la circulation, de l’accès et de l’appropriation des connaissances et savoirs en rapport à la propriété intellectuelle ou industrielle. Cette appropriation, du fait qu’elle suscite des conflits sur le régime de propriété (intellectuelle ou industrielle) et sur le type de propriété (biens privés, biens publics, ou communs), fait l’objet aujourd’hui de débats sociologique et économique ardus (Kaul et al. 1999 ; Deneulin and Townsend, 2007 ; Boyle, 2003 ; 2008). En effet, la distinction aujourd’hui entre domaine public de la connaissance (qui relève du patrimoine mondial) et domaine privé (qui, lui est intrinsèque à la jouissance de droits strictement privés) n’est pas évidente. Il n’est pas évident non plus de déterminer réellement à qui appartiennent les connaissances.

Par ailleurs, le discours de ce directeur d’entreprise de conception pointe du doigt des réalités évidentes qui ont jalonné l’histoire de l’évolution technologique mondiale. P. Rivière (2000) citant le Programme des Nations Unies pour le Développement affirme que « de nombreux pays développés d’aujourd’hui, qui se font (...) les ardents défenseurs d’un renforcement des droits de propriété intellectuelle, disposaient de règles floues lorsqu’ils ont mis en place leurs industries nationales. Ils n’ont changé de discours qu’une fois devenus exportateurs de technologie101 ». Pour lui, en amassant les droits de propriété intellectuelle sur l’ensemble des connaissances (des fonds d’archives photographiques au génome humain, des logiciels aux médicaments), les pays les plus riches et les mieux dotés juridiquement (les Etats-Unis emploient le tiers des avocats de la planète) assurent le contrôle de larges pans des productions futures. Et de fait la protection tous azimuts des idées et des technologies par les brevets et autres droits de propriétés introduit des biais et une inégalité de chance face à l’acte d’invention. Parlant du brevetage du vivant par exemple, F. Manni (2008) affirme que « les détracteurs de cette pratique lui opposent plusieurs objections d’ordre technique : les brevets contribuent à augmenter le prix des produits alimentaires au détriment des pays et personnes les plus démunis ; ils peuvent freiner d’autres recherches et expérimentations ; ils portent sur des inventions qui ont bénéficié pour leur mise au point d’une recherche publique qu’ils ne nourrissent pas en retour ; ils induisent le développement d’une politique agricole irrespectueuse de la diversité génétique naturelle. Enfin, ils dérivent parfois d’une flore et d’une faune exotiques volées dans un pays qui ne touchera aucun bénéfice de leur étude102 ». Le piratage de technologie semble être une pratique ancienne bien ancrée dans les mœurs des concepteurs et dans les différents champs des innovations techniques. Et quand l’occasion se présente, ils n’hésitent pas à emprunter cette voie.

« Ça été le cas chez nous ici avec les presses à huile ; on a commencé nous-mêmes à copier les machines venues d’Inde ; on achetait une machine neuve indienne et on la

101http://www.monde-diplomatique.fr/2000/01/RIVIERE/13277.html

102

décortiquait ; et après un an, deux on finit par l’adapter à nos besoins et à nos conditions » ajoute le directeur de la SOAF.

Cette approche de la conception par « reverse engineering » est très répandue en Afrique subsaharienne nous l’avons déjà souligné. Elle permet d’adapter les équipements au contexte local de fabrication et d’utilisation. Mais elle ne permet pas toujours d’atteindre un niveau élevé d’innovation (Wood and Otto, 1995) pas plus qu’un degré de fiabilité élevé (Bationo, 2007), les matières premières étant là le plus souvent issues de diverses opérations de récupération (métaux d’épaves de véhicules, etc…les forgerons sont devenus dans ce domaine de la « récupération créatrice » de véritables spécialistes).

Les adaptations ne portent finalement que sur quelques composants fonctionnels de l’équipement, et son principe global de fonctionnement ne fait pas l’objet d’une remise en cause. Mais cette méthode peut être facilement mobilisée pour donner des résultats probants et rapides quand les principes scientifiques et techniques des équipements en question sont faciles à comprendre et à reproduire. Or, ce n’est pas le cas quand ils s’avèrent plus complexes (Totobesola, 2008), ce qui soutient l’idée que les équipements copiés sont ceux qui sont le plus souvent dotés de principes de fonctionnement assez simples.

Des objets différents de vols : témoignages

La réalité de la piraterie ou du vol d’idées est perçue comme étant devenue une routine chez les concepteurs, mais les différents récits recueillis montrent que l’on vole différentes entités, et qu’à travers elles, ce ne sont pas nécessairement les mêmes personnes ou catégories de métiers qui sont visées. Ce chercheur de l’IRSAT précise par exemple :

« C’est une réalité ; moi-même je l’ai noté ; vous verrez que je présente des choses très rarement au FRSIT ; je me suis rendu compte qu’effectivement tu arrives avec des idées de base, il y a une démarche de travail au niveau de la recherche de conception et tout, mais l’artisan lui il ne conçoit rien, il prend, il copie, il passe par les voies les plus directes il sort quelque chose de médiocre qui ne fonctionne pas mais qui a le mérite d’exister et d’avoir été réalisé sur le plan des idées ; et c’est ton idée ; voilà ! moi je ne présente plus que des produits finis ; par exemple comment le faire moi je ne le dis plus jamais ; si tu veux tu reviens on discute, si tu es vraiment un bon partenaire on va ensemble tu sais ce que tu vas payer pour qu’on y arrive. Voilà ! donc c’est réel ce que les gens disent hein ! souvent les responsables d’unité (les entrepreneurs) innovent, ils viennent nous montrer leur innovation croyant qu’ils font avancer les choses mais heun ! enfin le lendemain il voit quelqu’un d’autre, un médiocre hein ! qui est en train de réaliser ça pour commencer reproduire ; je prends par exemple le cas des huileries ; l’huilerie c’est un désordre complet au Burkina ; tu as plus d’une vingtaine de hors-la-loi, parce que tout simplement ils ont été voir des unités industrielles installées dans les normes ; ils se sont dit : moi je peux faire pareil mais moins cher ; voilà ! là où l’épaisseur de la tôle c’est 8 millimètres eux ils font 2mm, là où c’est en acier inoxydable ils le font en acier noir, là où c’est soudé à l’argon ils font n’importe quoi ; bon les étapes : là où il faut filtrer eux ils s’en foutent voilà ! mais ils sortent de l’huile, de très mauvaise qualité qu’ils arrivent à vendre parce que le prix est plus bas et parfois comme la bonne huile n’est pas souvent accessible soit en prix soit en problème de distance voilà les gens se contentent de ça »

Ces façons de procéder sont en fait typiques des artisans métalliers comme des forgerons dont la plupart des matières premières sont issues de récupération dont la qualité et la fiabilité ne sont pas connues. La fabrication dans les Pays d’Afrique de l’Ouest est d’ailleurs caractérisée