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Chapitre III : La confiance dans le processus de conception au Burkina Faso

4- Des leviers pour établir la confiance pour collaborer

4.1- le rôle d’un tiers garant

Il s’agit maintenant pour nous de présenter quelques leviers ou mécanismes qui pourraient éventuellement permettre de construire de la confiance pour collaborer dans le milieu de la conception d’équipements. En général, les organisations professionnelles contemporaines cherchent collectivement à construire et à conquérir des marchés et à responsabiliser individuellement leurs membres en leur proposant diverses formes d’autonomie sous contrôle indirect (Alter, 2001 ; Courpasson, 2000 ; Lazega 2001 ; Périlleux, 2001 ; Segrestin, 2004). Dans le monde de la conception au Burkina Faso, nous avons vu que les protagonistes de la conception évoluent dans un monde inorganisé, faiblement structuré, ce qui donne une certaine flexibilité à leurs interactions. Dans ce contexte, chacun s’engage de façon contingente et variable comme nous l’avions souligné. Le rôle de la confiance dans ces relations flexibles nullement soutenues par des institutions juridiques ou des structures d’encadrement pose donc question. Car, si la flexibilité est synonyme d’une certaine autonomie d’action, elle peut aussi constituer un risque de voir apparaître des comportements strictement opportunistes jouant sur une confiance relative.

L’analyse des interactions dans le monde de la conception dans les pays en développement montre justement que la méfiance, la défiance et les suspicions qui inhibent de fait les relations et par conséquent les coopérations, sont pour partie issues de ces comportements opportunistes, de trahisons, de duperies… dont les acteurs qui en ont été victimes gardent la mémoire.

La question qui nous vient alors à l’esprit est la suivante : comment redonner confiance à ceux qui l’ont perdue ? Dans la littérature occidentale la problématique de la confiance conjuguée à celle de la collaboration est souvent traitée pour des situations où on a l’impression que la coopération va de soi, les protagonistes partageant déjà des référentiels et évoluant dans des structures relativement normées, encadrées. La construction de la confiance dans ces conditions s’appuie sur des pré-requis communs à tous. Autrement dit, l’établissement de la confiance se fait dans des conditions déjà réunies pour cela.

Les situations d’interactions que nous avons observées dans le milieu de la conception au Burkina Faso nous donnent une autre vision et nous amènent à nous interroger en conséquence : quelles sont les conditions nécessaires pour aboutir à des formes de collaboration dans la conception et dans ce pays en particulier ? Autrement dit, comment construit-on les règles d’une possible action collective dans cet univers? Pour répondre à ces questions d’intérêt majeur, nous émettons l’hypothèse que la confiance pour collaborer passe par la mise au point d’un cadre institutionnel, a minima par l’établissement d’un mode contractuel de collaboration mais aussi par l’expérimentation régulière de situations de collaboration, qui ne soient pas nécessairement initiées par les acteurs de la conception eux-mêmes mais plutôt proposées, encadrées, soutenues par des acteurs extérieurs, qui se constituent ainsi médiateurs. Ceci passe alors nécessairement par l’existence d’un climat de confiance entre ces tiers extérieurs et les différents acteurs de la conception. On l’a vu certains acteurs externes (ONG) bénéficient de cette confiance mais ne l’instrumentent pas pour se constituer en médiateurs réguliers, activateurs de collaborations inter-professionnelles.

Ceci dit, il n’est pas toujours indispensable d’avoir confiance pour collaborer. Il existe des moments où l’on est dans l’impossibilité de connaître l’interlocuteur avec qui l’on doit collaborer ; c’est par exemple le cas dans l’internationalisation des échanges qui implique une longue distance (Zucker, 1986) ; dans ces conditions, il est souvent fait recours à un tiers garant doublé d’un contrat (certaines ONG peuvent jouer ce rôle) ; en effet, même si les acteurs ne se font pas confiance, mais qu’ils peuvent faire confiance à un tiers garant, alors ils peuvent coopérer. Par ailleurs, il convient de préciser que l’on peut aussi établir un contrat sans confiance établie mais dans ce cas le contrat seul ne suffit pas à activer la collaboration, les risques de méfiance, de désaffection consécutive, sont grands.

4.2- Le cadre institutionnel comme levier

Dans les relations d’échange entre acteurs de la conception dans les pays ouest africains, les notions de calcul ou d’intérêts sont bien maîtrisées (rappelons que certains de nos acteurs ont fait leurs études en Occident et se sont appropriés les modèles de pensée en vigueur) mais sont mobilisées dans un contexte de méfiance et de défiance où les repères institutionnels sont par ailleurs inopérants voire inexistants. Le calcul des avantages et des intérêts s’établit ainsi par exemple par référence à une histoire organisationnelle et sur la base d’un certain nombre de croyances ou de normes sociales inexistantes ailleurs fondatrices d’une rationalité « culturellement située ». Les références à des cadres institutionnels publics semblent inexistantes.

Pourtant des institutions nationales ou régionales d’encadrement et de gestion des innovations, existent et fonctionnent. Ce sont par exemple, le FRSIT, l’ANVAR, la DNPI, la DGA, le CMA-BF… Sur le plan sous régional, c’est l’OAPI qui assure et réglemente la protection de la propriété intellectuelle et le brevetage des nouvelles technologies. Mais on l’a vu, ces différentes institutions ne sont pas forcément en adéquation avec les attentes et le vécu des concepteurs, par manque d’un cadre institutionnel plus global et par manque (ou difficulté) de communication entre d’une part ces organes dont les activités sont fortement orientées par des politiques et règles exogènes, directement importées et d’autre part les

acteurs diversifiés de la conception relevant on l’a vu, de différentes sphères ou trajectoires professionnelles et institutionnelles, se référant donc à différents cadres normatifs dont seuls certains sont exogènes, d’autres plus spécifiques aux sociétés qui composent l’actuel Burkina Faso. Si par exemple le FRSIT propose un cadre biennal d’exposition des innovations technologies au Burkina, pour certains acteurs, il n’en constitue pas pour autant un cadre légitime d’expression pour tous les acteurs de la conception dans lequel les problèmes spécifiques auxquels ils font face pourraient être exposés et débattus.

De plus, la plupart de ces acteurs n’ont pas forcément accès aux institutions et outils juridiques et n’ont donc aucun moyen de protéger leurs productions et marchés. Les institutions existantes ne constituent pas pour eux des interlocuteurs compétents pour pallier ce déficit d’informations ou de protection.

Finalement, tous nos interlocuteurs laissent entendre que l’on se trouve dans un contexte institutionnel qui ne favorise pas encore l’établissement de relations collaboratives ou partenariales, expliquant le sentiment général que la méfiance constitue peut-être le seul moyen de se protéger !

Dans ces conditions, pour certains acteurs il paraît plus judicieux, pour acquérir de l’information ou des garanties de protection, ou encore pour engager un travail collaboratif qui serait au moins symboliquement soutenu par l’une de ces institutions, de s’adresser à une seule personne plutôt qu’à une de ces institutions. Avec un individu, pense-ton, on « s’arrangera » toujours pour exploiter et gérer les résultats d’un travail commun. L’arrangement inter-individuel est ainsi au cœur de nombreuses stratégies. Fondé sur un minimum de confiance (par connaissance directe au sein de réseaux de proximités lignagères ou territoriales par exemple), l’arrangement autorise chacun à défendre et conserver ses intérêts personnels tout en s’engageant – selon des règles ponctuelles négociées au cas par cas – à collaborer, sans faire de cette collaboration un acte fondateur et public/officiel pour de futures coopérations. Et cela semble avoir bien plus de sens pour beaucoup d’acteurs que de recourir à une hypothétique protection institutionnelle. Nous l’avons vu le brevetage par exemple est perçu comme un obstacle bien plus qu’une protection : il est rendu inaccessible par son coût, il n’évite pas la violation de la propriété intellectuelle ou industrielle puisqu’il n’est assorti d’aucun dispositif de contrôle. Les propos du directeur de SOAF illustrent cette analyse :

« d’abord le brevet est cher, ensuite le brevet est difficilement justifiable, parce que tu peux faire une petite innovation, on va t’accorder le brevet mais l’application de tes droits de brevet sur le terrain c’est carrément impossible. Tu ne vas pas menacer les gens parce qu’ils ont fait la même chose que toi et dire : je vais te foutre la police aux fesses ; c’est impossible ; les gars travaillent avec la réalité ; donc moi je…nous on a fait beaucoup de produits nouveaux, mais on n’a pas de brevet ; on a approché l’OAPI, on a regardé les conditions, on a vu que sur le terrain même ce n’est pas évident ».

Nous faisons ici l’hypothèse que la faiblesse ou l’absence d’un cadre institutionnel d’expression spécifique aux concepteurs est l’un facteur qui exacerbe les tensions et le déficit de confiance. Pour restaurer ou asseoir la confiance dans ce milieu, il nous paraît impératif que soit créé un cadre d’expression spécifique qui soit propre aux différents concepteurs, qui soit ainsi reconnu par eux comme légitime pour créer une émulation à la collaboration ou pour les aider à résoudre des problèmes spécifiques à leurs pratiques de travail, ou encore pour promouvoir sans risques la production, la circulation et les échanges de connaissances et d’idées. L’institutionnalisation d’un cadre de concertation reconnu par les différents concepteurs, peut ainsi constituer un levier pour construire de la confiance et de là pour

collaborer, en même temps qu’un moyen de produire peu à peu une « grille de lecture » des métiers de la conception, dotée de règles négociées de contrôle des productions et créations, constitutive d’une déontologie professionnelle.

Il nous semble qu’au Burkina Faso la Chambre des Métiers et de l’Artisanat (CMA-BF)96 qui est en cours de constitution, pourrait offrir ce cadre certes idéalisé d’expression pour les concepteurs à condition qu’un travail réel de base d’identification des différents acteurs intervenants dans ce secteur soit réalisé. Cette institution cristallise en effet a priori et formellement toutes les attentes des différents métiers comme le confirme Yaméogo (2005) : « avec la mise en place des Chambres des Métiers, alors, par corporation les acteurs définiront les statuts, les conditions d’accès, les formations professionnelles nécessaires et obligatoires, le contenu de la formation et la durée, les centres de formations agréés, les limites et les sanctions de la corporation. On palliera ainsi les insuffisances de qualification constatées dans toutes les activités économiques. Les programmes de formations colleront mieux aux besoins des entreprises ».

4.3- La contractualisation comme autre levier

La contractualisation des rapports de collaboration dans le domaine de la conception est largement évoquée par les concepteurs que nous avons rencontrés, et présentée comme l’un des meilleurs mécanismes d’établissement d’une confiance professionnelle minimale. La contractualisation permettrait selon eux de résoudre les problèmes de vols d’idées et de technologies. Cette position, essentiellement partagée par les ingénieurs, les techniciens et autres concepteurs possédant des référentiels communs et normatifs dans le domaine de la conception, est à relativiser. En effet, elle est peu présente dans d’autres métiers de la conception, notamment chez les ferblantiers, les artisans métalliers et les forgerons qui se soucient moins des risques de vols d’idées et de technologies, puisque dans ces métiers « traditionnels » on produit à peu près les mêmes objets et la copie-amélioration est une procédure largement admise : elle est même pour certains une preuve de compétence acquise, un peu à la manière dont les premiers artisans-peintres florentins admettaient les copies de leurs œuvres dès leur ouverture au public, comme autant de preuves de reconnaissance, traduites en apprentissages et en compétences nouvelles, gages en cela d’une évolution généralisée des techniques innovantes initiées par ces peintres.

Au regard de la méfiance permanente de ces acteurs de la conception à s’insérer dans un processus de coopération, la question de la contractualisation des rapports de collaboration est importante. A défaut de protection institutionnelle, la signature de contrat permettrait de garantir un minimum de règles et une confiance « obligée » pour interagir ensemble. Tout dépend du dispositif et de ce qu’il inclut : il doit d’abord être écrit, il doit ensuite comprendre a minima l’équipement des actions à mener, l’organisation des règles, des droits ; ce sont là autant d’éléments qui permettent d’éviter que les acteurs entrent perpétuellement en concurrence. C’est du moins ce que pense ce concepteur de Gourcy :

« il faut un cadre de conception où chacun sait que son rôle est bien précis, bien clair, ses limites, ce qu’il gagne dedans ; dans l’environnement des entreprises c’est ça, en cas de bénéfices comment redistribuer les gains et comment se répartir les taches ; si tout ça c’est écrit, moi je ne vois pas de problèmes à concevoir avec des pairs de nouveaux produits. J’entends par cadre des écrits, des textes qui disent exactement quelle est la contribution de chacun par rapport à un problème qui serait posé : qui

96 Mais ce concept (« Chambre des Métiers ») encore typiquement occidental, trouvera-t-il une application adaptée au secteur même de la conception qui n'est lui-même pas reconnu en tant que tel ? Nous avons abordé la question de l’institutionnalisation de la CMA-BF dans le chapitre 7.

est-ce qui s’occupe de telle partie et qui s’occupe de telle autre partie et quelles sont les retombées pour chacun. Pour moi c’est ce cadre qui protège et définit de façon claire les rôles de chacun ; et si ça c’est fait effectivement et qu’on arrive à avoir des systèmes dissuasifs que chacun respecte ces termes là pour moi c’est ce qui fait le cadre pour travailler sereinement […] C’est vrai qu’ici on a l’art de ne pas suivre effectivement ce qui est mis sur papier mais je ne vois pas comment on peut travailler correctement ensemble sans passer par un système contractuel, un système de rapport écrit. Maintenant quels moyens on a pour que tout le monde soit contraint effectivement à respecter les termes du contrat là voilà c’est peut-être ces moyens qu’il faut aussi définir ; Il est vrai que ce n’est pas forcément suffisant pour que la confiance règne ; mais une fois que ces documents signés existent, la confiance s’installera à la longue quand les parties prenantes vont commencer à exercer vraiment, chacun essayant de respecter les termes du contrat et c’est intéressant pour tout le monde ; et c’est comme cela que la confiance va venir ; sinon je crois que de but en blanc comme ça on ne peut pas faire naître la confiance ou dire que la confiance règne ».

Mais si la contractualisation constitue un facteur décisif dans les rapports de collaboration, il n’en demeure pas moins qu’il reste selon nous insuffisant à lui seul pour établir la confiance. En effet, le contrat est un dispositif incomplet qui ne suffit pas à dissuader les comportements opportunistes, les ruptures d’engagement ni même d’entrer en conflit les uns par rapport aux autres. Comme le souligne Orlean (1994) cité par Trompette (2003) « l’accord entre les individus, même lorsqu’il se limite au contrat d’un échange marchand, n’est pas possible sans un cadre commun, sans une convention commune ». Reverdy (2008) montre que le contrat n’empêche pas la confiance de s’effondrer lorsque le pilier sur lequel elle repose se révèle être un géant aux pieds d’argile, qui manque de pouvoir d’influence et de décision. Le contrat est toujours quelque chose de minimal ; c’est le plus petit dénominateur commun permettant d’assurer aux contractants un minimum de confiance. Mais un contrat ne prévoit pas tous les problèmes qui surviendront lors des relations d’échanges et ne circonscrit pas forcément toute la sphère des interactions ; il ne fournit pas non plus les règles ou moyens d’un contrôle des engagements, qui supposent nécessairement un tiers actif (la justice par exemple). De plus, un contrat qui tenterait de définir tous les contours des problèmes possibles tuerait du même coup la créativité, l’innovation, voire les échanges eux-mêmes. Ce n’est donc en réalité qu’un garde-fou instauré pour limiter et non abolir les risques de comportements opportunistes. Pour que les acteurs qui enfreignent les clauses du contrat s’exposent à des sanctions disciplinaires il est nécessaire que derrière le contrat il y ait des institutions juridiques auxquelles on sait pouvoir s’adresser en « toute confiance », là encore, en cas de désaccord. Que vaut alors un contrat s’il n’est pas sous-tendu par des instances juridiques publiques à même de faire respecter les termes du contrat ? Ce qui est le cas actuellement au Burkina Faso.

Par ailleurs l’un des problèmes majeurs en Afrique de l'Ouest c’est que le système de communication et les normes relatives aux engagements individuels relèvent d’un régime de l’oralité. Les acteurs se lient les uns aux autres par la parole donnée. Il est donc souvent très mal vu qu’un individu exige un contrat écrit avant d’entrer dans un processus de coopération ; le contrat écrit est pensé alors comme une preuve de manque de confiance, comme un « refuge » symbolique ne correspondant pas aux dispositifs normatifs les plus courants de la société. Et c’est là tout le problème pour les interactions dans le milieu de la conception au Burkina Faso : certains concepteurs se réfèrent à un schéma traditionnel des relations de coopération où la parole donnée est inaliénable et suffit à établir une confiance entre pairs ; d’autres par contre ont intégré d’autres références normatives pour « gérer » leurs relations

notamment professionnelles, en se référant de plus aux aléas et incertitudes du monde urbain avec les opportunismes dont il est potentiellement porteur. Ces acteurs se demandent finalement ce que vaut la parole donnée dans un monde « du chacun pour soi, dans une économie de la pauvreté et de la débrouillardise » où les gens cherchent d’abord à s’enrichir. Le thème de la contractualisation des rapports de collaboration en lien avec la confiance soulève en outre un autre débat, cette fois sur ses articulations avec les phénomènes du don et du contre don. On a souvent souligné dans la littérature scientifique le contraste apparent entre contractualisation et don dans les rapports de collaboration ou d’échanges marchands : les relations de don/ contre don semblent antinomiques avec la contractualisation ; et on peut aussi voir un danger dans la contractualisation accrue des relations humaines.

Car en effet, et de façon caricaturale, on peut imaginer que la contractualisation est synonyme de marchandisation accrue des rapports de collaboration ; qu’elle repose donc sur (ou produit) une confiance artificielle, juste efficace pour collaborer. A l’opposé, le don et le contre-don sont souvent pensés comme une traduction de la reconnaissance ou de l’estime mutuelle entre acteurs engagés dans des rapports d’échanges ; sans offrir aucune garantie il est cependant implicitement porteur de sanctions morales. Evidemment cette vision dichotomique peut paraître assez naïve. Car dans la réalité la contractualisation n’entre pas nécessairement en conflit ni même en contradiction avec le paradigme du don/contre don. A la limite on pourrait dire que ces deux dispositifs se complètent. En effet, il est rare de penser un système économique dans lequel toutes les relations sont d’ordre contractuel. Des espaces pour le don existent et on le voit notamment au travers des différentes remises et rabais aux clients, des prestations gratuites de services… Par ailleurs, la confiance dans le mode contractuel s’assimile facilement au don étant donné que, comme nous l’avons souligné plus haut, les