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Chapitre IV: La sociologie du voleur d’idées : entre fantasme et réalité

2- Controverses sur la circulation des idées et des connaissances

Il s’agit ici de saisir et de comprendre les différentes controverses qui ont lieu dans le secteur des activités de conception d’artefacts techniques en général, et d’équipements agricoles et agroalimentaires en particulier, dans les pays en développement ouest africain et notamment au Burkina Faso ; en les mettant en rapport avec des controverses plus globales dans le milieu scientifique et celui de l’ingénierie de l’innovation ; ceci pour mieux comprendre les jeux de coopération ou de non coopération dans le domaine particulier de la conception. En effet, on peut émettre l’hypothèse que les controverses influent sur la production et la circulation des connaissances et déterminent ensuite pour une large part différentes postures d’engagement des acteurs dans un travail coopératif.

D’une manière générale, le désir de connaître, de comparer, de se mesurer à autrui, sont autant de motivations qui poussent les acteurs sociaux à entrer dans des relations plus ou moins conflictuelles d’échanges, en fonction d’enjeux perçus et d’intérêts toujours spécifiques, liés à une situation (politique, économique). Ces attitudes se jouent aussi bien dans le milieu scientifique, africain qu’occidental, ce dernier étant cependant historiquement structuré autour de ses « privilèges » (Stengers, 2006), formant ainsi une véritable « communauté ».

Par ailleurs, on assiste partout dans le monde aujourd’hui, à l'émergence de technologies nouvelles essentiellement numériques par le biais d’un extraordinaire bouillonnement créatif qui facilite la circulation des savoirs tant dans le milieu de la conception que dans celui des usages. Ce foisonnement créatif produit une opposition frontale entre deux camps, un mouvement avant-gardiste d’une part qui prône la protection à outrance des idées et inventions technologiques contre la piraterie et le vol et d’autre part des mouvements qui revendiquent l’accès ouvert et à tous (open access). La montée en puissance du mouvement de protection de la propriété intellectuelle des savoirs est-elle un fait autonome nouveau et singulier, ou peut-elle être reliée à un sentiment d’insécurité grandissant qui transforme les enjeux et bouleverse le monde des innovations technologiques ? Presque tous les domaines subissent aujourd’hui l’intrusion des innovations technologiques qui sont par la même occasion exposées à des risques de détournements et à la piraterie. Les attitudes des acteurs (Etats, producteurs, concepteurs, chercheurs, cultivateurs, organismes internationaux comme l’OMC et l’OMPI notamment) porteurs ou porte-paroles des innovations (matérielles ou immatérielles) face à la problématique du combat contre la piraterie sont alors très contrastées, font l’objet de débats et de négociations acharnés. En témoignent les récentes joutes parlementaires à l’Assemblée Nationale française en 2009 sur la loi HADOPI (Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des droits sur Internet) par exemple.

Pour notre part, nous nous intéressons à une échelle localisée aux caractéristiques de ce qu’au travers de ces multiples circulations et de certaines conséquences qu’elles peuvent avoir (difficulté du contrôle des droits notamment), l’on dénonce comme étant vols d’idées ou acte de piraterie qui touchent au secteur des équipements agricoles et agroalimentaires conçus pour des unités de production et de transformation de petite échelle en Afrique de l’Ouest. Pour cela, nous nous basons essentiellement sur les données de nos investigations réalisées au Burkina Faso auprès des acteurs de la conception.

Enfin, dans le milieu scientifique, la circulation des savoirs, la gestion et l’appropriation des savoirs scientifiques constituent des enjeux économiques et symboliques importants et sources de tensions ; diverses formes de stratégies sont développées et mises en œuvre pour contrôler cette dynamique. Vinck (2007) montre que malgré son caractère suffisamment normé, le monde scientifique n’échappe pas à certaines formes de déviances ou de fraudes scientifiques. Par ailleurs, les querelles de priorités, de préséance, la lutte pour le contrôle du capital symbolique lié au crédit scientifique sont autant d’éléments qui exacerbent les tensions à l’intérieur de la structure scientifique et militent en faveur d’une gestion stratégique de la circulation des connaissances scientifiques. Les pratiques du secret, les fraudes et des formes « d’attachement » excessifs aux idées ou données produites, bien que contraires aux normes de partage et de désintéressement prônées par la communauté scientifique, sont en passe de devenir des pratiques répandues. Mais il convient toutefois de noter que les controverses dans ce champ des scientifiques en Occident, sont rarement liées à l'absence de confiance entre acteurs mais sont plutôt dues à la pratique normative et donc légitime du doute systématique, relevant d’une norme fort ancienne et pour partie fondatrice de la Science comme champ de pratiques et de connaissances spécifique, celle du scepticisme organisé.

Au Burkina Faso, on constate à l’opposé de ce qui se donne à voir en Europe par exemple, une véritable institutionnalisation de la méfiance concernant la circulation des connaissances produites, qui contribue à amplifier les conflits de suspicions entre les différents acteurs de la conception.

La rétention de l’information, les évitements entre acteurs, les accusations mutuelles de mal agir…sont alors des traductions courantes de cette méfiance généralisée. Les accusations de vols d’idées ou de piratage et leur multiplication dans les discours produits par nos interlocuteurs traduisent aussi leur faible niveau d’interaction et d’inter-connaissance dans l’activité de conception. Par ailleurs, l’on n’ignore pas que la compétition à laquelle ils sont soumis, face à des marchés restreints, influe largement sur l’étendue de ces suspicions et sur la définition même de la notion de « vol d’idées ».Bien plus qu’avant peut-être les enjeux de reconnaissance sont déterminants pour la survie professionnelle même de chaque acteur qui s’identifie, qui se revendique comme un concepteur...

Cette situation pose alors la question des modalités de circulation des connaissances et des savoirs de conception d’une part et celle de la communication entre acteurs d’autre part. Plus précisément, le vol d’idées ou la piraterie de technologies dont font cas les concepteurs constituent finalement une catégorie de pratiques non admises et non autorisées dans la circulation et l’appropriation des savoirs ; elles apparaissent de fait comme des « contre-normes » dans une déontologie de la recherche en innovation technologique telle qu’elle est importée des pays occidentaux. Il est par conséquent intéressant de se demander comment se produisent et circulent les idées et les connaissances dans le monde de la recherche scientifique et dans celui spécifique de la R&D et de l’ingénierie de l’innovation si les acteurs s’accusent mutuellement et ne coopèrent pas.

Nos investigations sur le terrain au Burkina Faso montrent d’abord que les acteurs de la conception communiquent peu entre eux et ne disposent pas de cadre d’expression adéquat

qui leur permettrait de se rencontrer et d’échanger. En outre, excepté dans les cas de collaboration avec les organismes de recherche internationaux des pays du Nord dans le cadre de projets de coopération97, qui constituent finalement les seuls canaux d’accès à la littérature technique et scientifique, à des bases de données, et à des logiciels, et même à l’Internet (Totobesola, 2008), les acteurs de la conception n’ont que difficilement accès aux sources d’informations, outils et connaissances qui leur permettraient d’être plus opérationnels ou de se sentir membres d’une communauté professionnelle même virtuelle.

Mais ce déficit de communication ou d’information n’ont pourtant pas empêché ailleurs, que d’autres concepteurs développent de nouvelles idées, créent des solutions originales.

L’organisation de la production académique scientifique quant à elle constitue selon nous un cas éclairant.. Elle s’appuie sur des mécanismes de production et d’acquisition de connaissance théoriquement ouverts, où les principes de divulgation rapide de nouvelles connaissances sont régulièrement soulignés, et dans lesquels un certain nombre de procédures sont censées faciliter et renforcer la circulation de connaissances.

La problématique des controverses en rapport à la circulation des idées et des technologies est aussi en partie liée aux représentations que les acteurs de la conception ont de leurs technologies comme nous l’avons remarqué au chapitre II. En effet, un rapport d’affectivité trop grand peut constituer une barrière ou un blocage à la circulation et à la diffusion des savoirs de conception. Or beaucoup de concepteurs ouest africains entretiennent effectivement un rapport quasi passionnel avec leur artefact d’invention98 avec l’idée qu’il s’agit pour eux à la fois d’une preuve symbolique et d’un moyen d’accroître leur capital symbolique auprès des pairs et de la communauté des utilisateurs.

D’une manière générale, il arrive que les acteurs transportent les controverses sur la circulation et la diffusion des connaissances du milieu scientifique pour les étaler au grand public (qu’ils prennent pour témoin) où justement le capital symbolique joue un rôle déterminant : les innovations technologiques sont faites pour soulager la pénibilité de la tâche des utilisateurs et/ou sortir les pays en développement de leur pauvreté. Cette vision défendue par certains concepteurs prime sur les autres aspects scientifiques et techniques. On assiste en fait, à un déplacement progressif des lieux de controverses (Tsoukas, 1999) : des modalités de la circulation des connaissances de conception à débattre dans une ingénierie de conception interne au monde des concepteurs, on passe sur le terrain des usagers profanes.

L’évocation de la diminution de la pénibilité des tâches comme celle de la réduction de la pauvreté fonctionnent comme des cautions morales, autorisant ou légitimant le fait que les concepteurs fuient le débat central qui les concernerait en priorité, celui de la conception collaborative. Dans cette logique, celle-ci est jugée lourde et onéreuse. Dans cette logique encore et selon eux il y a en fait bien plus urgent à faire que de se perdre dans des débats sur

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Mais ces cas de collaboration entre concepteurs du Nord et ceux du Sud ne touchent qu’une infime partie du monde des concepteurs ; en général, ils ne concernent que les organismes de recherche et les ONG de conception qui conduisent des activités de conception entrant souvent dans le cadre de projets ayant obtenu un financement en vue de répondre à un besoin d’équipement pour un ensemble d’utilisateurs ou d’une filière bénéficiaire pour les développer. C’est le cas on l’a vu dans les précédents chapitres, de projets de mise au point de différents types de séchoirs (Coulibaly, Rivier et al., 2004 ; Méot and Marouzé, 2005), de décortiqueuses (Marouzé, Thaunay et al., 2005), d'équipements d'extraction de beurre de karité (Coulibaly, Ouédrogo et al., 2004). De fait, la grande masse des concepteurs locaux en est exclue.

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Cependant, ce rapport passionnel à l’artefact n’est pas l’apanage des seuls concepteurs ouest africains ; on le retrouve ailleurs dans le monde, par exemple chez Renault dans la conception automobile, où on observe des rituels de deuil lors des passages de relais entre équipes de conception. La différence est que la conception dans le milieu industriel est beaucoup plus collective que dans le contexte ouest africain où l’activité de conception est le plus souvent une œuvre solitaire.

la coopération. Ils préfèrent ainsi rester sur un schéma traditionnel de travail solitaire en conception qui, de l’avis pourtant de la plupart des chercheurs rencontrés, œuvrant aussi dans le domaine des innovations technologiques, est peu performant, long, coûteux, pauvre en apprentissages ; expliquant le faible essor des inventions et des innovations technologiques en Afrique subsaharienne et notamment au Burkina Faso.