• Aucun résultat trouvé

techniques au Burkina Faso

0- De la relation entre collaboration, confiance et reconnaissance

A l’instar de la problématique de la confiance, la question de la reconnaissance dans le domaine des innovations technologiques est elle aussi induite des investigations sur le terrain. En effet, nos interlocuteurs, relatant les difficultés de collaboration dont ils font face, évoquaient de façon récurrente l’absence de reconnaissance, le peu de reconnaissance et parfois même le déni de reconnaissance dont ils sont l’objet. Et cela aurait une répercussion négative sur leur démarche d’innovation qui repose désormais sur une approche individuelle plutôt que collective. Nous avons alors cherché à nous appesantir sur la question pour comprendre ses manifestations et les relations de causes à effets qui pourraient exister entre collaboration, confiance et reconnaissance, ce qui permettrait de renforcer notre analyse sur la dynamique de la conception des agroéquipements au Burkina Faso notamment.

Il nous semble difficile d’évoquer la reconnaissance sans rappeler le rôle particulier que jouent la coopération et la confiance dans sa construction. Ces deux paradigmes constituent les pièces maîtresses et les fils conducteurs qui concourent à son édification.

Le problème de la reconnaissance reste un sujet d’actualité. Beaucoup d’auteurs l’ont étudié dans des domaines divers et variés. La reconnaissance est par exemple abordée par Dufoix (2005) dans une perspective historique et politique avec pour matière la reconnaissance de la réalité de l’esclavage, de la colonisation mais aussi de l’immigration et sa contribution à la construction de la nation française ; dans les relations d’échange de type don contre don par Hénaff (2002) et Sfez (2002) ; dans l’analyse de la justice sociale par Fraser (2005) ou encore dans une analyse épistémologique par Honneth (2005). Cependant, dans notre quête de la relation entre collaboration, confiance et reconnaissance quatre auteurs ont retenu notre attention ; ce sont Dejours (1993), Saulquin et Fray (2004, 2005) et Livet (2007).

Pour Dejours, (qui étudie depuis trois décennies maintenant les conséquences psychiques de la souffrance au travail) le travail a partie liée avec la souffrance et la reconnaissance. En contrepartie de la contribution qu’il apporte, le sujet attend une rétribution. Il veut être reconnu pour le travail qu’il a accompli. Si la reconnaissance fait défaut, les sujets s’engagent dans des stratégies défensives pour éviter la maladie mentale, avec des conséquences sérieuses pour l’organisation du travail. Si la dynamique de la reconnaissance est paralysée, la souffrance ne peut plus être transformée en plaisir et ne peut plus trouver de sens. L’analyse psychodynamique qu’il fait de la souffrance au travail porte sur le drame vécu, son contenu et son sens pour celui qui le vit. Selon lui, si le sujet est coupé du réel et de la reconnaissance par autrui, il est renvoyé à la solitude de la folie classique connue sous le nom d’ « aliénation mentale ». Si le sujet entretient par son travail un rapport avec le réel, mais que son travail n’est pas reconnu par autrui, même si ce travail est dans un rapport de vérité avec le réel, il est là aussi condamné à la solitude aliénante. Sigaut (1990) l’appelle « l’aliénation sociale ». Le sujet risque de basculer dans une folie qu’on confondra peut-être avec l’aliénation mentale,

pour peu qu’il proteste et essaie de réclamer son dû (paranoïa), ou finisse par perdre confiance en lui et à douter de la réalité à laquelle il est confronté, parce que personne ne la reconnaît (dépression).

S’agissant de la relation entre coopération et confiance dans le travail, Dejours dit que la coopération est un élément important à l’intégration de l’organisation du travail : c’est la volonté de personnes de travailler ensemble et de surmonter collectivement les contradictions naissantes de l’organisation du travail. Cette coopération pour exister a besoin de relations de confiance. Cependant, l’organisation du travail réelle ne peut être neutre vis-à-vis de la confiance : confiance ou méfiance, coopération ou incohérence, telles sont les alternatives. Pour Dejours, en effet, la confiance se construit : « C’est la façon dont l’autre se comporte face à une situation imprévue, la constatation que, même quand le monde se dérobe, on continue à agir selon des principes partagés qui fondent véritablement la confiance ; on a confiance parce qu’on sait qu’on partage les mêmes règles, qu’on ne ruse pas, qu’on n’improvise pas n’importe comment. » (Dejours, 1993, p.40). Pour lui, la coopération implique un engagement subjectif dans le travail et une dynamique intersubjective de construction et de déconstruction de représentations initiales problématisées dans l’action et autour de l’action. Passer de l’individuel au collectif suppose donc la construction de règles de métier par le collectif de travail. Celles-ci ne sont pas prescrites mais élaborées et remaniées au jour le jour par ce collectif. Résultats d’agréments et de compromis sur ce qui est considéré comme valide, correct et légitime, elles permettent de transformer la trouvaille ou l’ingéniosité de chacun en technique par la médiation qu’est la discussion avec les partenaires de travail (Molinier, 2006, p.114). Dans le cas des concepteurs burkinabè c’est la construction de ces collectifs de travail qui pose problème d’où la nécessité de trouver des mécanismes d’établissement de la confiance entre parties prenantes, préalables à toute activité de coopération.

Dans leur quête de performance organisationnelle dans le domaine de la GRH, Saulquin et Fray (2004 ; 2005) quant à eux, cherchent à démontrer qu’il existe un lien entre la confiance, la reconnaissance et les pratiques de GRH, en recherchant le degré de confiance établi dans les liens professionnels, ainsi que les motifs de non-confiance et de non-reconnaissance. Leur analyse s’applique au secteur hospitalier. En effet, voulant savoir s’il y avait un lien entre certaines pratiques sociales et la confiance dans les relations avec les supérieurs hiérarchiques, ils ont montré par exemple qu’il existe une forte corrélation entre la confiance, la gestion des emplois et des qualifications, les plans de carrières, la participation aux décisions et la prise en compte des performances individuelles. Leur analyse montre un lien étroit entre l’intensité des pratiques sociales sélectionnées et le niveau de confiance, confirmant ainsi l’hypothèse selon laquelle il existe une relation positive entre certaines pratiques sociales critiques et le niveau de confiance perçu dans les relations avec les supérieurs hiérarchiques.

Ils ont par la suite réitéré la même analyse mais en la rapportant cette fois à la reconnaissance des supérieurs hiérarchiques envers les cadres infirmiers. Ils remarquent que la relation entre la reconnaissance et les quatre variables retenues est encore plus forte, ce qui valide l’hypothèse selon laquelle il existe une relation positive entre certaines pratiques sociales critiques et le niveau de reconnaissance par les supérieurs hiérarchiques. Ils relèvent en effet un lien très étroit entre la reconnaissance et l’intensité des pratiques sociales sélectionnées. De fait, la confiance et la reconnaissance constituent un enjeu managérial pour les praticiens et les chercheurs car elles concourent toutes deux à la performance des organisations et à la maîtrise de leur complexité.

Pour sa part, Livet (2007) adopte une approche constructiviste pour montrer la relation intrinsèque entre coopération, confiance et reconnaissance. Pour lui, la confiance en incertitude, la coopération et la reconnaissance sociale sont liées, ne serait-ce que parce que le sacrifice de l’attrait pour la certitude nécessaire à la coopération est une manifestation de la valeur socialement attribuée à la coopération. Pour circonscrire son objet d’étude, il restreint l’usage du terme de confiance « aux attitudes qui nous mènent à tenir des engagements dans une situation d’incertitude, ou à nous attendre à ce que les autres tiennent leurs engagements dans une telle situation, voire même des engagements qui n’ont pas été explicites, mais que nous pouvons normalement inférer de leurs actions. Comme ces engagements permettent des coopérations, la confiance semble liée à la coopération » (pp.1-2). La coopération, elle, implique une forme de coordination qui est sujette à exploitation et à l’opportunisme. Pour mieux asseoir sa démonstration, Livet soutient que l’intérêt que nous avons à coopérer – et donc à faire confiance –est d’obtenir une certaine reconnaissance sociale. Cependant, cette quête de reconnaissance même si elle est proche de celle de la réputation s’en distingue manifestement, car l’on peut admettre qu’un acteur social ne recherche pas la réputation pour elle-même mais plutôt dans l’optique de l’exploiter, alors qu’il recherchera bien la reconnaissance sociale pour elle-même puisqu’elle est un élément vital. Par ailleurs, on peut observer que la reconnaissance sociale assure dans un groupe une meilleure chance de survie et de reproduction, assurément, que l’exclusion sociale. Ceci pourrait aussi valoir pour la coopération, et dès lors, ce ne serait pas la recherche de la reconnaissance sociale qui expliquerait la coopération, mais la recherche de la coopération qui expliquerait la reconnaissance sociale (p.3). Par exemple, un acteur social dont on se rendrait compte qu’il recherche la reconnaissance sociale par la coopération à des fins personnelles suscite la méfiance. A l’image du don, la recherche de reconnaissance doit être désintéressée pour être crédible ; ainsi « apparaître rechercher la reconnaissance sociale pour elle-même, c’est donc une condition pour pouvoir entretenir des coopérations, qui sont elles-mêmes à la fois un atout dans une sélection de groupe, et un atout pour un individu dans une société où les acteurs observent les interactions des autres » (p.5). La reconnaissance sociale est de ce point de vue une ressource de première importance dans les dynamiques d’interaction. Reste encore que les interactions sociales ne sont pas forcément stables, elles sont au contraire empruntent de sensibilité dynamique telles que les émotions les susceptibilités… Tenant compte de cette sensibilité dynamique, Livet affirme que « pour obtenir un certain type de reconnaissance de la part de ses concitoyens, un acteur social doit « en faire un peu plus » que les autres, puisque leur réceptivité émotionnelle est sensible aux différences. Si nous restons dans le domaine de la coopération, il doit donc, dans des situations où d’autres se permettraient de passer à l’exploitation, s’en tenir à la coopération. C’est dans la résistance à cette tentation que nous allons reconnaître ceux que nous pourrons le moins soupçonner d’exploiter notre coopération » (p.5). Par ailleurs, on peut affirmer que les coopérations se sélectionnent à l’aune des valeurs sociales qu’elles présentent ou qu’elles défendent ; ce qui fait dire à l’auteur que c’est en fait cette nécessité de sélectionner entre les coopérations en fonction de valeurs qui nous fait rechercher la reconnaissance sociale. En somme, dans les situations de coopération, il convient de rechercher dans les comportements des protagonistes les indices de résistance à la tentation d’exploitation ; de tels indices traduisent la capacité des acteurs à poursuivre dans l’avenir les relations de coopération. Toutefois, la capacité à persévérer dans la durée et dans un sens qui soit reconnaissable par autrui relève d’une dynamique personnelle.

Cependant la démonstration jusque là faite par Livet de la relation intrinsèque entre coopération confiance et reconnaissance semble plutôt circulaire et ressemble à un cercle vicieux : la confiance s’inspire par la motivation pour la reconnaissance sociale et la

reconnaissance sociale s’explique par la confiance que les autres ont dans un acteur comme porteur de valeur, la coopération quant à elle, implique nécessairement la confiance105. Néanmoins, pour échapper à cette circularité du raisonnement, l’auteur y introduit le concept de coordonnateur qui permet une autre forme d’interprétation basée sur la spirale ; cette forme permet à la fois l’ascension des coopérateurs et la constitution d’un collectif106. Le coordonnateur d’une coopération, explique-t-il, est celui qui dispose d’un peu plus d’informations et d’influences que les autres et dont les autres savent qu’il sait mieux qu’eux comment évolue la coopération, et qui, en outre peut avoir une capacité de sanctions des exploiteurs. Pour lui en effet, « le coordinateur joue le rôle d’un catalyseur de la coopération. S’il s’y engage, il entraîne avec lui plus de coopérateurs et elle a plus de chances de réussir » (p.13). Mais en fait, poursuit-il, ce n’est pas seulement parce que telle coopération a des chances de réussir que les autres s’y engagent. C’est bien davantage encore parce que si cette coopération réussit, elle servira elle-même de catalyseur à d’autres coopérations futures et dans d’autres domaines d’activités. Cette argumentation de Livet corrobore notre analyse selon laquelle un levier pour asseoir la confiance pour collaborer serait de mobiliser les expériences réussies de coopération antérieures comme nous l’avons vu au chapitre 3 ; en outre, comme nous le verrons au chapitre 6, ce mécanisme a constitué l’un des moteurs qui ont permis au promoteur de la PPV de faire aboutir sa conception. De plus le rôle de médiateur catalyseur qu’a joué la DDI dans la mise au point de la PPV peut être rapproché à celui joué par le coordonnateur de la coopération dans la démonstration de Livet.

Pour notre part, la reconnaissance est une notion qui reste encore à explorer dans les théories sociologiques mais aussi dans les catégories locales ; il convient en effet de chercher à comprendre comment les groupes sociaux se l’approprient et comment ils l’instrumentent dans leurs interactions quotidiennes avec les autres composantes de la société. Pour nous la quête de reconnaissance constitue un idéel et entre dans des dispositifs plus globaux institutionnalisés qui peuvent se décliner à plusieurs niveaux : local (entre pairs), national (l’Etat) et international (protection et valorisation). Dans notre étude de la reconnaissance des concepteurs au Burkina Faso, nous cherchons à connaître les contenus que ces acteurs donnent à leurs quêtes de reconnaissance : sur quel type de raisonnement et de construction institutionnelle elles se fondent. D’ores et déjà, nous pouvons postuler que ces quêtes de reconnaissance posent la question même de la connaissance de l’autre dans les processus de circulation des savoirs ; savoirs indissociables de l’humain et de ses dimensions subjectives. Par ailleurs, les différentes théories de la motivation nous donnent une grille de lecture des attentes des concepteurs, dans lesquelles le besoin de reconnaissance est récurent. Si le besoin de reconnaissance nous est apparu comme un facteur méritant une étude de terrain, il nous est apparu aussi comme étroitement lié aux notions de coopération et de confiance entre parties prenantes dans l’activité de conception.

105 Cependant il convient de mettre un bémol à cette affirmation car comme nous l’avons déjà évoque au chapitre trois il existe des situations dans lesquelles on n’a pas forcément besoin de la confiance d’autrui pour coopérer ; la présence d’un tiers garant suffit à stabiliser et à garantir la coopération.

106 Pour Livet, les conditions de constitution d’un collectif sont les suivantes : 1) un ou plusieurs coordinateurs permettent à des coopérations de se lancer et de réussir ; 2) les partenaires de ces coopérations peuvent ainsi en lancer d’autres, avec d’autres partenaires, avec plus de chances de succès ; 3) ces autres coopérations sont historiquement rattachées les unes aux autres – au minimum une boucle existe, au maximum toutes sont en réseau- par une reconnaissance des coordinateurs qui leur revient d’une coopération sur une autre. On voit que le coordinateur ne peut pas assurer à lui seul le collectif, puisqu’il faut que ses partenaires construisent des coopérations avec d’autres que lui. Un collectif qui se limiterait à ce qu’un coordinateur contrôle directement ne serait pas un collectif, il serait réduit à une sorte de famille resserrée (p.16).

1- Introduction

Longtemps pensé comme étant du ressort exclusif des réflexions philosophiques, le concept de reconnaissance intéresse dorénavant les sciences politiques, la sociologie et l’anthropologie. Il s’impose aujourd’hui comme un objet de préoccupations collectives étroitement articulé aux questions de justice sociale.

Les théories contemporaines de la reconnaissance sont désormais mobilisées pour traiter de multiples situations et processus sociaux ou politiques. Mais ce concept est à la fois polysémique et controversé. En conséquence, il convient d’appréhender ses multiples approches afin de clarifier l’usage que l’on en fera ici, pour comprendre sa pertinence dans l’analyse des processus de conception et d’innovation d’équipements agricoles et agroalimentaires au Burkina Faso.

Pour tenter une sorte de synthèse des différentes dimensions théoriques et heuristiques de ce concept, nous proposons dans un premier temps, d’explorer les différentes théories sociologiques de la reconnaissance mobilisées pour analyser les préoccupations et stratégies propres au monde de la recherche scientifique.

Dans un second temps, nous analyserons la façon dont le concept est abordé plus largement dans le débat philosophique.

Dans un troisième temps, nous verrons comment la reconnaissance est conceptualisée plus globalement dans l’analyse sociologique.

Ces trois angles d’analyse nous permettront enfin de construire une problématique globale de la reconnaissance appliquée au cadre plus restreint de la conception d’équipements au Burkina Faso. En effet, ces différents détours sont nécessaires voire obligatoires pour saisir dans une optique dynamique comment la reconnaissance des concepteurs est pensée, instrumentée au Burkina Faso en particulier, et ce sur trois niveaux : le niveau institutionnel des organes liés à l’Etat et au Droit, le niveau des pairs professionnels, enfin le niveau des utilisateurs d’équipements conçus. L’enjeu pour nous, au fond, est de mettre en regard d’une situation africaine particulière, les théories et diverses dimensions de la reconnaissance telles qu’elles sont aujourd’hui posées et mobilisées dans les sociétés européennes : en somme, ces théories et cadres sont-ils pertinents pour rendre compte des relations ou dispositifs de reconnaissance en vigueur au Burkina Faso et touchant les concepteurs d’équipements ? On verra que la mobilisation de ces théories de la reconnaissance, en fait rarement – voire jamais - réalisée pour analyser des situations africaines, permet de souligner l’absence de dispositifs fiables de reconnaissance sur différents niveaux proposés ci-dessus, qui peut selon nous expliquer, notamment au Burkina Faso, le déficit de motivation et de confiance de la part des concepteurs et partant de là le déficit de dynamique et de visibilité dans ce monde professionnel.

Nous nous intéresserons ici exclusivement aux régimes de reconnaissance qui gouvernent le monde de la conception au Burkina Faso. A partir de l’enquête de terrain, nous apporterons quelques éléments de réflexion utiles pour comprendre à quel point finalement la notion de reconnaissance est objet de controverses aussi bien dans le champ scientifique que dans des champs de pratiques spécifiques. Nous soulignerons en outre les problèmes qui sont liés aux déficits de reconnaissance rencontrés par les acteurs et, par conséquent, la pertinence qu’il y aurait à inventer un système de gestion des connaissances de conception qui prenne en compte la question de la reconnaissance professionnelle. Une chose est de produire des connaissances pour la conception ; les reconnaître comme des « objets » d’utilité publique ou comme des

indicateurs de compétences voire d’en faire les objets d’une politique de développement en est une autre.

2- Théories de la reconnaissance dans le monde de la recherche