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Chapitre III : La confiance dans le processus de conception au Burkina Faso

0- Définitions et considérations préliminaires sur la confiance

La problématique de la confiance que nous analysons dans cette thèse, comme nous l’avons mentionné en introduction et dans l’approche méthodologique, s’est imposée à nous de façon inductive. En effet, l’idée première de cette recherche était d’analyser les processus de conception d’artefacts techniques dans l’objectif de comprendre pourquoi les innovations technologiques rencontrent autant d’échecs en Afrique subsaharienne et notamment au Burkina Faso. Chemin faisant, les investigations sur le terrain nous ont révélé que ce phénomène d’échecs qui émerge de manière récurrente est en fait corrélé au déficit de confiance entre acteurs prenant part aux activités d’innovation ; d’où notre intérêt pour en comprendre les éléments d’explication et les manifestations pour éventuellement proposer des mécanismes pouvant faciliter les interactions entre protagonistes. L’objectif du présent préambule est de faire un bref détour par la littérature pour mieux asseoir notre problématique sur la confiance. Il présente quelques définitions et approches de la confiance sur divers terrains pour la plupart occidentaux. Cette présentation nous permettra par la suite d’analyser et de faire évoluer les concepts de certains auteurs après les avoir confrontés à notre terrain typiquement africain.

La nécessité d’étudier la question de la confiance importe aujourd’hui eu égard à l’ambivalence dans laquelle elle se trouve. Elle apparaît en effet à la fois mobilisée par les acteurs sociaux et paradoxalement peu traitée par les analystes sociaux76. Pour Thuderoz (2000) par exemple, la notion de confiance constitue un relatif impensé des sciences sociales, même s’il reconnaît que des notions connexes (réciprocité, bienveillance, coopération, etc.) ou jugées antinomiques (intérêt, calcul, rationalité, etc.) ont, elles, fait l’objet de multiples instructions. Il trouve trois raisons à cet état de fait, déduites selon lui des trois grands paradigmes qui ont structuré le raisonnement sociologique à savoir le couple intégration / différenciation, la question de la rationalisation et celle des interactions. Il démontre par la suite qu’aucune de ces grandes approches du monde social ne s'est véritablement penchée sur le phénomène de confiance et cela, du fait même de la manière qu'elles ont chacune de penser ce monde. Une explication à cela : engouement pour la critique sociale, focalisation sur le contractuel (Durkheim, 1996 ; Bourdieu, 1980), attrait des conséquences de la rationalisation des conduites et des visions du monde (Axelrod, 1984 ; Weber, 1995 ; Williamson, 1994 ; Cordonnier, 1997) sont autant de « bonnes raisons » pour que les sciences sociales se détournent de la notion et de l’examen de l’activité de confiance. Les entrées des dictionnaires de sociologie vont à leur tour lui préférer « conflit » ou « contrôle social. Il est peut-être judicieux de ne pas opposer ces notions et de les faire travailler ensemble se convainc à la fin Thuderoz (2000). C’est finalement Simmel (1999) qui a été l’un des auteurs majeurs à avoir

76 Cependant l’on peut relever que de nos jours de nombreux écrits sur la confiance, notamment en science de gestion et management, existent et s’intéressent à sa naissance, à sa construction et à son instrumentation dans différents rapports sociaux de coopération ou de collaboration (Hardy and Phillips, 1998 ; Klein Woolthuis, Hillebrand and Nooteboom, 2005 ; Zucker, 1986 ; Thuderoz et al. 1999 ; Benjamin CORIAT, 2000 ; Child and Möllering, 2003 ; Vlaar et al. 2006 ; 2007; Loilier et Tellier, 2004 ; Atkinson, Crawford et Ward, 2006) et dans divers types d’organisation (Bill McEvilly et al. 2003 ; Chang , Ive, 2007).

travaillé en profondeur sur la question de la confiance. Il traite de la confiance comme une hypothèse sur la conduite future d’Autrui qu’il assimile à « un état intermédiaire entre le savoir et le non-savoir ». Cette part d’incertitude fait dire à Luhmann (2006) que « la confiance repose sur l’illusion » (Luhmann cité par Rabault, 2007). Pour lui, la confiance est le produit d’une organisation de la société comportant une certaine rationalité, plus précisément une rationalité fonctionnelle ou finaliste, mais n’est nullement, en elle-même, rationnelle. La rationalité de l’organisation humaine chez Luhmann s’interprète comme rationalité liée à un objectif de satisfaction d’exigences matérielles et de ce fait la confiance s’analyse dans ce cadre comme un mécanisme de réduction du risque ; elle implique alors un principe de calcul comme nous le verrons au chapitre 3.

De façon concrète, la confiance a une fonction pragmatique dans les relations sociales ; elle sert à dire quelque chose sur le cours futur d’une relation sociale au moment même de s’y engager. C’est ce côté pragmatique de la confiance qui nous intéresse dans cette étude. En effet, cherchant à analyser la dynamique à l’œuvre dans les activités de conception d’artefacts techniques, nous sommes intéressé de comprendre comment se construisent les relations d’interactions entre les parties prenantes ; sur quel substrat de confiance reposent-elles ? Nous considérons en effet que la confiance est une ressource organisationnelle d’importance pour les individus inscrits dans des relations en général asymétriques. Nous faisons l’hypothèse ici qu’elle est appréhendée comme un substrat fragile et mouvant en perpétuelle construction et reconstruction. Elle est bien mobilisable mais tout autant dégradable que certains types de biens d’où la nécessité de trouver des mécanismes qui faciliteraient sa mise en place ou sa reconquête une fois qu’on l’a perdue.

Rouchier (2003) analysant par exemple la construction de la confiance par les éleveurs transhumants du Nord-Cameroun montre que l’auto-présentation peut être un levier pour asseoir la confiance. Les éleveurs en exposant chaque jour leurs activités à l’appréciation sociale des autochtones garantissent ainsi au mieux leur acceptation dans la communauté. Cette présentation de soi leur permet de mettre en exergue les points pouvant servir d’indices à l’interlocuteur pour un jugement : la politesse vis-à-vis du chef du village, la visibilité des actions telles que la participation au marché local, aux diverses cérémonies et manifestations organisées dans le village, les offrandes au chef… Certes, on sent là une volonté de construction de la confiance par la familiarité dans une situation où une personne est en position précaire de confiance par rapport à une autre et qui doit à tout prix démontrer sa bonne foi. L’on peut admettre que le principe de bonne foi peut à certains égards concourir à créer et à protéger la confiance dans les relations interpersonnelles notamment dans un contexte d’asymétrie de rapport de forces. Cependant cette construction de la confiance par la bonne foi et la familiarité est-elle fiable ? N’est-elle pas assimilable à un jeu d’acteur qui cherche à se couvrir momentanément juste le temps d’endormir son vis-à-vis. La confiance par la familiarité est-elle suffisante pour asseoir une relation durable ?

Cihuelo (2007), pour sa part, se propose de saisir « la dynamique sociale de la confiance », à l’œuvre dans un projet d’ingénierie informatique d’une grande entreprise publique française. Il montre en effet que les relations de confiance qui se nouent entre les acteurs dans ce projet (qu’il nomme Indus), malgré leur précarité constituent néanmoins un ingrédient, nécessaire et fonctionnel, pour le bon déroulement d’un projet industriel, « un élément prégnant indispensable à la construction des échanges » (p. 12). L’approche de l’auteur lie à la fois la gestion de projet et les relations de confiance notamment la problématique de la gouvernance et cherche à répondre à la question suivante : comment établir et entretenir des relations de confiance en mode de contraintes et de tensions ? Notre démarche s’inscrit dans la même mouvance mais à la différence qu’elle tente de saisir d’abord de façon générale la dynamique de la confiance ou de la non confiance entre diverses organisations (bulles de métiers et

professions) dans le domaine de la conception d’agroéquipements pour ensuite l’analyser au sein de projets de conception. L’intérêt pour nous ici est de montrer que dans le milieu de la conception en Afrique occidentale et notamment au Burkina Faso, la construction de la confiance dépend en partie des relations de collaboration antérieures entre ces différentes entités. Les différents conflits qui en sont issus sont vus par les concepteurs comme un des facteurs inhibiteurs de l’établissement des relations de confiance entre les différents acteurs. Or toute activité de conception nécessite la construction de compromis durables et équilibrés, laquelle s’opère habituellement « sous tension ». L’enjeu ici est de dépasser le stade inhibiteur du conflit pour le saisir comme une modalité naturelle du rapport social dont la gestion méthodique et structurée permet d’asseoir la confiance pour coopérer. Nous convenons ici avec Thuderoz (2000) que plutôt que d’opposer le conflit à la confiance, il faut l’y associer.

1- Introduction

Elément incontournable dans le développement économique et social des pays en développement (eu égard à son importante contribution dans l’essor des activités agricoles et dans la lutte pour l’autosuffisance alimentaire), la conception d’équipements agricoles et agroalimentaires reste un objet de recherche mal connu et par conséquent très peu abordé sur le plan de l’analyse sociologique. Quelques rares auteurs comme Donaldson (2004, 2006) ou Donaldson et Sheppard (2001, 2004) ont abordé la question dans les pays anglophones notamment au Kenya. Même dans le domaine des sciences de l’ingénieur, la littérature sur la conception dans les pays en voie de développement est peu abondante77. Néanmoins quelques travaux issus d'une petite équipe de recherche initiée et animée par le CIRAD existent à ce sujet. Ce sont notamment : Marouzé et Giroux (1996) ; Marouzé (1999) ; Rozas (2001) ; N’diaye et al. (2001) ; Azouma (2005), Bationo (2007) ; Godjo (2007) ; Totobesola (2008). Cette littérature aborde les activités de conception surtout sous un angle prescriptif qui est celui des ingénieurs : les chercheurs se sont essentiellement focalisés sur la recherche d’une méthode idéale de conception qui permette d’optimiser l’activité de conception dans les pays en développement. Abordé sous cet angle, ils ont évacué du même coup les autres problématiques en amont du processus de conception qui concernent notamment les relations interpersonnelles et intersubjectives qui constituent le lot quotidien des principaux acteurs de la conception et qui déterminent en grande partie leurs capacités et motivations à collaborer de même que tout le processus lui-même en tant que construction sociale. Ce faisant, ils ont aussi oublié que les sciences de la conception sont au carrefour des sciences sociales, descriptives et analytiques, et des sciences de l'ingénieur, modélisatrices et souvent plus prescriptives78. Cependant le CIRAD a décidé, depuis la fin des années 1990 justement pour mieux intégrer l’approche sciences sociales, du rapprochement avec les équipes de Grenoble,

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Des travaux existent mais ils se penchent moins sur le processus de conception que sur la conduite des projets et la façon dont sont conduites les collaborations Nord-Sud. C’est le cas notamment de l’article de Hammer (1994) "Why projects fail", mais aussi Nieusma et Riley (2010) dans leur article « Designs on development: engineering, globalization, and social justice », Engineering studies, 2(1), 2010, 29-59, dans lequel ils discutent de "community development engineering", "humanitarian engineering" à propos de travaux faits par des concepteurs du Nord pour les pays en développement. A ceux là, on peut ajouter toutes les réalisations faites par les ONG telles Ingénieurs sans frontière et Ingénieurs pour un développement durable qui regroupent généralement des ingénieurs en formation qui participent à des projets de développement dans le cadre de projets éducatifs. Toutes ces entreprises entrent dans la tradition issue de Schumacher "Small is beautiful", (et l'ITDG devenu aujourd'hui Practical Action), des notions de technologies intermédiaires et technologies appropriées (Muchnik et al., 1984), ainsi que des auteurs comme Willimas (2008) "Small-scale technology for the development world", Smilie (1991) "Mastering the machine", Riley et al (2009) "Design for Economic Emporwerment", etc.

78 Cet état de fait pourrait s’expliquer par le fait qu’au CIRAD ceux qui ont initié la recherche dans ce domaine provenaient tous du domaine des sciences de l’ingénieur, ce qui influe sur leur approche de la conception.

après une première collaboration avec l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers.Dans le chapitre précédent, nous avons par exemple analysé la question de la collaboration en conception et avons relevé les éléments qui limitent ou régulent l’engagement des acteurs dans un processus coopératif. Nous avons ainsi mis en évidence que le manque de confiance mutuelle, la défiance ou les suspicions multiples (fondées ou non) sont des freins à l’engagement dans un travail collaboratif, alors même que tous les auteurs s'accordent à privilégier une conception pluridisciplinaire et collaborative.

L’oubli ou la non prise en compte d’éléments relationnels et intersubjectifs n’est pas en soi surprenant. En effet, les investigateurs ou initiateurs véritables de nouvelles approches méthodologiques autour des processus de conception sont des chercheurs généralement formés en milieu européen qui à leur retour dans une structure nationale du Burkina Faso s’inscrivent dans un schéma et des logiques de raisonnement reproduisant au plus près celles qu’ils ont acquises au cours de leurs formations.

Par ailleurs, l’analyse des relations interpersonnelles et intersubjectives, notamment de la confiance dans l’approche de la conception collaborative peut comporter un biais, car les modèles d’analyse de la confiance telle qu’elle s’exprime dans différents réseaux sociaux et surtout dans le milieu entrepreneurial, proposés par la littérature occidentale, partent d’un présupposé : il existe un minimum de confiance qui incite à la coopération.

Or, de fait, la confiance ex nihilo n’existe pas ; elle est toujours adossée à quelque chose, à un « substrat » relationnel et cognitif ; partant de là, la construction de la confiance constitue un prolongement, plutôt qu’un commencement.

La question qui nous vient à l’esprit est alors la suivante : comment susciter la confiance dans un milieu où il n’existe pas de pré-requis pour son établissement ou pour la penser comme une condition nécessaire à l’efficacité d’une collaboration ?

L’approche par le vécu des relations de collaboration par les acteurs de la conception nous permet de saisir les aspects dynamiques, contradictoires et constitutifs de l’activité de conception d’équipements dans les pays en développement. La prise en compte de la dimension subjective de l’activité des acteurs et l’analyse des rapports sociaux qui permettent de restituer le vécu des concepteurs constituent donc le point central du présent chapitre. L’objectif visé ici est d’apporter une réponse à cette question : comment redonner confiance à des acteurs qui l’ont sans doute perdue ?

Un éclairage compréhensif permet de rendre compte de la dynamique à l’œuvre dans les différents mondes de l’activité de conception ou de l’innovation. La réflexion sur la confiance est ici reliée à la problématique de la collaboration comme « espace » ou moment, où différentes modalités d’engagements sont mises en jeu, faisant émerger des tensions dans les échanges (échange social et échange économique), reposant aussi sur le partage de connaissances mais révélant encore des jeux opportunistes (Axelrod, 1996) notamment autour du contrôle de la conception d’équipements.

Tout au long de ce chapitre, il sera aussi question de proposer un cadrage pour l’analyse de la confiance dans un pays comme le Burkina Faso. C’est, rappelons le, un pays encore fortement marqué par une culture rurale traditionnelle où les systèmes de normes, institutionnalisés par les aînés de lignages et par différents types de contrôle social, guident ou orientent les constructions relationnelles, et sont porteurs d’une « morale » sociale fortement associée à la confiance. On se demande alors aussi dans quelles conditions la confiance en tant que valeur structurante peut-elle être source d’une collaboration effective pour concevoir, dans ce type de pays et de culture ? Dit autrement quels peuvent être les mécanismes d’établissement ou de reconstruction de la confiance dans un monde – celui de la conception – qui en s’urbanisant

s’est aussi éloigné des systèmes normatifs ruraux, et qui dans ses « alliances » avec l’univers industriel est aujourd’hui essentiellement marqué par la méfiance ?

Pour répondre, nous allons analyser non pas les preuves de confiance mais bien plutôt (car elles sont plus facilement sensibles et visibles) les manifestations de la méfiance et de la défiance qui opèrent dans la sphère de la collaboration en situation de conception d’équipements agricoles et agroalimentaires.

Pour cela, nous reviendrons sur les origines de la méfiance en conception au Burkina, avant de repérer les différents régimes de confiance à l’œuvre dans les interactions entre les différents protagonistes de la conception, en faisant l’hypothèse ici que les régimes de confiance sont tributaires en même temps que « porteurs » de différents régimes d’engagement des acteurs.

En outre, pour mieux cerner le phénomène de la confiance dans la conception collaborative, nous allons adopter une approche « métier 79», complémentaire parce qu’elle permet aussi de rendre compte des fondements cognitifs et symboliques des catégories socioprofessionnelles représentées par les principaux acteurs de la conception, qui pourraient éventuellement expliquer les différentes positions et posture d’engagements ou non dans des processus coopératifs.

Nous terminerons ce chapitre par l’analyse des différents leviers pouvant éventuellement permettre de rétablir de la confiance pour collaborer.