• Aucun résultat trouvé

Durant la première moitié de mon séjour à Koné, j’ai été accueillie chez Tyla, mère kanak monoparentale de cinq enfants de 13 à 18 ans, dont quatre filles et un garçon qui proviennent tous du même père duquel elle est séparée. De ces cinq enfants, deux furent adoptés, dont l’une coutumièrement, et vivent à la tribu d’Oundjo située dans la commune de Voh, une autre vit avec ses frères à la tribu de Baco et la cadette vit en garde partagée avec le père des enfants. Seul son fils Jonathan, l’ainé de la famille, vit avec elle de manière permanente au quartier des Cigales. Toutefois, ses autres enfants lui rendent des visites régulières. L’adoption coutumière au sein de la société kanak répond au principe de don et contre-don et est régie par la coutume (Pérous de Montclos et al 2001 : 235). Cette forme d’échange permet de nouer des alliances et de renforcer les liens sociaux. Une des formes fréquentes de cet échange, comme ce fut le cas pour les enfants de Tyla, est le don d’un enfant, généralement le premier, aux frères utérins. Ce don vise à rétablir un certain équilibre entre le clan de la femme, puisqu’il est considéré comme celui qui a « donné » la femme, et le clan receveur qui se voit doté d’un nouveau membre. La perte doit être compensée par l’adoption du premier enfant du nouveau couple par un des frères de la mère.

En plus de répondre à des logiques coutumières, ces adoptions avaient pour but d’aider Tyla qui avait alors de la difficulté à s’occuper de ses enfants. En effet, en même temps qu’elle travaillait en camp de vacances, elle devait s’occuper de ses trois premiers enfants qui étaient alors tous en bas âge. Elle a demandé à sa sœur Amandine de lui apporter de l’aide en s’occupant d’une de ses filles. Comme Amandine n’arrivait pas à avoir d’enfant, elle accepta et demanda de garder la petite avec elle. Il ne s’agit donc pas d’une adoption coutumière au sens strict puisqu’il n’y a pas eu de transfert du statut personnel des parents adoptifs sur l’enfant dans ce cas particulier.

Malgré l’absence de ses enfants biologiques sous son toit, Tyla accueillait une foule de jeunes que l’on surnommait « la bande ». Cette bande de jeunes gravitait principalement autour de son fils ainé

72

Jonathan et de son cousin Alexandre, quoique désigné comme un frère de Jonathan. De la sorte, la bande était composée en majorité de jeunes garçons majeurs ou près de l’être et de quelques filles. Environ six garçons et quatre filles âgés de 13 à 21 ans, dont deux filles de Tyla qui la visitaient souvent, formaient le noyau de la bande. À ce noyau, s’ajoutaient régulièrement d’autres jeunes lors d’activités et de réunions organisées dans le cadre de la future association qu’ils désiraient mettre en place et à laquelle je m’attarderai plus tard. De plus, s’y ajoutent également deux filles, Kally et Kassy, se désignant elles-mêmes davantage comme accompagnatrices pour la future association que comme « jeunes » puisqu’elles étaient âgées de 30 et 33 ans. Comme je l’ai souligné plus tôt, la majorité de ces jeunes étaient peu scolarisés, n’avaient pas d’emploi et consommaient régulièrement de l’alcool et du cannabis. Presque tous les soirs, la musique résonnait chez Tyla, faisant vibrer le quartier des Cigales.

De ces jeunes, certains trouvaient à la maison refuge pour quelques jours, voire quelques mois. Pour Tyla, sa maison devait constituer un lieu où les jeunes, peu importe, leur origine et leur marginalité, puissent se sentir bien même si cela pouvait entrainer du commérage à son égard. Elle disait préférer que les jeunes consomment chez elle, en sécurité, plutôt qu’à l’extérieur où ils risquaient de se faire arrêter, de se blesser ou même de perdre la vie. Par le passé, m’a-t-elle raconté, deux « gosses » qu’elle connaissait avaient perdu la vie puisqu’ils avaient bu jusqu’à tomber sur les abords de la route pour ensuite se faire heurter par une voiture.

Lors de mes entrevues, on m’a mentionné à deux reprises l’existence de maisons comme celle-ci qui accueillent des jeunes d’ici et là. Ce fut le cas d’une femme de Koumac travaillant au Point Information Jeunesse (PIJ) dont la maison est devenue une « maison de jeunes ». Contrairement à Tyla, par contre, elle n’accepte pas que les jeunes consomment du cannabis ou de l’alcool dans sa cour :

Ma maison c’est une maison de jeune. Quand j’arrive de travailler, je les vois à la maison. Quand je pars au travail, je viens à 11h00, ils sont encore à la maison. Moi je leur dis « moi, je ne suis pas contre que vous vous voyez. Je ne suis pas contre que vous veniez à la maison, j’ai vu que vous avez fait mon petit jardin, c’est bien. Mais moi, quand j’arrive là, je ne veux pas voir quelqu’un qui boit. Vous voulez fumer votre cannabis? C’est au parc! Ici c’est une maison

73

qui est interdiction ». Parce que si moi-même je ne montre pas l’exemple, c’est clair que… Et mes enfants le savent. (Mérianne Whaap27)

Larry Martin Kauma28, agent chargé de l’Observatoire de la Jeunesse de Nouvelle-Calédonie

(OJNC), m’a également raconté avoir été élevé dans une maison de ce type dans le quartier Koutio, à Nouméa. Selon lui, une trentaine de jeunes étaient rassemblés autour de la maison de son père :

Nous, on a été socialisés par rapport à ça. Toujours donner aux plus petits. Mon père était déjà un acteur jeunesse dans le quartier informel. C’est-à-dire qu’on était une trentaine de garçons, et puis la maison, c’était le passage de la jeunesse du quartier. Mon père, il régulait un petit peu toute la petite bande.

Le cas de la maison de Tyla, en tant que lieu de passage et lieu de rassemblement pour les jeunes, ne semble donc pas être un phénomène isolé. Au moins une caractéristique est commune aux trois maisons mentionnées ici : l’adulte significatif et en position d’autorité au sein de la maison œuvre dans le milieu de la jeunesse. Mérianne Whaap, par exemple, a toujours travaillé dans le milieu de l’animation jeunesse jusqu’à ce qu’elle participe à la mise en place du PIJ chargé des communes de Koumac, Pum (Poum), Gomen et Ouégoa en 2003. Avant l’instauration du PIJ à Koumac, les jeunes devaient parcourir près de 370 km (distance Koumac-Nouméa) pour aller chercher de l’information, recevoir des formations ou consulter des offres d’emploi. C’est pour pallier à cette difficulté qu’elle a choisi de quitter l’animation afin de « mieux » répondre aux besoins des jeunes. Selon elle, le statut particulier de sa maison est dû à son implication et son rôle dans le milieu de la jeunesse :

Parce qu’ils voient qu’à la maison, comme moi je travaille dans la jeunesse, je passe l’information vite. Je ne sais pas pourquoi aussi ils viennent à la maison. Pourtant je cris après eux : « retournez chez vos parents, vous n’êtes pas mes enfants! », « Non, mais c’est bon, toi tu sais nous parler, tu nous engueules, mais au moins, tu sais… ». Alors je ne sais pas.

De par leur intérêt et leur implication dans le milieu de la jeunesse, il semble que certains adultes deviennent des noyaux autour desquels se construit un espace significatif pour les jeunes en milieu urbain. Il s’agit d’endroits où les jeunes peuvent discuter, partager des idées, coopérer, chercher de l’aide auprès d’un adulte et parfois, simplement se réunir et consommer de l’alcool et du cannabis.

27 À la demande de la participante, son vrai nom est utilisé dans ce mémoire. 28 À la demande du participant, son vrai nom est utilisé dans ce mémoire.

74

Toutefois, dans le cas de Tyla, le fait que sa maison soit devenue un lieu de rassemblement pour certains jeunes ne semble pas être seulement lié au fait qu’elle porte un intérêt à « la jeunesse ». La maison située au quartier des Cigales rappelle, en quelque sorte, la tribu, ou plutôt, l’ambiance qui règne à la tribu selon ceux qui la fréquentent.

Dans son étude sur les Māori vivant en milieu urbain, Gagné (2013a) a fait un constat semblable. Certaines maisons situées en milieu urbain sont comparées à des marae29, des symboles importants

de l’identité māori et de la vie tribale. Toutefois, comme le souligne l’auteure, les Māori vivant en milieu urbain distinguent toutefois clairement ce qu’est le « vrai » marae et ses aspects sacrés de la maison « ordinaire » en ville. Lorsque la maison est comparée à un marae, c’est surtout pour « l’esprit de la maison », pour le rôle qu’elle joue pour les membres de la communauté :

Mutual sharing and reciprocity are the foundations on which the type of house compared to a marae is built. It is a symbol of the group and of unity and is central to social life and cultural inheritance. It consitutes a safety net for Māori on many levels, including economic ones, in the city and, more generally, into today’s world. Like a marae, it is a place where one really belongs. (Gagné 2013a : 126)

De la même façon, certaines maisons situées dans les villages et villes de Nouvelle-Calédonie jouent un rôle semblable pour certains jeunes qui y vivent. Contrairement au cas de Gagné, les participants de ma recherche n’ont pas utilisé une terminologie associée au milieu tribal pour désigner ces maisons. Toutefois, comme nous le verrons, on en parle comme d’un lieu où l’on se sent bien, un lieu familier, accueillant et où certaines valeurs et certains savoir-être sont transmis, appris, reproduits et parfois, transformés.