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2.2. L’organisation sociale kanak

2.2.1. Imbrication de la parenté, des lieux et du politique

Alban Bensa (1982) insiste sur l’articulation entre le système politique, le système de parenté kanak ainsi que l’ancrage de ces derniers dans le territoire : « les relations entre tertres se substituent aux relations entre personnes, les structures de l’espace habité à celles de la parenté biologique. Et sur cette base territoriale se construit un système de relations politiques » (1982 : 89). Le premier élément introduit par Bensa dans cette citation, soit le « tertre », est déjà fortement porteur de cette intégration. À un niveau strictement spatial, un tertre désigne un monticule sur lequel se trouve la case d’une unité domestique. En contrepartie, le nom de ce tertre servira également à désigner la famille qui y habite et, selon la position hiérarchique de ce tertre, désignera également d’autres unités résidentielles : « Par l’extension sémantique du terme bidaa (tertre), on passe d’une butte de terre, soutènement d’une case, à un espace résidentiel plus complexe, puis à un groupe de parenté

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(pwömwaiu) » (Bensa 1982 : 45). On voit déjà se dégager une relation entre toponymie (références spatiales au tertre) et parenté.

Afin de mieux comprendre cette articulation, il est nécessaire de rendre compte succinctement du système de parenté et des articulations de ses diverses dimensions. Avant tout, il est possible de dégager deux types de parenté. D’un côté, la parenté biologique comprenant la famille nucléaire et de l’autre, le lignage qui réunit plusieurs familles nucléaires par référence patrilinéaire à un ancêtre commun. Le lignage est cependant de faible profondeur généalogique et de peu de collatéralité (Bensa 1982 : 53). À ce niveau, les relations entre ces unités de parenté sont peu hiérarchisées. De l’autre côté, on retrouve la parenté sociale qui témoigne de la complexité du système de parenté kanak. Celle-ci comprend trois niveaux : le tertre-lignage (pwomwaiu), le contenant-de-chefs (mwo- daame) et le clan18. D’abord, le tertre-lignage est constitué de plusieurs lignées apparentées par

référence à un ancêtre (tertre) d’origine commune. Le nom du tertre d’origine désigne le tertre- lignage. Ce n’est pas par des liens de consanguinité réelle que sont unis les membres d’un tertre- lignage, mais par référence à un itinéraire (succession de tertres habités par les ancêtres) rattachant chacune des unités à l’ancêtre commun. L’identité au tertre-lignage se construit donc, à la base, à partir d’un jeu de références spatiales, marquant, encore une fois, l’importance de la toponymie. Un symbole-esprit (animaux, plantes, phénomènes météorologies, etc.) est associé au fondateur du tertre d’origine auquel s’identifient les membres de ce tertre-lignage (Bensa 1982 : 67).

Ensuite, le contenant-de-chefs réunit à son tour plusieurs tertres-lignages. Les tertres-lignages d’un même contenant-de-chefs sont considérés comme ayant des relations de quasi-consanguinité et de solidarité plus fortes que celles des autres tertres-lignages d’un même clan pris indifféremment. De plus, un contenant-de-chefs constitue une unité presque entièrement autonome sur le plan économique (Bensa 1982 : 47). Celle-ci constitue le premier niveau de hiérarchisation politique de la société kanak. Au sein d’un même contenant-de-chefs, tous les tertres-lignages ne détiennent pas le même niveau de prestige. Tout comme pour les liens réunissant les différents lignages au sein du tertre-lignage, « la plus grande ancienneté possible, [constitue le] fondement de la “noblesse” du

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tertre lignage (rang). » (Bensa 1982 : 80). Au sein des contenant-de-chefs, un lignage sera considéré comme « chef » en fonction de son rattachement à l’ancêtre, premier fondateur du tertre. La légitimation de cette position « par le jeu d’une assimilation implicite entre itinéraire et ligne de filiation, entre successions des tertres et générations d’ancêtres laisse en outre entendre que la transmission du nom de tertre-lignage revendiqué s’est faite de façon héréditaire depuis les temps mythiques » (Bensa 1982 : 74). Ce procédé, qui n’est pas ancré dans la parenté biologique, laisse la place à la concurrence entre les individus, familles et lignées qui tentent de « s’inscrire le plus favorablement dans la hiérarchie » (Bensa 1982 : 80).

Par la suite, regroupant plusieurs contenant-de-chefs, on retrouve le clan. La cohérence de ce regroupement se fonde sur la base d’une corésidence ancienne, réelle ou fictive. Au sein du clan, un contenant-de-chefs se verra attribuer le rôle de chef parmi les autres chefs. Celui-ci sera, encore une fois, accordé sur la base de l’ancienneté. Toutefois, ce chef de clan, respecté par tous, ne dispose pas d’une grande influence (Bensa 1982 : 68).

En amont de cette articulation entre système politique et système de parenté, l’on retrouve deux notions importantes, les « chemins » (ou « itinéraire ») et les « alliances ». En effet, toute la structure d’identification sociale et de positionnement social des individus est négociée en fonction de ces chemins qui sont « évoqués » dans la tradition orale. Ces notions vont même jusqu’à modeler l’identité kanak qui se définit « essentiellement comme trajet, comme une série de déplacements, et une organisation locale du maâciri [espace de résidence] marquée par une logique d’intégration fonctionnelle et spatiale, témoignant plutôt de la vigueur de l’enracinement en un lieu et de la force des interdépendances qui s’y nouent » (Naepels 1998a : 181). C’est par différents types de récits qu’est relatée, transformée, contestée et réaffirmée l’organisation sociale. L’oralité constitue donc un élément important dans l’organisation politique. Bensa définit même les récits comme « des théories politiques à usage local » (1992 : 66).

Les alliances jouent un rôle essentiel dans ce mode d’organisation sociale. C’est à partir d’un jeu d’alliances que les organisations domestiques, considérant qu’elles sont indépendantes économiquement, peuvent établir des relations vers l’extérieur (Bensa 1995 : 56). C’est sur la base

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d’un « jeu des alliances et allégeances politiques ou rituelles » (Bensa 1995 : 56) ou par des « routes matrimoniales » que s’établissent ces alliances (Leblic 1993 : 85). De plus, les unités familiales peuvent se déplacer, pour de multiples motifs tels que les guerres ou les désaccords familiaux, et être intégrées et accueillies au sein d’un système de parenté. Cette grande mobilité permet une redéfinition constante de l’identité sociale et politique.

Enfin, cette société, qui a été qualifiée de « civilisation de l’Igname » à cause de l’importance centrale de cette culture, s’est grandement transformée au cours de la courte période de colonisation (Bensa 1990 : 81). Si la culture, telle qu’elle a été décrite ici, n’existe plus dans sa forme précoloniale, elle continue d’influencer les pensées et pratiques kanak. Les autorités et institutions coutumières, par exemple, découlent encore de cette logique où l’âge, le sexe et la position hiérarchique dans le clan sont déterminants. Avec ces quelques éléments de contexte en tête, plongeons maintenant au cœur du village de Koné, au cœur de mes recherches de terrain.

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Chapitre 3

Vivre à Koné

Dès le début de mon séjour en Nouvelle-Calédonie, j’ai eu la chance d’être présentée à des jeunes en pleine démarche de création d’une association de jeunes à Koné. Non seulement j’ai pu les côtoyer dans leurs activités en lien avec la mise en place de l’association, mais aussi, dans leurs activités quotidiennes puisque plusieurs d’entre eux se rendaient régulièrement à la maison du quartier des Cigales où j’ai résidé. Cette double opportunité m’a permis de saisir l’implication des jeunes à travers l’expérience qu’ils ont de la vie à Koné et de ce qu’ils en disaient. Cette démarche trouve son fondement dans l’approche anthropologique de « la jeunesse », présentée au chapitre 1 qui propose de prendre au sérieux ce que nous disent les jeunes d’eux-mêmes et ce qu’ils vivent et font au quotidien. Ceci implique, entre autres, de tenir compte du contexte dans lequel ils évoluent. Dans la première partie de ce chapitre, je décrirai certains éléments du contexte particulier de Koné afin de situer les jeunes dans leur environnement. Par la suite, je m’attarderai aux représentations sociales qui « pèsent » sur « la jeunesse » en Nouvelle-Calédonie, et plus particulièrement sur la « jeunesse kanak ». Elles seront mises à l’épreuve de mes observations de terrain. Dans la deuxième partie, je porterai attention aux propos que les jeunes entretiennent sur la ville de Koné et qui témoignent du « bien-être » et du « mal-être » ressentis par ces derniers. Ces témoignages me seront utiles afin de mieux comprendre les raisons de l’engagement des jeunes dans l’association puisque ce sont sur ces éléments d’(in)confort qu’ils désirent agir au moyen de l’association.