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Si l’objectif unique et principal de Kally avait été de trouver un emploi, une meilleure stratégie aurait été de s’établir à Nouméa où elle a vécu une partie de son enfance. Toutefois, son choix s’est arrêté sur Koné en raison de motifs liés à son attachement à un univers de sens plus proprement kanak selon ses propos :

Eve : Et pourquoi Koné et pas Nouméa?

Kally : Pourquoi Koné et pas Nouméa. Parce que moi je suis une fille de la tribu, je suis une fille de… même si j’ai grandi à Nouméa. Finalement, j’étais petite, je n’ai pas trop de souvenirs sur Nouméa. J’ai plus de souvenirs ici à la tribu et puis moi, je suis une fille de la tribu. Je n’aime pas trop la ville. Je n’aime pas trop le monde, je n’aime pas le béton. Je n’aime pas la circulation et tout. Et Koné, il y a encore des arbres, il y a encore des… Tu vois encore qu’il y a encore de la végétation. Tu vois encore des forêts et tout. Donc, voilà, moi c’est ça, Koné et puis Nouméa, à revoir quoi. Et Nouméa c’est loin aussi. Nouméa c’est loin, il faut de l’argent pour descendre, il faut avoir de la famille aussi l’autre côté, sur Nouméa pour descendre. Ça va quand on a beaucoup de famille, mais quand tu n’en as pas beaucoup, qu’il y a des gens d’ici qui descendent en bas, c’est déjà rempli chez eux et tout ça.

Eve : Mais pourquoi c’est obligé d’avoir de la famille?

Kally : Parce que sur Nouméa, tout est payant, et c’est cher… Et puis, il vaut mieux quand même avoir un peu de famille. Finalement tu pars… bah ce n’est pas comme si tu partais d’ici en France quoi, mais c’est pareil. Tu lâches la famille ici, tu as plus l’habitude avec les gens d’ici, de chez nous quoi. Quand tu es très famille, tu es tout le temps entouré et tout, et puis quand tu pars sur Nouméa, c’est pareil. Si tu fais 22 000 km, tu penses à eux, tu as le blues et tout ça quoi. Donc Koné c’est juste à une heure. Du coup, je préfère aller sur Koné. Et puis voilà, quitte à revenir de temps en temps, mais voilà, au moins tu es tout près de la famille.

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Koné est donc une ville qui permet à Kally de conserver son identité de « fille de la tribu », qu’elle associe à la tranquillité, à la végétation et surtout, à la proximité de la famille. Cette description est contradictoire avec celle que m’ont faite d’autres jeunes interrogés. Voici ce que me disait Damien, un jeune de la bande, par exemple :

Eve : À Poindimié il fait plus frais…

Damien : Et les gens, ils sont gentils. Les gens là-bas, ils sont accueillants. Mais ici là… ouf… Eve : Ils ne sont pas accueillants ici, à Koné?

Damien : Je ne sais pas, mais quand tu passes devant les gens, ils ne disent pas bonjour ici. Ils te regardent comme si… je ne sais pas… ils étaient plus hauts que toi. Alors qu’à Poindimié, quand tu croises un mec, tu serres sa main. Dire bonjour… Ici…

Eve : Est-ce que tu penses que c’était comme ça ici avant qu’il y ait Vavouto?

Damien : Alors là je ne sais pas, moi je suis arrivé ici c’était déjà là, Vavouto. Ici, tu dis bonjour aux gens que tu connais, mais les gens que tu ne connais pas, c’est comme Nouméa quoi! Eve : C’est un second Nouméa ici?

Damien : Voilà.

Eve : Mais en plus petit quand même Damien : Oui. Mais ça s’agrandit vite.

Il semble que les différences de perception s’établissent en fonction d’un jeu d’échelle de représentations allant du milieu rural, associé à la tribu, vers le milieu urbain, généralement associé à Nouméa. Dans le cas de Kally, c’est en comparant Koné à Nouméa qu’elle fait une description de Koné. De la sorte, elle attribue à Koné des caractéristiques près de celle associée à la tribu. À l’inverse, alors que Damien me décrit Koné avec comme point de référence le milieu rural, il renvoie à des représentations associées à Nouméa.

Dans les deux cas, le discours des jeunes leur permet de se positionner en tant que « vrais » Kanak ou plutôt, comme possédant les valeurs des kanak de la tribu. Encore une fois, Gagné fait le même constat chez les Māori urbains par l’intermédiaire de la notion de « dreamtime » que les Māori utilisent « pour établir un contraste entre la vie en ville et la vie parfaite, le temps de rêve, de l’époque des ancêtres » (2013b : 140). Selon les contextes, il peut être stratégique de se positionner de la sorte, en niant le possible bien-être découlant de la vie urbaine afin d’affirmer son authenticité.

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Dans le même ordre d’idée, certains participants de ma recherche idéalisent le milieu tribal tout en connaissant les difficultés pouvant lui être associées, sachant, par exemple, que les ménages vivant en tribu sont moins insérés dans le monde marchand et moins scolarisés34 (Sourisseau et Al. 2008 :

42). Pour Amy, cette ambigüité s’est traduite par un discours d’apparence contradictoire, au cours duquel elle décrit d’abord les motifs pour lesquels ses parents ont choisi de déménager en ville — lesquels témoignent de la précarité et des difficultés qui peuvent être vécues à la tribu — et, par la suite, elle change le propos en affirmant qu’elle préférerait y vivre pour le bien-être que cela lui apporterait.

Eve : Donc toi, tu as toujours vécu à Koné. Est-ce que tu sais pourquoi tes parents ont choisi de vivre au village et non en tribu?

Amy : Parce que la vie, elle était dure en tribu. Il fallait nourrir, bien essayer de nourrir. On est 7 déjà dans la famille. Il fallait nourrir tous mes frères et sœurs. Et c’est un peu compliqué aussi, mon père, il va à la pêche et il fallait manger les trucs que ma mère achète. Et il n’y a qu’une personne qui travaille, c’est ma mère. Ça fait que mon père est obligé de faire tout son possible pour amener des pièces pour la maison, pour les gosses. Pis ça fait que quand nous on est arrivés au quartier, mais nous on a eu la belle vie. Parce qu’on a eu tout. La télé… ils n’avaient pas tout ça avant. Ils avaient la télé, mais en noir et blanc. Ça fait que c’était un peu compliqué la vie avant, comparé à maintenant.

Eve : Est-ce que tu es contente de vivre au village plutôt qu’en tribu?

Emy : Non, c’est chiant d’être dans un village, franchement c’est chiant. Parce que tu en as marre. Parce que tu les vois, toujours, avec toujours les mêmes têtes. Et puis voilà, à la tribu tu es tranquille, tu fais ton petit délire quoi. Tu peux aller faire ton champ. Tu peux aller te balader, aller à la rivière. Comme nous on reste au bord de la rivière, ça fait que tu peux « aller faire » la rivière. C’est tranquille quoi, tu peux faire ce que tu veux.

Eve : Et en ville tu ne peux pas, au village?

Amy : Au village c’est trop chiant. […] il y a trop d’habitations autour de nous. Déjà à la tribu, on est tout seul, dans un coin perdu. Au village, il y a trop de monde autour de nous qui nous regarde.

Ces narrations sont à la fois révélatrices d’un certain mal-être que vivent les jeunes en ville et du sentiment grandissant d’être des « étrangers » chez eux. En raison du développement économique et démographique fort et rapide à Koné, les jeunes se sentent « envahis », mais surtout, écartés.

34 Même s’il s’agit de critères économiques se basant sur des perceptions occidentales du bien-être et ne prenant pas en

compte l’économie sociale et les relations non marchandes qui structurent encore fortement la vie en tribu, ces disparités peuvent être perçues comme des inégalités et susciter de la frustration chez les jeunes, notamment, qui se sentent alors exclus du développement (Sourisseau et Al. 2008 : 43).

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Alors que j’hésite à qualifier Koné de « ville » ou de « milieu urbain », l’impact du développement est palpable chez les jeunes qui voient leur village se transformer en second Nouméa.

Dans l’extrait précédent, si l’on compare l’expérience vécue en tribu et celle vécue à Koné, on sent aussi que le rapport aux autres est différent. La vie en tribu est plus tranquille étant donné que c’est moins peuplé. Les gens se reconnaissent et se saluent. Lorsque les jeunes ayant vécus dans un village ou dans une tribu se retrouvent à Koné, ils ne se sentent plus chez eux, mais jugés et marginalisés. Le regard des autres pèse fort et il semble que ce soit l’un des éléments qui les bouleversent le plus comme en témoigne Amy :

Mais maintenant, tous les gens qui viennent ici [Koné], dans notre village, ils nous regardent comme si nous on n’est pas des gens d’ici. Alors que nous, on ne les connait même pas. On connait notre village comme notre poche, mais eux, ils viennent, ils arrivent et ils nous regardent comme ça, comme si que… je ne sais pas. Nous on n’aime pas ça.

Il arrivait souvent, alors que je me déplaçais avec des jeunes, qu’ils fassent des commentaires sur le regard des autres : « As-tu vu comment il nous a regardé? », « Ils ne sont pas d’ici et ils nous regardent comme si c’était nous les étrangers ». Toutefois, je n’avais pas interprété le regard de l’autre de la même façon. J’y voyais plutôt une forme de cohabitation que l’on retrouve fréquemment en ville où les gens ne s’arrêtent pas pour discuter ni pour se saluer. Par ailleurs, cet « autre » ne provenait pas nécessairement de l’extérieur; il était souvent aussi un Kanak provenant d’une autre commune de la Grande Terre.

En contrepartie, si les jeunes critiquent la forte migration à Koné, ils sont également attirés par tous ces gens qui arrivent et curieux. Pour Jonathan :

Le changement bah… Avant tu descendais au village, tu connaissais tout le monde. Maintenant tu ne connais plus personne. Tout le tas de gens qui sont arrivés. D’un côté, c’est bien, l’évolution, tout ça. Pour nous c’est bien, parce qu’il y a des filles qui arrivent. Tu vois, c’est ça le truc qui nous intéresse pour l’instant, quoi.

Pour Jonathan, donc, le mouvement de migration vers Koné lui permet de rencontrer de nouvelles personnes, mais surtout, des filles. Pour Kally, il s’agit plutôt d’une occasion d’ouverture sur le monde et d’échanger et d’apprendre :

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Eve : Est-ce qu’il y a du positif là-dedans excepté au niveau du travail, dans le fait que ça a accéléré le développement? Il y a plus de gens… Est-ce qu’il y a du positif là-dedans?

Kally : C’est bien aussi… Parce que finalement il y a, c’est vivant, c’est des gens d’ailleurs qui arrivent. Tu fais connaissance avec des personnes d’ailleurs. Même jusqu’à faire des enfants et tout ça. Il y a plein de métissage. Moi, je trouve que c’est bien quand même, c’est… de toute façon dans chaque projet, il y aura toujours un bien et un mal. Quand tu regardes bien les choses, tu accueilles des gens d’ailleurs, tu fais connaissance avec des autres personnes, tu peux t’ouvrir au monde. Mais en discutant avec les gens quoi. Pas forcément regarder à la télé. Tu parles avec les personnes de… enfin, de raconter son pays et tout. Tu t’ouvres au monde. Ça ne peut qu’être bénéfique, car, c’est bien pour toi personnel et professionnel, surtout quand tu travailles à la mine. Car si tu travailles à la mine, forcément tu n’as pas les mêmes capacités que l’autre qui arrive de l’autre côté, donc tu peux échanger. Ça ne peut qu’être bénéfique. Donc, oui, non, c’est bon tous les mouvements, toute la… Mais du moment qu’on ne se tire pas dans les pattes. Mais sinon, c’est bien.

De manière générale, le point de vue des jeunes sur Koné et le développement économique qui est en train de transformer « le village » en « ville » n’est pas totalement univoque. D’une part, ils critiquent le développement essentiellement pour des motifs liés à leur attachement à la tribu et à leurs craintes occasionnées par l’arrivée massive d’« étrangers » — Kanak ou non —, et d’autre part, ils savent apprécier certains aspects positifs qu’apportent l’arrivée de nouveaux habitants, que ce soit la curiosité qui les anime à s’ouvrir à l’extérieur, ou simplement, à faire des rencontres amicales et amoureuses.