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4.4. La charte de l’AVJPN et les enjeux qu’elle aborde

4.4.3. Réaffirmer la légitimité du peuple kanak

Jusqu’à présent, il a été soutenu que les jeunes de l’association œuvrent dans une optique de promotion de la citoyenneté et du destin commun dans le sens où, contrairement à des associations culturelles par exemple, ils ne font pas la promotion de droits particuliers et ne formulent pas de revendication sur, surtout, la base de leur appartenance à la société kanak. Cette proposition est toutefois à nuancer.

Concrètement, qu’en était-il de la volonté d’inclusion? Les cinq membres rencontrés lors de mon séjour étaient tous Kanak. Au cours d’une recherche sur les engagements citoyens dans le Pacifique insulaire (Nouvelle-Zélande et Tahiti), Natacha Gagné (2009) fait une observation similaire auprès

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d’associations tahitiennes se disant mixtes aux premiers abords. Cette observation l’amène à formuler un premier constat :

la culture et l’identité ethnique ou l’appartenance communautaire ainsi que les liens familiaux constituent des facteurs très importants dans les considérations plus ou moins conscientes qui mènent à une mobilisation ou à la constitution de regroupements ou d’associations. (Gagné 2009 : 83)

Dans le cas de l’AVJPN, contrairement à l’OJK, ce ne sont pas des réseaux familiaux qui en ont constitué la base. L’association fut plutôt lancée dans les suites d’une série d’événements organisés en conjonction avec des événements émanant des institutions publics. Parmi les facteurs permettant une cohésion sociale au sein du groupe, la coutume, qui est au cœur de l’identité kanak, vint jouer un rôle important.

L’AVJPN se voit comme étant à l’interstice des institutions coutumières et gouvernementales. A priori, pourtant, sa mission ne concerne pas le milieu coutumier et ses institutions. Toutefois, il serait impossible pour les membres de l’AVJPN de faire abstraction de leurs propres liens et appartenance au milieu coutumier et encore moins de demander une telle chose aux associations de jeunes qu’ils tentent de mobiliser.

En effet, l’identité kanak est très fortement liée à la coutume44 (Kohler et al. 1985 : 205). Ceci est en

partie dû à l’héritage colonial qui a, en quelque sorte, « enfermé » ces derniers dans cette identité particulière par l’intermédiaire de différents dispositifs, tels que le statut civil coutumier et la création des terres de réserve, ainsi qu’à la cristallisation des luttes indépendantistes autour de la culture, grâce, notamment, au festival Mélanésia 2000, une initiative du leader politique Jean-Marie Tjibaou (Trépied 2011 : 169).

Tjibaou devait concrétiser cette « renaissance » par l’organisation de Melanesia 2000, un grand festival d’arts mélanésiens à Nouméa en 1975. Plusieurs milliers de Kanak se rassemblèrent dans Nouméa pendant deux semaines, pour affirmer leur spécificité culturelle et exprimer pour la première fois collectivement un sentiment nationaliste qui ne cessera ensuite de croître. Au moyen de ce festival, Jean-Marie Tjibaou reprend l’idée qui fleurit au même

44L’argument présenté ici ne se veut pas de type culturaliste, au sens où les Kanak seraient pris dans un schéma de pensées où seul prédomine la coutume et la tradition, mais plutôt que la coutume, et les valeurs qu’elle porte, constitue une des avenues possibles pour l’engagement et l’implication.

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moment dans l’ensemble du monde océanien, celle du Pacific Way of Life, de la Melanesian

Way. (Bensa et Wittersheim1997 : 202)

Il serait difficile, voire impossible, pour les jeunes membres de faire complètement abstraction de cette part de leur identité. Les autorités coutumières, que ce soit la chefferie, les vieux ou, depuis l’accord de Nouméa, le Sénat coutumier, sont au cœur de cette identité (Kohler et al. 1985 : 211). Les jeunes d’OJK, par exemple, avant d’aller de l’avant dans leurs démarches pour officialiser l’association, sont allés présenter le projet aux deux conseils de district de la commune : Baco et Poindah. Kally, une jeune membre d’AVJPN et accompagnatrice d’OJK souligne que l’aval des coutumiers est à la fois une marque de respect pour les vieux et un moyen de s’assurer de la bonne fortune du projet. Sans cet aval, des problèmes pourraient survenir.

Eve : Qu’est-ce que tu penses du lien entre les coutumiers et OJK?

Kally : Il y a un lien. Parce que finalement, tu l’as déjà lu, mais ici tu ne peux pas faire… comment on dit ça? Tu ne peux pas faire une action sans prévenir les coutumiers. Parce qu’ici, c’est encore fort la coutume et tout. Et puis, comme tu l’as déjà vu, la dernière fois, on a fait les coutumes, on est parti présenter, je ne sais pas si tu l’as vu finalement, parti présenter aux chefs de clan… les différents présidents des aires coutumières. Et puis même dans ta famille, il faut, ici on prévient. Ici, tu préviens ta famille, tes parents quand tu fais quelque chose pour faire bouger le pays, pour faire bouger les jeunes. Ici, c’est un respect. Ici, nous les jeunes on est là, mais c’est grâce aux vieux. C’est grâce à nos oncles, c’est grâce à nos familles qu’on est là aujourd’hui. Donc c’est un retour quoi. Tu fais quelque chose, mais tu préviens quand même la famille pour que finalement, que tout ce que tu fais ça se passe bien. On dit que quand on prévient, ça ne peut que bien se passer. Du coup, voilà! Les coutumiers, c’est encore fort. Ici tu ne peux pas bouger sans les coutumiers. Tu ne peux pas, c’est impossible. Sinon tu peux être sûr que ton action va mal se passer.

Lorsque j’ai questionné Kally à propos de l’« Usine du Sud »45, évoquée au chapitre 3, qui avait été

aux prises avec certains problèmes en mai 2014 créant des confrontations violentes entre des membres de la tribu de Saint-Louis et les forces de l’ordre, elle m’a affirmé que les problèmes étaient causés par un manque de consultation avec les différentes institutions coutumières (Sénat, aires coutumières, districts, chefferies, etc.).

Kally : Voilà, eux ils ont fait entre eux, le Sénat coutumier et le congrès et tout, mais ils ne sont pas passés par les présidents des aires coutumières… et puis, par les chefferies des clans et les grandes chefferies du sud.

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Eve : Et tu penses quoi de ça? Pourquoi le Sénat coutumier a fait ça s’ils sont censés être ceux qui sont au top de la hiérarchie coutumière si on veut, ils connaissent bien les règles, pourquoi ils auraient fait ça?

Kally : Enfin, justement tu vois, c’est ça que je ne comprends pas. C’est que… je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça. Parce que tout en sachant, comme tu dis, que les coutumes ici c’est vraiment, c’est primordial ici… je pense qu’ils ont vu, finalement ils ont plus pensé au développement, à l’argent et tout ça… Ils n’ont pas pensé aux gens derrière quoi, le peuple derrière. Et puis, c’est pour ça que maintenant voilà, tu as dû entendre parler de Saint-Louis et tout ça… La mine de Yaté là, je ne sais pas si c’est fermé, ou elle va bientôt se fermer parce que les gens là-bas, ils ne sont pas d’accord. Ils n’ont jamais été au courant. Mais ils se sont implantés et tout. Puis regarde, il y a des choses qui se passent, il y a, enfin on en parle pas. Ce n’est pas communiqué à la presse, mais il y a des trucs quand même qui se passent sur la mine, il y a des accidents, il y a des… Quelquefois il y a des fuites et tout. Puis les jeunes, ils commencent à en avoir marre, ils commencent à se révolter et tout. Nous, on dit que les choses comme ça… parce que finalement quand tu regardes l’usine de la province, il n’y a pas eu de soucis depuis… Comme nous on est très coutume, on est très croyants dans les choses qui se passent ici chez nous, nous on se dit que… et moi je suis sûre que c’est ça… c’est parce qu’ils n’ont pas fait les choses. C’est pour ça qu’il arrive que des… nous ici, on dit couilles... que des emmerdes!

Le respect des règles coutumières est donc primordial que ce soit pour les grands projets d’envergure, comme l’exploitation d’une mine, ou pour ceux à plus petite échelle comme la création d’une association. Ceci rappelle l’incident qui a guidé Kally dans sa décision de retourner à Poindimié, discuté au chapitre précédent. Pour elle et ses oncles, le fait que sa robe s’est enflammé était un signe les avertissant qu’elle avait contrevenue aux règles et qu’elle devait donc voir à rectifier la situation si elle ne voulait pas que pire catastrophe survienne.

En second lieu, l’appui des coutumiers peut également servir de relais pour informer les jeunes résidant en tribu, tout en allant chercher une légitimité supplémentaire. Quelque temps avant de présenter l’OJK aux conseils de districts, les jeunes sont allés présenter l’association en ondes à la radio Djidoo dans le cadre de l’émission La parole du Nord. L’objectif était de se faire connaître auprès de la population, de récolter des dons pour l’organisation d’une journée sportive et d’attirer de nouveaux jeunes. Lors de l’entretien auquel j’ai pu assister et qu’on m’a permis d’enregistrer, l’animatrice semblait vouloir valider avec les jeunes l’importance qu’ils accordent au partenariat avec les coutumiers, ce qui permettait, en même temps, d’informer la population que les jeunes avaient suivi les chemins coutumiers. Voici un extrait de l’échange :

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Animatrice : Alors tu viens de dire à l’instant, développer les partenariats et puis dans ce que tu as dit, moi, j’ai noté, bon c’est normal qu’on développe un partenariat quand on est des jeunes avec les institutions me diras-tu, mais j’ai noté que vous voulez également développer un partenariat avec les autorités coutumières. Je crois savoir que ce samedi-là, vous avez une rencontre avec les coutumiers du district de Poindah. C’est bien ça? Qu’allez-vous présenter au district de Poindah?

Alexandre : Humm, la même chose qu’on est en train de faire à la radio. Animatrice : C’est-à-dire les objectifs de votre organisation?

Alexandre : Voilà.

Animatrice : Et pourquoi est-ce que vous voulez travailler avec les coutumiers? Pour vous les jeunes de Koné, c’est important?

Alexandre : Oui, pour les jeunes de tribus aussi.

Animatrice : Donc, amener l’information au sein des tribus. Alexandre : Oui.

Animatrice : Parce que maintenant, ici à Koné, vous êtes, tu trouves que vous n’êtes pas assez encore dans l’OJK?

Alexandre : Non, il manque encore beaucoup de jeunes… (Radio Djidoo, 8 juillet 2014)

En allant chercher l’appui des autorités coutumières, l’AVJPN et l’OJK cherchent à obtenir une double légitimité, soit celle des autorités politiques provinciales et celle des autorités coutumières. Dans l’extrait d’entrevue radiophonique, l’animatrice interroge les jeunes sur la pertinence de « travailler avec les coutumiers ». Sans pouvoir présumer de ses motifs, son propos témoigne de la fracture qui peut exister entre les autorités politiques, dont la légitimité provient des urnes, et les autorités coutumières dont la légitimité s’appuie sur la tradition. Cette double légitimité découle largement des nouvelles possibilités ouvertes par la signature de l’Accord de Nouméa.

Plutôt que d’amoindrir les contestations politico-identitaires, l’accord de Nouméa a en effet permis l’émergence d’une nouvelle forme de revendication basée sur une stratégie autochtone (Demmer 2007 : 46). Plutôt que de chercher à se faire entendre par l’intermédiaire des urnes comme l’ont fait les indépendantistes du FLNKS, ceux qui affirment leur droits comme autochtones cherchent plutôt à s’allier avec les mouvements autochtones internationaux tout en faisant valoir les institutions coutumières (Gagné et Salaün 2013 : 123). Marie Salaün précise bien ce que signifie cette stratégie autochtone en contexte calédonien :

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La notion d’autochtonie est à entendre ici au sens qu’elle prend en droit international, notamment sur la scène onusienne, comme mobilisation politique revendiquant des droits collectifs spécifiques pour les peuples minorisés par le fait colonial. Des projets industriels miniers d’envergure, notamment celui de « l’Usine du Sud », ont vu la naissance de collectifs qui cherchent à influencer sur la vie politique et économique au nom de l’antériorité et de la marginalisation spécifique du peuple kanak — peuple autochtone. La logique de l’autochtonie dans laquelle s’inscrivent ces mouvements passe par une revalorisation des autorités politiques traditionnelles; en retour, on a progressivement observé un rapprochement entre le Sénat coutumier et certaines des associations en faveur des droits autochtones, à tel point qu’il devient difficile de dissocier leurs actions. (2010 : 98)

En cherchant à obtenir de la légitimité auprès des coutumiers et des institutions politiques, les jeunes d’AVJPN participent, en même temps, à rendre légitime l’autorité que chacune des deux sphères lui confère. C’est-à-dire qu’aucune des deux n’est privilégiée ni mise de côté. Ce faisant, les jeunes d’AVJPN participent à la construction, en Nouvelle-Calédonie, d’une sphère publique où se côtoient une autorité fondée sur la tradition et une autre sur le suffrage.

Comme mentionné ci-haut, ce double partenariat est rendu possible par la reconnaissance de la primauté du peuple kanak dans l’accord de Nouméa.

Dix ans plus tard, il convient d’ouvrir une nouvelle étape, marquée par la pleine reconnaissance de l’identité kanak, préalable à la refondation d’un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté. (Accord de Nouméa)

La reconnaissance du peuple kanak a ouvert la voie à de nouvelles formes de pratiques de la citoyenneté auparavant impossibles. Pour Amandine de l’association Pwärä Wäro, ce fût un moment charnière en ce qui concerne la prise de conscience des Kanak de leur rôle à jouer dans l’édification de la Nouvelle-Calédonie de demain :

Tiens, pour revenir à ta question de tout à l’heure... Qu’est-ce qui fait que… pourquoi les institutions et les politiques ont commencé à s’interroger sur la jeunesse? La reconnaissance par le peuple français de la légitimité du peuple kanak, c’est ça qui a fait que... Le fait d’être reconnu comme un peuple premier, ça fait prendre conscience aux gens qu’il faut penser à demain.

Et « penser à demain », du point de vue des associations jeunesses, signifie notamment de sensibiliser les jeunes quant à leur implication et engagement dans la collectivité. Enfin, pour revenir sur la proposition de Lefèvre (2013 b) pour qui la reconnaissance du peuple kanak promue dans l’Accord de Nouméa ne fait que maintenir un statu quo, il semble que dans le contexte de mon étude,

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elle permet au contraire d’élargir l’horizon des possibles quant aux formes de l’engagement et de la mobilisation citoyenne.