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En somme, le système de représentations présenté en début de chapitre peut être vu comme un étau composé de deux mâchoires dont le but est de maintenir un objet en place. La première mâchoire est le discours provenant de la société dominante qui projette une image des jeunes Kanak comme étant incapables de s’insérer dans les rouages du monde moderne. La seconde est formée par le discours des « non jeunes » ou des « vieux » issus de la société kanak et qui, à travers leur discours sur la perte identitaire et de la coutume, disqualifie la place des jeunes au sein de la société kanak puisqu’ils ne maîtriseraient pas aussi bien, ou au moins différemment, les divers éléments de la culture. Ce second discours pèse particulièrement lourd sur les épaules des jeunes qui ne vivent plus ou qui n’ont pas vécu en tribu, souvent représentés comme le berceau de l’identité kanak.

36 La radio Djidoo, crée en 1985, est une radio ouvertement indépendantiste proche du FLNKS et, plus

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Toutefois, les quelques mois passés à partager le quotidien de certains jeunes de la commune de Koné m’ont permis de voir que si cet étau existe bel et bien dans l’esprit et dans le quotidien de plusieurs, de par leurs expériences, créations, aménagements, modes de vie et projets, on ne peut les réduire à l’un ou l’autre des registres, encore moins les y enfermer, ce qui reviendrait à nier la diversité de leurs expériences ainsi que l’agencéité dont ils font preuve pour prendre part au monde. Certes, le mode de vie des jeunes rencontrés n’est plus celui qu’il était avant la colonisation pas plus que l’est celui en tribu qui, rappelons-le, est aussi largement un produit de la colonisation. Tout comme la génération du mouvement indépendantiste s’est approprié « la tribu » dans le but d’en faire un signe de l’identité kanak (Salaün 2009 : 83), les jeunes de la génération Matignon aménagent l’espace urbain pour en faire un lieu à leur image. Les aménagements qu’ils y font ainsi que la manière dont ils habitent cet espace leur permet d’en faire un lieu rejoignant des valeurs et principes liés à leur identité kanak qu’ils désirent maintenir, affirmer et transmettre. De plus, sortir de la tribu leur permet également d’élargir les possibilités s’offrant à eux, en contournant certaines règles plus strictement suivies en tribu, par exemple.

Cela ne se fait évidemment pas sans certaines tensions ou quelques conflits que certains décriront comme une rupture, mais en qualifiant le changement ainsi, ils oublient de souligner la part de continuité dans les pratiques. Ainsi, si le milieu urbain permet de développer de nouvelles formes de solidarités fondées sur la corésidence ou sur des intérêts communs, cela ne se fait pas au détriment des solidarités anciennes qui continuent de jouer un rôle important.

Enfin, pour revenir sur un énoncé émis par le Sénat coutumier cité en début de chapitre à l’effet que les jeunes seraient incapables de se projeter dans le futur, et encore moins, de participer à la vie politique, mon enquête témoigne plutôt du contraire. Les jeunes d’OJK montrent qu’ils ont la capacité de penser et de réfléchir sur le monde qui les entoure et sur les transformations que subit ce dernier, et ce, même s’ils ne possèdent pas nécessairement les outils pour le comprendre dans toute sa complexité. Il n’en demeure pas moins qu’ils en ont une compréhension dont il faut tenir compte et qui est révélatrice de leurs espoirs et inquiétudes quant à leur futur. De plus, ils ne restent pas passifs et tentent de « participer au politique » pour « avoir leur part » et être entendus. Comme nous le verrons au chapitre suivant, leurs modes d’actions et de pensée sont aussi influencés par un

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contexte plus large que celui de la simple commune de Koné. Après tout, s’ils ont la capacité de penser et de réfléchir sur le monde qui les entoure et d’y prendre part, cette capacité ne se limite pas aux frontières de la commune, mais s’étend aussi à la Nouvelle-Calédonie, territoire toujours sous la tutelle française.

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Chapitre 4

La création d’AVJPN : des possibles et des

contraintes

Au chapitre précédent, nous avons exploré les tentatives d’une bande de jeunes à former une association, et ce, en portant une attention à leur quotidien, à leur expérience de vie et aux actions qu’ils mettent en œuvre concrètement. Comme il fut déjà mentionné, cette association s’inscrit dans le sillage d’une autre association qui a pour nom l’Association pour la valorisation de la jeunesse en province Nord (l’AVJPN). Officialisée en 2011, l’AVJPN a pour objectif de mettre en place un conseil de jeunes au niveau provincial qu’ils désignent comme l’Organisation représentative de la jeunesse en province Nord (ORJPN). La stratégie utilisée par l’AVJPN pour mettre en place l’ORJPN est « pyramidale ». L’idée est que l’ORJPN, vue comme étant au sommet de la pyramide, doit d’abord reposer sur une base solide, soit des associations de jeunes. Toutefois, ces associations de jeunes n’existent pas a priori. La mission de l’AVJPN est donc d’encourager et d’aider la mise en place d’Organisations jeunesse locales (OJL) dans chacune des 17 communes de la province Nord. C’est de ces OJL que devra émaner l’ORJPN en y envoyant deux membres chacune. Ainsi, l’ORJPN devra être formée de 34 jeunes de toutes les communes de la province. Au moment de mon séjour, seule la commune de Bélep, un archipel situé à l’extrême nord de la Grande-Terre (voir la carte de la Nouvelle-Calédonie à annexe A), avait vu naître une OJL enregistrée en tant qu’association loi 1901. Pour leur part, comme nous l’avons vu, celle des jeunes de Koné était en voie d’officialisation. L’analyse du contexte d’émergence de l’AVJPN m’amène, dans ce chapitre, à opérer un changement d’échelle. Au chapitre précédent, je me suis concentrée sur le quotidien des jeunes et leurs expériences de Koné, notamment sur le plan de leur implication citoyenne. Je tenterai cette fois-ci d’inscrire leurs actions et initiatives dans le contexte plus large dans lequel elles prennent place. Dans cette optique, les jeunes ne sont plus seulement considérés comme des individus, mais aussi comme faisant partie d’un ensemble dont les actions sont produites dans un cadre historico-spatial particulier ayant la possibilité de faire apparaître une génération potentielle. Cette approche m’amène à changer de focale en considérant le contexte ainsi que les processus sociaux, économiques et politiques dans lesquels ces actions sont menées. L’objectif étant de réfléchir à la relation qui s’opère

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entre des parcours individuels et des processus sociaux et politiques plus larges, ou en d’autres mots, à l’émergence d’une situation de génération (voir chapitre 3). La démarche proposée m’amène parfois à m’éloigner de l’AVJPN, au risque de donner parfois l’impression qu’ils ont été perdus de vue, mais l’objectif reste toujours d’illustrer le contexte, la situation ou le moment dans lequel l’association se déploie. En procédant ainsi, je dégagerai quelques pièces de l’échiquier avec lesquelles doivent composer l’association et ses membres, c’est-à-dire ce qui rend possible une certaine forme d’engagement et en exclut d’autres. En d’autres mots, il s’agit de donner un aperçu de « la situation » que Michel Naepels décrit comme « l’ensemble de ce qui définit à un moment donné le possible et le légitime, et qui ne cesse de se transformer, serait-ce très lentement, au fil des actions, des coups de force, des oublis ou des intérêts changeants de chacun » (1998 : 8).

Pour ce faire, nous allons d’abord explorer en quoi consiste cette loi adoptée le 1er juillet 1901 qui

permet à un groupement d’individus, composé d’un minimum de deux personnes, de former une association sans but lucratif. Cette loi qui vise à régir l’engagement des individus dans la sphère publique porte en elle l’idéal républicain à l’effet que la sphère privée ne doit pas interférer avec la sphère publique. Nous verrons par la suite le rôle joué par une certaine composante des pouvoirs publics calédoniens, le gouvernement de la province Nord, dans la création de l’AVJPN. Ce portrait nous amènera à ne pas tenir pour acquis l’intérêt des pouvoirs publics envers « la jeunesse » et à nous interroger sur ce que sous-tend cet intérêt.

Par la suite, nous allons restituer le discours de l’AVJPN dans les diverses formes que peuvent prendre certains enjeux en Nouvelle-Calédonie en traçant certaines comparaisons entre les contextes différenciés de la province Sud et de la province Nord. Sans que l’objectif de l’association soit de se positionner ouvertement sur les débats et enjeux relatifs à la sortie de l’Accord de Nouméa, elle s’y inscrit néanmoins à travers son discours, ses choix et ses actions. Ainsi, en nous attardant à la charte des valeurs de l’association, nous verrons émerger des liens avec les enjeux de citoyenneté, de destin commun, de métissage et de légitimité.

Enfin, les associations ont des obligations formelles et bureaucratiques qui ont parfois des conséquences sur l’engagement associatif. Alors que d’une part, s’organiser en association permet

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l’obtention de fonds publics, cette reconnaissance formelle entraine parfois en contrepartie une démobilisation de ses membres. Nous examinerons la façon dont les membres d’AVJPN et d’OJK avec qui nous avons fait connaissance au chapitre précédent vivent ces difficultés.