• Aucun résultat trouvé

Quotidien et implication citoyenne : regard anthropologique sur la jeunesse kanak à Koné (Nouvelle-Calédonie)

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Quotidien et implication citoyenne : regard anthropologique sur la jeunesse kanak à Koné (Nouvelle-Calédonie)"

Copied!
191
0
0

Texte intégral

(1)

Quotidien et implication citoyenne : regard

anthropologique sur la jeunesse kanak à Koné

(Nouvelle-Calédonie)

Mémoire

Eve Desroches-Maheux

Maîtrise en anthropologie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

(2)

Quotidien et implication citoyenne : regard

anthropologique sur la jeunesse kanak à Koné

(Nouvelle-Calédonie)

Mémoire

Eve Desroches-Maheux

Sous la direction de :

(3)

iii

Résumé

Ce mémoire a pour but de décrire et d’analyser la diversité des expériences de jeunes Kanak et d’explorer comment ils font preuve d’agencéité en vue de prendre part au « vivre ensemble » en Nouvelle-Calédonie. Ne pouvant couvrir l’ensemble de la « jeunesse kanak », la recherche porte en particulier sur une « bande » de jeunes de Koné impliquée dans des associations régies par la loi du 1er juillet 1901 et dont les activités se déroulent autour d’une maisonnée du quartier des Cigales.

L’analyse révèle qu'on ne peut réduire les expériences et pratiques des jeunes aux discours dominants qui les enferment dans une culture ancestrale immuable et qui mettent surtout l’accent sur leur inadéquation dans le monde contemporain et leurs problèmes. Les jeunes sont dotés de capacités créatives, désirent contribuer à la société, mais surtout, à y avoir un espace de parole. La recherche montre également que les expériences et initiatives des jeunes doivent être comprises en relation avec la « situation » contemporaine dans laquelle elles prennent place et qui est caractérisée par les transformations du contexte social, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie depuis la signature de l’Accord de Nouméa (1998).

Mots-clés : Kanak, Nouvelle-Calédonie, jeunes, destin commun, citoyenneté, vie quotidienne, milieu urbain, autochtone.

(4)

iv

Abstract

This master thesis seeks to demystify the diverse experiences of youth in New Caledonia and explores the manifestations of agency by a particular group of young Kanak as they take part in a “collective form of existence” (vivre ensemble) in New Caledonia. The group is composed of young men and women of Koné involved in associations governed by the law established on July 1st 1901

and whose activities primarily revolve around a house located in the Cigales neighbourhood and it’s household. The analysis reveals that youth experiences and practices cannot be reduced to the representations put forward by dominant discourses. These, in fact, wrongly portray young Kanak as being trapped in an unchanged and immobile ancestral culture, and focus primarily on their inadequacy in today’s world as well as on their problems. It is argued that young Kanak possess creative capacities, want to contribute to society and aspire, for most of all, to take an active and vocal part in it. This research further shows that their experiences and initiatives must be contextualised, meaning considered in relation to the contemporary “situation” (social, political and economic) brought by the Nouméa Accord of 1998 according to which these are shaped.

Keywords: Kanak, New Caledonia, Youth, shared destiny, citizenship, everyday life, urban milieu, indigenous people.

(5)

v

Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières... v

Liste des figures ... viii

Remerciements ... x

Introduction ... 1

Chapitre 1 Cadre théorique et choix méthodologiques ... 5

1.1 Cadre théorique ... 5

1.1.1 La jeunesse en anthropologie : un aperçu ... 5

1.1.2. Deux outils conceptuels ... 11

1.1.2. Des possibles et des contraintes ... 13

1.2 Méthodologie ... 23

1.2.1 L’enquête de terrain ... 24

1.2.2 L’analyse des données ... 33

1.2.3 Présentation des résultats préliminaires ... 34

1.2.4 Éthique de la recherche ... 35

Chapitre 2 ... 38

Contexte historique et organisation sociale kanak ... 38

2.1. Contexte historique ... 38

2.1.1. Implication et résistance kanak ... 41

2.1.2. Fin du régime de l’indigénat et participation politique... 42

2.1.3. D’une revendication d’autonomie vers une revendication d’indépendance ... 44

2.1.4. Le retour des jeunes scolarisés... 45

2.1.5. « La brèche » ... 47

2.1.6. Accord de Matignon et Accord de Nouméa ... 49

2.1.7. Du « front culturel » au « front économique » ... 51

2.1.8. De la souveraineté comme affaire d’État à une affaire de « peuple » ... 52

2.2. L’organisation sociale kanak ... 54

2.2.1. Imbrication de la parenté, des lieux et du politique ... 54

Chapitre 3 ... 58

(6)

vi

3.1. Les représentations de la jeunesse kanak ... 58

3.1.1. Jeunesse kanak, un euphémisme? ... 60

3.1.2. Quelle situation générationnelle pour « les jeunes » de Koné? ... 69

3.2. Vivre à Koné ... 71

3.3. S’approprier la ville ... 74

3.4. Logiques de cohésions sociales ... 81

3.5. Des raisons pour venir à Koné… et pour retourner « chez soi » ... 85

3.6. Koné : entre la ville et la tribu ... 89

3.7. Vivre avec la mine ... 93

3.8. Une jeunesse impliquée ... 96

3.8.1. Les partenaires d’OJK ... 101

3.8.2. La journée sportive du 26 juillet... 103

3.9. Conclusion ... 105

Chapitre 4 ... 108

La création d’AVJPN : des possibles et des contraintes ... 108

4.1. Associations régies par la loi du 1er juillet 1901 et paradigme républicain ... 110

4.2. Historique de l’AVJPN ... 113

4.3. « La jeunesse » : une catégorie porteuse d’avenir ... 116

4.4. La charte de l’AVJPN et les enjeux qu’elle aborde ... 120

4.4.1. Citoyenneté : du juridique à la reconnaissance par ses concitoyens ... 121

4.4.2. Destin commun ... 129

4.4.3. Réaffirmer la légitimité du peuple kanak ... 136

4.5. Relation entre l’AVJPN et l’institution provinciale ... 142

4.5.1. De la difficulté de mobiliser les jeunes ... 143

4.6. Conclusion ... 149

Conclusion et discussion ... 152

Discussion ... 155

Bibliographie ... 158

Annexe A : Carte de la Nouvelle-Calédonie... 171

Annexe B : Carte de Koné ... 172

Annexe C : Grille d’observation ... 173

Annexe D : Guide d’entretien ... 174

(7)

vii

(8)

viii

Liste des figures

Image 1 Vue aérienne du quartier des Cigales……….……76

Photo 1 Photo prise de l’intérieur d’un fare……….……….……..77

Photo 2 Tableau des échéances d’OJK affiché à la maison de Tyla……….………..…...98

(9)

ix

« La tradition poursuit son travail dans le champ de la modernité, l’une et l’autre sont en constante interaction […] Toutes les sociétés […] ont une part de continuité : en elles, tout ne change pas et ce qui change ne se modifie pas en un bloc » (Balandier, 2003 [1986] : 237).

(10)

x

Remerciements

Cette recherche n’aurait pu se réaliser sans l’appui de plusieurs personnes que je tiens à remercier profondément. Tout d’abord, je remercie spécialement Tyla ainsi que toute sa famille pour l’accueil, l’ouverture et sa participation précieuse à ma recherche. Je remercie également tous les autres jeunes de « la bande » qui se sont prêtés au jeu et qui ont démontré de l'ouverture à mes nombreuses questions. Merci à Kally et Kassandra qui m’ont aidée à mieux comprendre comment me comporter au sein du monde kanak. J’espère profondément que chacune et chacun d’entre vous pourra réaliser ses projets et ses rêves. Olé!

Je tiens aussi à remercier Malcom Xénie et sa famille de Hienghène qui m’ont énormément aidée à mon arrivée en Nouvelle-Calédonie. Merci pour l’accueil, les bons repas et les moments de plaisir partagés avec vous.

Un énorme merci à tous les chercheurs qui m’ont aidée de près ou de loin à réaliser ce projet : merci à Benoît Trépied, Mélissa Nayral, Pierre-Yves Le Meur, Christine Salomon et Marie Salaün. Je remercie également tous les chercheurs rencontrés à l’IRD et à l’IAC qui ont su me donner de précieux conseils dans ma recherche et qui m’ont aidée à surmonter les embûches rencontrées lors du terrain.

Je remercie également ma famille, mes amis et mon copain de m’avoir encouragée, appuyée, donné des idées et d'avoir révisé mes textes. Chacun de vous m’a apporté une aide indispensable à la réalisation de ce mémoire.

Mes remerciements vont aussi au Réseau DIALOG ainsi qu’au Bureau international de l’Université Laval pour les bourses qui m’ont été octroyées afin de m’aider à réaliser ma recherche en Nouvelle-Calédonie.

Enfin, je ne pourrai jamais remercier assez ma directrice de recherche, Natacha Gagné, pour sa grande générosité, sa patience, son écoute et ses précieux encouragements. Merci d’avoir cru en moi et de m’avoir aidée à me développer en tant que chercheur, notamment en m’associant au projet de recherche « Mouvements autochtones et redéfinitions contemporaines de la souveraineté : comparaisons intercontinentales » qui bénéficie d’une subvention Savoir du CRSH, me permettant

(11)

xi

ainsi de profiter d’un soutien financier pour la réalisation de mon projet. Merci pour tes précieux conseils, tes révisions détaillées et de m’avoir soutenue tout au long de ce projet.

(12)

1

Introduction

Ce mémoire a pour toile de fond l’histoire coloniale de la Nouvelle-Calédonie. Ce territoire fût annexé par la France en 1853. La colonisation de cet archipel du Pacifique fut marquée par la mise en place du régime de l’indigénat en 1887, au détriment de la population locale, les Kanak1. L’instauration de

ce régime de droit particulier imposa notamment un système de réserve ainsi qu’une nouvelle organisation politique qui vint bouleverser l’organisation sociale kanak précoloniale. Pendant la période coloniale, les « chefs » kanak, comme auxiliaires des administrateurs coloniaux, furent mis au service de l’administration du territoire (Soriano 2013 : 53) et ce, jusqu’à la fin du régime de l’indigénat en 1946 et « la progression vers un régime électif » (Soriano 2013 : 61). La période des années 1950-1970 marqua l’arrivée des Kanak en politique par la création de l’Union calédonienne (UC) qui domina la scène politique de la Nouvelle-Calédonie durant cette période (Trépied 2010b : 61). Par la suite, les années 1970 virent l’émergence d’un mouvement revendiquant l’indépendance au sein de la population kanak auquel s’opposèrent les loyalistes. Ce mouvement mena à une période d’affrontements violents entre 1984 et 1988 surnommés « les événements ».

À l’avant-plan, on retrouve les accords de Matignon-Oudinot (1988) et de Nouméa (1998) qui ont servi à atténuer les tensions associées à la période des « événements ». Parmi les mesures découlant du premier accord se trouve le découpage du territoire en trois provinces soit les provinces Sud, Nord et des Îles Loyautés, ainsi que la promesse de favoriser le rééquilibrage économique. La provincialisation a permis une décentralisation des pouvoirs et l’accès des Kanak aux commandes de la province Nord et des Îles Loyautés, lesquelles disposent d’un certain nombre de compétences, tant sur le plan de l’éducation, de l’économie, des infrastructures, que de la culture. Les accords de Matignon-Oudinot stipulent clairement que les provinces doivent être « l’élément moteur de la nouvelle organisation du Territoire ». De son côté, l’accord de Nouméa inscrit la Nouvelle-Calédonie dans un processus irréversible de décolonisation qui a permis le transfert de certaines compétences de l’État français vers le territoire. Cet accord envisage un référendum d’autodétermination entre 2014 et 2018. Au moment d’écrire ces lignes, le référendum est prévu pour 2018. De plus, l’accord reconnait la culture et l’identité kanak et prévoit la mise en place d’un Sénat coutumier — lequel fut

(13)

2

créé en 1999 — qui devra obligatoirement être consulté sur tout sujet qui concerne l’identité kanak légitimant, par le fait même, la place des instances coutumières dans les institutions. Se faisant, même si le mouvement indépendantiste n’a pas encore réalisé son projet d’indépendance, la mobilisation a permis l’accès des Kanak à une plus grande autonomie et à une « reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun » (Accord de Nouméa). Au cœur de ces revendications politiques se trouvent des enjeux économiques entourant l’exploitation du nickel de laquelle les Kanak furent historiquement exclus. Afin de réparer ce tort et de propulser un rééquilibrage économique, la province Nord a mis sur pied un projet d’envergure sur son territoire. Il s’agit de l’usine de traitement de nickel Koniambo, surnommée « l’usine du Nord », qui comprend une usine, une centrale électrique, un port et une mine (Grochain 2013 : 16). La construction de « l’usine du Nord » a débuté en 2007, entrainant avec elle de grands changements affectant principalement les populations des trois communes touchées au premier chef par le projet, soit Voh, Koné et Pouembout.

Le site où s’est déroulé la recherche menant à ce mémoire est la commune de Koné (voir la carte de la Nouvelle-Calédonie à l’annexe A et la carte du village de Koné à l’annexe B), chef-lieu de la province Nord, qui comporte un village2 en pleine expansion depuis la construction de l’usine et qui

se déploie sur le territoire de 9 tribus, dont celle de Baco située à 3 kilomètres du village. Dans ce contexte, je me suis intéressé aux expériences et pratiques de jeunes habitant au village en portant une attention particulière au contexte dans lequel ils évoluent. Partant d’écrits sur « les jeunesses autochtones », et plus particulièrement celles situées en milieu urbain, je me suis posé la question suivante : Quelles sont les expériences et projets de jeunes résidents de Koné et que mettent-ils en œuvre pour prendre part au « vivre ensemble » de cette commune et plus largement, de la Nouvelle-Calédonie? Cette question suggère ou plutôt pose le défi de décrire et comprendre qui sont « les jeunes de Koné ».

2 Considérant l’expansion urbaine du village, l’ampleur du développement de ses infrastructures (chapitre 3), et le fait qu’il

soit le lieu des rencontres entre les différentes communautés (à la différence des tribus où se trouvent surtout des Kanak), je situe le village en m’inspirant de travaux portant sur le milieu urbain. Toutefois, afin d’éviter des confusions et de respecter la terminologie utilisée par les participants à cette recherche, j’utiliserai l’expression « village » plutôt que « ville ».

(14)

3

À plusieurs reprises dans ce mémoire, je cherche à comparer les conditions de vie des jeunes qui grandissent dans le milieu urbain de Nouméa3 (Barnèche 2009; LeFevre 2013, Hamelin 2010) avec

celles des jeunes de Koné qui ont accepté de participer à ma recherche. Cette démarche, qui se veut exploratoire, cherche à comprendre comment différents facteurs, tels que la place des Kanak au sein des institutions politiques locales (assemblées de provinces et mairies) ou leur poids démographique, ont influencé, ou non, l’expérience que se font les jeunes du milieu dans lequel ils évoluent. Afin de ne pas imposer mes propres conceptions sur « la jeunesse », j’ai choisi de m’intéresser à des personnes se mobilisant au sein d’associations de jeunes. Cette stratégie fut facilitée par le fait que j’ai eu la chance de loger dans une maisonnée où les résidents et visiteurs se mobilisaient au sein de deux associations de jeunes étroitement liées : l’Association pour la valorisation de la jeunesse en province Nord (AVJPN) et l’Organisation jeunesse de Koné (OJK). Cette maisonnée et ces associations sont au cœur de ce mémoire.

Dans la première partie du chapitre 1, je dresse un portrait des différentes approches de la notion de « jeunesse » en science sociale, et plus particulièrement en anthropologie. Ce portrait me permet de jeter les bases conceptuelles de mon approche qui met l’accent sur les compétences, la créativité et les pratiques des jeunes. Je m’arrête ensuite sur la notion de « situation coloniale » de George Balandier qui invite les chercheurs à prendre en compte les relations qui se créent entre la société coloniale et la société colonisée. Cette rencontre, qui transforme tout autant l’une que l’autre de ces sociétés, crée une nouvelle situation, un nouveau contexte qui opère, malgré les changements sociopolitiques, dans la longue durée, au-delà de la période coloniale stricto sensu. Cette approche rejette, entre autres, une analyse des changements sociaux selon laquelle il y aurait une contradiction entre tradition et modernité. Dans la deuxième partie de ce premier chapitre, je présente la démarche qui m’a guidée tout au long de ce travail en exposant mes choix méthodologiques, notamment mes stratégies de collecte et d’analyse de données. Je profite de cette section pour faire un retour réflexif sur le terrain et pour préciser les principes éthiques suivis.

3 Nouméa est le seul grand centre urbain de la Grande-Terre et la capitale de la Nouvelle-Calédonie. Fortement associée

(15)

4

Au chapitre 2, je dresse d’abord un portrait général de l’histoire de la Nouvelle-Calédonie en portant une attention particulière à la manière dont s’est transformée la scène politique locale. Par la suite, j’expose certains éléments de l’organisation sociale kanak qui sont au fondement de l’identité kanak et qui s’avèreront utiles pour mieux comprendre certaines valeurs et certains principes kanak.

Le chapitre 3, qui a comme point de départ une maisonnée du quartier des Cigales, nous transporte dans le quotidien des jeunes de Koné. Cette maisonnée fut la pierre angulaire de mon terrain puisqu’il s’agissait d’un lieu de rassemblement et d’un refuge pour plusieurs jeunes. Ayant défini mon objet « jeunes », je les décris principalement dans une perspective sociologique. Ensuite, je mets à l’épreuve les représentations qui pèsent sur ces jeunes dans leur quotidien, pratiques et témoignages. En me servant de leurs témoignages, j’essaie de mieux comprendre et décrire comment ils se sentent à Koné, et ce, en prenant en considération le contexte de développement rapide dans lequel le village est inséré. Enfin, comme les jeunes sont engagés dans un processus de création d’une association en vertu de la Loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, j’interroge les raisons de cet engagement qui semble témoigner de leur volonté à prendre part activement au « vivre ensemble ».

Au chapitre 4, je porte un regard plus éloigné sur l’engagement des jeunes en contextualisant leurs initiatives. L’objectif est de réfléchir aux relations qui opèrent entre les parcours individuels et les processus sociaux et politiques plus larges. Dans la première partie, comme les jeunes se mobilisent à l’intérieur d’une association loi de 1901, j’explore plus avant en quoi consiste leur mobilisation et ce que peut vouloir dire s’« associer » dans le contexte français. En deuxième partie, j’analyse le discours et les positions de l’AVJPN à la lumière de la « situation » calédonienne. Même si l’objectif de l’association n’est pas de se positionner ouvertement sur les débats et enjeux relatifs à la sortie de l’Accord de Nouméa, elle s’y inscrit à travers son discours, ses choix et ses actions. Enfin, j’examine les difficultés et contraintes vécues par l’AVJPN en m’appuyant sur le discours des jeunes. Enfin, dans un chapitre conclusif, je mettrai en relation les différents thèmes soulevés tout au long du mémoire et identifierai quelques pistes en vue de recherches futures qui sembleraient intéressantes à explorer.

(16)

5

Chapitre 1 Cadre théorique et choix

méthodologiques

Dans la première partie de ce chapitre, je présente les écrits dont je me suis servie pour mieux comprendre comment certains jeunes Kanak font l’expérience de la vie à Koné, village qui, je le rappelle, est dans un processus d’urbanisation. À l’aide d’une revue des écrits effectuée par la sociolinguiste Mary Bucholtz (2002) sur la thématique de « la jeunesse » en anthropologie, je dresse un portrait des diverses approches de cette thématique. Afin de mieux cerner les spécificités de mon étude, je me penche également sur les écrits traitant des jeunesses autochtones et, plus particulièrement, celles situées en milieu urbain. Par la suite, je m’intéresse au concept de « situation coloniale » développé par George Balandier afin de mieux cerner mon « objet » dans son aspect global, c’est-à-dire en tant qu’ancienne colonie qui se trouve toujours aujourd’hui sous la souveraineté française malgré son autonomie dans plusieurs domaines. Puis, j’aborderai un concept qui me sera utile dans mes chapitres analytiques, soit celui de « légitimité ». Je montre comment la légitimité est constamment transformée par la dynamique des relations entre Kanak et non-Kanak en Nouvelle-Calédonie et entre la Nouvelle-Calédonie et la France. Enfin, dans la seconde partie de ce chapitre, je présente les choix méthodologiques qui ont guidé l’enquête de terrain et l’analyse des données.

1.1 Cadre théorique

1.1.1 La jeunesse en anthropologie : un aperçu

La jeunesse, en tant qu’objet de l’anthropologie, est apparue vers la première moitié du 20e siècle avec des auteurs comme Margaret Mead, située dans le courant Culture et personnalité, et son célèbre ouvrage Adolescence à Samoa (1928) ou Bronislaw Malinowski, représentant du courant fonctionnaliste, avec La Vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie (1929). Les chercheurs qui, comme Mead, s’inscrivent dans le courant Culture et personnalité, tentent de comprendre comment les individus vivent et incorporent leur culture (Cuche 2010 : 38). Dans cette optique, les travaux de Mead se sont attachés à démontrer comment certaines données que l’on croyait jusqu’alors universelles et d’ordre biologique, comme l’adolescence et le genre, sont aussi influencées par la culture (Cuche 2010 : 41). Malgré ces quelques travaux fondateurs, « la

(17)

6

jeunesse » ne s’est pas constituée en objet majeur de l’anthropologie. Le peu d’intérêt qui était accordé aux jeunes s’explique, entre autres, par l’engouement de l’anthropologie pour les sociétés « exotiques » et « traditionnelles ». De ce fait, les anthropologues ont plutôt cherché la présence des « vieux » en tant que « mémoire vivante », vrais représentants de la culture traditionnelle (Raineau 2007 : 25).

1.1.1.1 La jeunesse face au monde des adultes

De son côté, la sociologie s’est plus largement intéressée à la jeunesse au sein des sociétés modernes. Mary Bucholtz (2002) remarque que cette discipline a été influencée par deux approches issues du monde anglo-saxon au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Dans un premier temps,

l’on retrouve une approche issue de la sociologie américaine de l’école de Chicago qui s’intéresse davantage à la jeunesse en tant que « sous-cultures déviantes ». On y trouve notamment l la figure de Howard Becker et son célèbre ouvrage Outsiders : Studies in the Sociology of Deviance (1963). À l’aide de l’observation participante, Becker s’est attaché à comprendre les représentations associées au monde des musiciens de jazz et de fumeurs de marijuana au cours des années 1950. Ses recherches l’amenèrent à développer la « labeling theory » qui définit la déviance comme le résultat d’un jeu de distinction entre les différents groupes sociaux. Pour qu’un individu soit catégorisé déviant, il faut d’abord qu’un groupe (dominant) détermine socialement les conduites considérées comme déviantes et qu’un individu soit reconnu comme déviant lors d’une interaction sociale. Il s’intéresse ensuite aux impacts de « l’étiquette » sur la socialisation des individus « déviants » qui, selon lui, contribue à produire d’autres comportements associés à la déviance.

Dans un second temps, Bucholtz (2002) a identifié une approche issue de la sociologie britannique portée par le Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS) de l’université de Birmingham. Fondé en 1964, ce centre est considéré comme le berceau des Cultural Studies. Se concentrant sur la jeunesse issue des classes ouvrières, les chercheurs du CSSS ont abordé la jeunesse à l’aide des concepts de « sous-culture », de « classe » et de « déviance » et ce, dans une perspective sémiologique et marxiste (Bucholtz 2002 : 526). Enfin, si la sociologie a permis d’évoquer une culture de la jeunesse (youth culture), elle a surtout consacré son étude en tant que « sous-culture » ou

(18)

7

« culture déviante », adoptant une perspective de marginalisation, de déviance et d’exclusion par rapport à une culture de référence, celle des adultes (Jérôme 2010 : 38).

En sociologie comme en anthropologie, la jeunesse est fréquemment associée au concept de l’« adolescence » qui est compris comme une étape de la vie. Les anthropologues ont associé celle-ci au stade « liminal » du « rite de passage ». Employée pour la première fois par l’ethnologue français Arnold Van Gennep en 1909, l’expression « rite de passage » réfère à un rituel marquant le passage d’un état social à un autre. Il comprend trois étapes : d’abord la séparation par rapport à l’état antérieur, ce qui peut se traduire par une mise à l’écart de la société dans les sociétés traditionnelles; ensuite, la liminalité qui correspond à une période de latence; et enfin, l’agrégation au nouvel état, ou encore, le retour dans la société avec un nouveau statut. De la sorte, l’adolescence est représentée comme une période d’indétermination avant l’atteinte de la vie adulte. Cette approche, qui confond adolescence et jeunesse, aborde aussi cette dernière sous le point de vue des adultes et consacre peu d’attention aux interactions entre les jeunes et à leurs productions culturelles. Ainsi, l’attention est surtout portée sur « la transition » vers le monde des adultes (Bucholtz 2002 : 525). En d’autres mots, l’adolescence est comprise comme un « processus » plutôt qu’un « état », renforçant ainsi l’idée que les adolescents sont des êtres humains non finis. De plus, en cherchant les caractéristiques universelles et les particularismes chez les adolescents à travers les cultures, certains chercheurs4 ont contribué à représenter l’adolescence comme un stade

biologique et psychologique (Bucholtz 2002 : 528).

1.1.1.2 La jeunesse comme problème

La jeunesse a aussi souvent été étudiée à travers les thèmes de la violence, de la sexualité et de la crise. Les deux premiers thèmes ont amené certains anthropologues à proposer une lecture des comportements et pratiques des jeunes en fonction des normes dominantes comme ce fût le cas des sociologues cités plus haut. Cependant, dans son étude sur les gangs de rues à Chicago, l’anthropologue James Diego Vigil (1988) soutient que l’appartenance à un gang de rue, malgré les violences qui y sont associées, sert à donner un sentiment de reconnaissance et d’identification aux jeunes en attente du passage vers le monde adulte. Si cette lecture légitime en quelque sorte les

4Ces chercheurs, dont Anderson et Anderson (1986), Fuchs (1976), Worthman (1987), étaient fortement influencés par

(19)

8

pratiques des jeunes, elle reste en contrepartie centrée sur une approche par problème et occulte une compréhension des pratiques des jeunes comme ayant du sens en soi, en dehors des normes : « The problem-based perspective on youth focuses on young people’s actions as social violations rather than agentive interventions into ongoing sociocultural change » (Bucholtz 2002 : 535).

Le troisième thème, soit la crise, est apparu avec l’intérêt grandissant des anthropologues pour les impacts de la modernité et de la globalisation sur le tissu social. Plus spécifiquement, ces derniers étaient préoccupés par les conséquences de la modernité et des réajustements économiques sur les jeunes issus de sociétés dites « traditionnelles ». Ces derniers vivraient la période charnière qu’est la « crise d’adolescence » plus fortement que leurs homologues occidentaux puisqu’ils seraient aux prises avec des problèmes identitaires causés par une tension entre modernité et tradition (Bucholtz 2002 : 530). Cette approche a donné lieu à une vaste littérature sur le suicide chez les jeunes, que ce soit dans le Pacifique (Booth 1999; Hezel 1984; Reser 1990; Robinson 1990), chez les Amérindiens (Johnson & Tomren 1999, Novins et al. 1999) ou au Sri Lanka (Kearney & Miller 1985). Dans tous les cas, l’accent est mis sur les changements pouvant perturber les rôles sociaux traditionnels. D’autres études soulignent les impacts de l’implantation de nouvelles formes d’éducation. Au Botswana, par exemple, le stress causé par la compétition à laquelle doivent faire face les jeunes pour avoir accès à l’éducation et la sorcellerie qui l’accompagne a été cité comme une source des problèmes de santé chez les étudiants (Burke 2000).

Ce genre d’explication a le mérite de localiser les troubles psychologiques et physiques vécus par les jeunes à l’intérieur de processus économiques et sociaux qui en sont souvent la cause. Toutefois, les jeunes y sont représentés comme victimes des changements sociaux et culturels plutôt que comme agents de ces changements.

Thus although young people’s experiences of potentially socially threatening phenomena are thought to be the result of dramatic cultural changes that create unprecedented psychological pressure, there is another, creative dimension to these responses to new cultural circumstances. It is in this sense that youths’ socially transgressive actions may be understood not simply as culture-specific manifestations of psychological distress but more importantly as critical cultural practices through which young people display agency. (Bucholtz 2002 : 530) Certaines opportunités ou « brèches » peuvent donc être utilisées par les jeunes afin de modifier certaines normes culturelles et pour faire face aux changements. Burbank (1998), par exemple,

(20)

9

soutient que certaines adolescentes aborigènes profitent des changements sociaux pour transformer le modèle du mariage traditionnel en devenant enceintes avant le mariage.

1.1.1.3 Être jeune, autochtone, en milieu urbain

La catégorie « jeune » n’a pas toujours existé au sein des sociétés autochtones. L’anthropologue Sylvie Poirier situe son apparition, pour la majorité des sociétés autochtones, vers les années 1960 avec l’imposition de la scolarisation obligatoire et l’intervention étatique auprès des jeunes (2009 : 21). Cordon (1990) documente l’émergence de l’adolescence et du groupe de pairs adolescents chez les Inuit canadiens comme le résultat des changements économiques et culturels rapides (Bucholtz 2002 : 527). Toutefois, en admettant que les « jeunes » constituent une catégorie opérationnelle dans les sociétés autochtones d’aujourd’hui, qu’est-ce qui les distingue d’une jeunesse non autochtone? Poirier (2009) identifie au moins trois caractéristiques que l’on retrouve généralement chez les jeunes autochtones, mais qui peuvent varier d’une société à une autre.

En premier lieu, les sens de la communauté, d’appartenance, de solidarité et de responsabilité face à la famille élargie imprègnent encore souvent l’univers de l’enfant et du jeune autochtone à la différence du contexte non autochtone où prédomine plutôt le sens de la réussite individuelle et l’individualisme libéral. Cette différence correspond en quelque sorte à celle entre un soi « relationnel » et un soi « souverain » (Poirier 2009 : 23).

Il convient toutefois d’éviter une vision dualiste opposant deux types de « soi » et s’interroger sur la capacité et la créativité des jeunes à développer de nouveaux modèles de « soi », à la fois relationnels et souverains (Poirier 2009 : 24). Ce sens de la communauté chez les autochtones est caractérisé par le rôle important des réseaux de parenté, même s’ils peuvent avoir perdu de leur force à cause de l’éloignement géographique, par exemple. En même temps, si les réseaux de parenté sont toujours d’actualité, de nouvelles opportunités s’ouvrent et permettent aux jeunes d’innover et de forger de nouveaux réseaux sociaux et de nouvelles formes d’identité, comme nous le verrons au chapitre 3. Dans son étude sur des jeunes Kanak habitant les quartiers de Nouméa, Sophie Barnèche démontre que s’ils ont toujours un attachement fort à la tribu et au clan d’origine, le quartier devient souvent un lieu d’attachement et d’identification : « le Quartier acquiert une dimension immatérielle d’âme collective, de source identitaire » (2009 : 69).

(21)

10

Ensuite, la catégorie des « ainés » n’a pas la même connotation et signification au sein des sociétés autochtones et occidentales. Chez les jeunes autochtones, les « ainés » sont souvent vus comme des icônes de la culture et de la tradition. Ils sont fortement valorisés au sein de la société autochtone, ce qui renforce le sentiment d’appartenance des jeunes à leur communauté. En contrepartie, dans les sociétés occidentales, les acquis, expériences et savoirs des « ainés » ne sont pas particulièrement valorisés (Poirier 2009 : 24). À titre d’exemple, dans son étude sur les Māori vivant à Auckland, Natacha Gagné (2013a) démontre le rôle important joué par les grands-parents dans la transmission des savoirs et de la généalogie.

The privileged bond between grandparents and grandchildren is very important among Māori. According to Metge (1995: 176), this relation is often remembered as warm, close, comforting, and as a source of love and support While grandparents do set strict standards for behaviour, especially concerning tapu (lose translation, restrictions) and tikanga (custom, rules), they are generally also more patient and more gentle in their corrections than parents can be. (Gagné 2013a : 119)

En dernier lieu, à la suite de la colonisation et dans le sillage des multiples interventions étatiques auprès des populations autochtones, il y a souvent un monde de différences qui sépare les générations entre elles. Cette réalité est souvent présentée comme créant une tension entre tradition et modernité. Cette tension serait à l’origine des difficultés rencontrées par les jeunes, telles que la consommation de drogues et d’alcool, le décrochage scolaire et le suicide. Si ces « problèmes » sont des réalités qu’il ne faut pas nier, définir leur cause uniquement par une tension entre tradition et modernité en revient à rejeter toute forme de solidarité intergénérationnelle. De plus, ce type d’analyse contribue à nier la part de continuité dans les pratiques des jeunes qui se retrouvent doublement stigmatisés : d’une part, parce qu’ayant perdu les valeurs et les repères traditionnels, d’autre part parce qu’incapables de s’intégrer à la société moderne, aux valeurs occidentales (Cottereau-Reiss 2020 : 18; Salaün 2009 : 85). Ainsi, afin d’éviter le paradigme voulant que la modernité soit en contradiction avec la tradition, je comprends la culture et la société, dans ce mémoire, comme se transformant continuellement et empruntant et réinterprétant dans les relations avec les autres. De plus, je comprends les individus comme ayant la capacité « d’envisager d’autres lectures de [leur] existence » (Cottereau-Reiss 2020 : 19) que celles qui resteraient « coincées » dans l’alternance entre tradition et modernité, culture autochtone et culture non autochtone ou occidentale.

(22)

11

Cette lecture voulant que la tradition s’oppose à la modernité est particulièrement répandue quand il s’agit de jeunes vivants en milieux urbains. Le milieu urbain est souvent perçu comme en totale opposition avec le milieu rural « plus exotique ». Ceci explique, par ailleurs, le fait que les études s’intéressant aux autochtones en milieu urbain soient relativement récentes en anthropologie, notamment chez les anthropologues océanistes chez qui l’on remarque une préoccupation grandissante pour ce type de milieu (Wittersheim et Dusssy 2014 : 16).

Enfin, étant souvent « pris » dans ce paradigme, les autochtones vivant en milieu urbain sont d’autant plus susceptibles de voir leurs expériences de vie réduites à une « perte identitaire », à une « perte des liens » puisqu’ils se situent loin de la réserve, de la tribu et du territoire ancestral. Toutefois, des chercheurs tels que Strathern (1975), Jourdan (1995), Barnèche (2009), Girard (2009) Gagné (2013a), LeFevre (2013a) Mitchell (2013) et Vaudry (2013) démontrent que les autochtones vivant en milieu urbain continuent de répondre à des logiques qui leur sont propres et développent des stratégies pour s’engager et s’affirmer dans la société contemporaine selon leurs propres modes d’expression.

1.1.2. Deux outils conceptuels

Afin de m’aider à pallier aux difficultés mentionnées précédemment, j’ai retenu deux outils conceptuels tirés de mes lectures sur la jeunesse autochtone et les autochtones en milieu urbain. Le premier de ces outils, la jeunesse en tant qu’embrayeur, sert à cerner mon approche envers la notion de jeunesse sans y imposer une définition restrictive. Le second, l’univers de sens, propose une alternative au concept de culture pour tenter de comprendre les logiques se cachant derrière les actions et les propos des individus.

1.1.2.1. La jeunesse en tant qu’embrayeur

Retenir une définition claire et précise de la jeunesse présente plusieurs difficultés. À ce stade, il est plus facile d’énumérer ce qu’elle n’est pas. La jeunesse, telle que comprise dans ce mémoire, ne doit pas être confondue à d’autres catégories auxquelles elle est parfois associée telles que l’adolescence. Par ailleurs, on ne peut la saisir en fonction d’une tranche d’âge ou d’un groupe d’âge puisque selon le contexte social, économique et politique, l’époque et la culture, les critères d’âge

(23)

12

varient. Par exemple, dans les sociétés précoloniales ou préindustrielles, les « jeunes » entraient rapidement dans le monde des « adultes » à cause de contraintes économiques. Parfois même, rien ne différenciait un jeune de 15 ans de ses ainés (Poirier 2009 : 22). La jeunesse n’est donc pas une catégorie sociale stable. Pour certaines sociétés, elle est apparue récemment, notamment en lien avec l’imposition de la scolarisation obligatoire (Poirier 2009 : 22).

Ainsi, afin de répondre aux difficultés que pose une définition de la jeunesse, j’ai choisi la stratégie développée par Durham (2000) et adoptée par Laurent Jérôme (2010) qui consiste à appliquer la notion de shifter au terme « 1.jeune ». En linguistique, le terme shifter fut introduit par Jackobson (1971) et Silverstein (1976) et peut être traduit par le terme « embrayeur » selon l’Office québécois de la langue française. La notion renvoie à un terme qui ne se rapporte à aucune signification sans référence à la situation de communication. Par exemple, « je, nous, vous, aujourd’hui et ici sont des embrayeurs puisqu’ils renvoient au locuteur, au destinataire, au moment ou au lieu de l’énonciation » (Site de l’Office québécois de la langue française, cité par Jérôme 2010 : 43). De cette façon, le terme « jeune » en tant qu’embrayeur ne peut être compris qu’en fonction du contexte d’énonciation et de la position des interlocuteurs, laissant la place aux discours de et sur la jeunesse, aux expériences et pratiques des jeunes (Jérôme 2010 : 43).

L’anthropologie de la jeunesse (youth anthropology) contemporaine n’étudie plus la jeunesse comme une simple étape de la vie, en fonction d’une catégorie d’âge ou selon une approche par problème. Elle s’intéresse aux pratiques et expériences « à travers lesquelles les mondes sociaux et culturels sont produits, exprimés et négociés, dans des contextes particuliers » (Jérôme 2010 : 39). C’est donc dans cette perspective que je désire inscrire mon mémoire, en adoptant une approche centrée sur les compétences des jeunes, leurs capacités créatrices et les acquis qu’ils développent en tant qu’« agents actifs au sein des univers sociaux et culturels pluriels et complexes dans lesquels ils évoluent » (Poirier 2009 : 32).

Pour toutes ces raisons, la stratégie utilisée lors de l’enquête de terrain fut de passer par des regroupements ou associations d’individus se désignant ou se faisant désigner « jeunes ». Cette stratégie me permet d’éviter de coller d’autres catégories telles que « l’enfance », « l’adolescence »

(24)

13

ou « l’âge adulte » aux participants rencontrés respectant ainsi les définitions et formes d’expressions de la jeunesse telles qu’elles se déploient localement et dans un temps donné.

1.1.2.2. Des univers de sens

Pour éviter une lecture totalisante — puisque ne prenant pas en compte la diversité au sein du monde kanak — et réductrice du quotidien partagé avec les jeunes au cours de mon séjour, j’utiliserai le concept d’« univers de sens » (universe of meaning) utilisé par Natacha Gagné (2013a) dans son ouvrage Being Māori in the city : Indigenous Everyday life in Auckland. L’univers de sens est défini par Gagné comme étant :

a set of general principles, values that constitutes a realm of interpretation in which particular principles, values, characters, actors, categories, and identities are recognized, in which particular significance is assigned to certain acts, ideas, and symbols and in which particular outcomes and projects are valued over others. Universes of meanings serve as an « orientational device » through life, experiences, and practices. (2013a : 12)

Toujours selon Gagné (2013a : 12), le concept d’« univers de sens » est utile pour mieux comprendre les principes qui guident les actions et interactions des individus sur une base quotidienne, la façon dont ils s’engagent en des lieux et espaces divers, ainsi que la manière dont ils font sens du monde. Ce concept permet de prendre en compte les significations et représentations données par les individus eux-mêmes, leurs projections dans le futur et les mondes possibles qu’ils s’imaginent et qui guident la manière dont ils s’engagent dans le monde actuel.

Le concept d’« univers de sens » est moins « totalisant » que celui de culture, permettant ainsi de tenir compte des engagements des individus dans plus d’un univers de sens à la fois. Ainsi, les univers de sens coexistent et se confrontent, ce qui entraine parfois des tensions et conflits (Gagné 2013a : 13). Par ailleurs, les univers de sens ne sont pas figés dans le temps puisqu’il est admis qu’ils se transforment peu à peu au gré des interactions et pratiques.

1.1.2. Des possibles et des contraintes

Si je désire porter une attention particulière à l’expérience de jeunes Kanak, je ne désire pas en faire un cadre restrictif ni mon unique cadre d’analyse. Il s’agit plutôt d’interroger la manière dont ces

(25)

14

jeunes participent au « vivre ensemble » à Koné afin de dégager le contexte et le sens de leurs actions. Ces jeunes sont donc compris comme vivant dans un « ensemble social » que l’on peut observer à différentes échelles : le village, la tribu, la commune, le territoire ou même le pays. Ils sont imbriqués dans un système de relations multiples et complexes de rapports sociaux. Il s’agit donc, en d’autres termes, de comprendre la situation sociale particulière, la conjoncture dans laquelle ces jeunes tentent de faire sens de leur univers.

Cette approche s’inspire du concept de « situation coloniale » que Balandier définit comme une « conjoncture particulière imposant une certaine orientation aux agents et processus de transformation » (1955 : 3). Dans le texte fondateur publié en 1951 dans la revue Cahiers

internationaux de sociologie, Balandier invite les chercheurs des mondes coloniaux à situer leurs

analyses dans l’historicité des relations entre populations colonisées et colonisatrices qui créent une « situation particulière historiquement située ».

La notion de situation coloniale est le résultat de multiples influences scientifiques qui imposent une rupture avec l’anthropologie classique. Parmi les précurseurs de Balandier se trouve l’anthropologue britannique Bronislaw Malinowski et son ouvrage « The Dynamics of Culture Change » publié en 1945. Malinowski rejette l’idée d’une société précoloniale intacte et fait état d’une « situation de contact » entre société coloniale et société colonisée. Toutefois, Balandier lui fera deux reproches. D’abord, l’analyse fonctionnaliste de la culture de Malinowski interprète chaque culture comme une entité cohérente dont tous les éléments s’harmonisent entre eux pour former un tout équilibré et fonctionnel (Balandier 2002 : 6). Pour Malinowski, tous les changements au sein d’une culture proviendraient nécessairement de l’extérieur et ne pourraient résulter que d’un contact avec celui-ci. Cette approche négligerait les changements internes ainsi que les contradictions et dysfonctionnements propres à chaque culture (Cuche 2010 : 37). Ensuite, il lui reproche d’avoir mis de côté la perspective historique qui ne lui aurait permis que de procéder à un inventaire des acculturations plutôt que de prendre véritablement en compte la situation coloniale.

Ainsi, lorsque Malinowski constate que la paix coloniale « a effacé les anciennes hostilités tribales » – et rejette un tel phénomène dans le passé, il se prive d’un élément indispensable à la connaissance du présent. L’occupation européenne a supprimé l’expression militaire des antagonismes et conflits tribaux, mais elle a utilisé ces derniers à des fins commerciales et politiques, ou a suscité à son encontre une unité de circonstances. On ne saurait apprécier

(26)

15

valablement ces dynamismes actuels sans une référence à leurs antécédents. (Balandier 1955 : 24)

Balandier s’est également inspiré de la sociologie française. Pensons notamment à Marcel Mauss, et son célèbre texte « L’Essai sur le don » paru en 1925. De cet ouvrage, Balandier retient deux commandements : d’une part les phénomènes sociaux doivent être traités selon une logique du « vivant », plutôt que comme des formes figées ou mortes, et d’autre part, il est nécessaire de traiter les phénomènes sociaux comme un jeu de relations complexes et mouvantes où toutes les composantes font partie du « phénomène social total » (Balandier 2002 : 5).

Une des influences marquantes du texte de Balandier (1951) est l’anthropologue sud-africain Max Gluckman, figure importante de l’école de Manchester. Ce dernier s’intéressa fortement aux impacts de l’urbanisation et de l’industrialisation sur les transformations des sociétés africaines. Son article « Analysis of a social situation in modern Zululand » (1940), autrement connu sous le surnom « The bridge », est devenu un classique au sein de l’anthropologie anglo-saxonne. Puisqu’il n’a été traduit en français que très récemment, soit en 2008, il a été connu tardivement au sein de l’anthropologie française (Tholoniat et De l’Estoile 2008 : 119). À l’aide d’une description fine, Gluckman réussit à saisir des processus de transformation sociale là où il n’y avait qu’une situation apparemment banale : l’inauguration d’un pont en Afrique du Sud en 1938. D’autres auteurs s’inspirant de cet ouvrage développeront l’analyse situationnelle et la méthode de l’étude de cas approfondie, dont J. Clyde Mitchell (1996) et Victor Turner (1957) (cités dans Tholoniat et De l’Estoile 2008 : 120).

Pour Gluckman, comprendre le changement social qui s’opère nécessite de reconstituer le développement de la communauté zoulou-blanche plutôt que de seulement porter attention à l’évolution des coutumes zouloues. Les relations qui s’établissent entre « Blancs » et « Noirs » dans le jeu politique et économique entrainent la « création d’un nouveau champ de relations […] qui engendre de nouvelles formes de conflits et de coopération » (Tholoniat et De l’Estoile 2008 : 120). Cela nécessite de prendre en compte les logiques indigènes ainsi que le poids croissant des Européens dans le système d’équilibre des forces. Pour ce faire, Gluckman soutient qu’il ne faut plus étudier des « coutumes » ou des « cultures », mais des communautés ou des communautés administratives. En proposant cette unité d’analyse, Gluckman s’oppose donc à l’idée que l’on puisse

(27)

16

étudier une communauté spécifique comme une unité isolable de l’ensemble. Un autre apport de Gluckman est son analyse des situations de pluri-appartenance pour laquelle il emprunte la notion de « sélection situationnelle » à Evans-Pritchard. Cette notion, qui rappelle le concept d’univers de sens, permet d’analyser des situations où un individu adopte des positions qui peuvent sembler contradictoires :

l’appartenance variée à des groupes et des relations permet à des individus d’agir selon des valeurs différentes, et même contradictoires, dans la mesure où ils peuvent agir dans des façons socialement normales, rationalisées par la référence aux valeurs qui sont la raison d’être du groupe ou de la relation dont ils font partie quand ils agissent dans une situation donnée (Gluckman 1940 : 169, traduit dans Tholoniat et De l’Estoile 2008 : 122).

Enfin, les premiers terrains de Balandier au Sénégal et en Guinée ont également été déterminants puisque les outils monographiques classiques et les approches classiques de la tradition et de la culture ne lui fournissaient pas les outils nécessaires pour analyser et décrire ce qu’il observait. D’abord, la nouvelle situation créée dans le rapport colonial apporte des opportunités et contraintes qui entrainent une transformation continuelle des traditions en contact. Ensuite, les sociétés coloniales et colonisées sont imbriquées dans de multiples interactions complexes qui sont généralement laissées dans l’ombre dans les approches classiques (Balandier 2002 : 6).

Ainsi, la notion de « situation coloniale » que propose Balandier se veut un moyen de porter une attention particulière aux processus de transformation sociale, et ce, en tenant compte de la situation formée par les relations entre populations colonisées et colonisatrice. Cette approche se veut également un moyen d’éviter une analyse des transformations sociales en termes de contradiction entre « tradition » et « modernité ». Balandier critiquait certains anthropologues5 qui se seraient

concentrés sur les transformations qu’ont subies l’économie et l’organisation sociale « primitive » en se rapportant uniquement aux désordres causés par l’économie moderne et les problèmes qu’ils ont entrainés. Il leur réplique en évoquant qu’« il leur manque de se référer à l’économie coloniale, à la situation coloniale, d’avoir le sens d’une réciprocité de perspective existant entre société colonisée et société coloniale » (Balandier 1955 : 11). La situation coloniale, en produisant de nouvelles conjonctures sociales, modifie les possibles et les contraintes et entraine une part de changement et

5 Il critiquait notamment I. Schapera, M. Hunter, L.P. Mair, Audrey Richards, M. Read, M. Gluckman, M. Fortes, D. Forde,

(28)

17

de continuité au sein des sociétés coloniales que certains percevront comme une ambiguïté ou une contradiction entre tradition et modernité (Balandier 1951 : 73). Selon cette dernière perspective, la position des individus qui occupent des fonctions issues à la fois du monde traditionnel et du monde moderne serait représentée comme étant contradictoire. Max Gluckman utilise plutôt la notion de « positions intercalaires » qui confèrent une pluriappartenance à certains individus (Merle 2013 : 231). Selon cette perspective, un individu qui occuperait à la fois la position de chef traditionnel et d’élu politique ne serait pas vu comme étant en contradiction avec lui-même. Au contraire, sous l’angle de la situation coloniale, comme nous le verrons dans la section suivante, il serait possible d’observer que le fait d’occuper ces deux positions pourrait permettre à l’individu de renforcer son autorité et d’accroître sa légitimité dans les « deux mondes » qui sont en dialogue. Quoique la question du métissage n’ait pas été une stratégie publique efficace pour augmenter sa légitimité à l’échelle territoriale, Muckle et Trépied (2014) soulignent toutefois qu’elle aurait eu une portée politique à l’échelle locale. De la sorte, le métissage du premier maire kanak en 1970 aurait facilité son acceptation auprès des colons en raison de son ascendance européenne (Muckle et Trépied 2014 : 95).

Balandier soulignait également l’importance du fait racial, ou système de représentation, dans l’entreprise de justification de la colonisation. Voici une liste de quelques énoncés pouvant servir cette entreprise, dont plusieurs sont toujours d’actualité : « la supériorité de la race blanche; l’incapacité des indigènes à se diriger correctement, le despotisme des chefs traditionnels, la tentation qu’auraient les actuels leaders politiques de se constituer en “clique dictatoriale”; l’incapacité des indigènes à mettre en valeur les ressources naturelles de leurs territoires; les médiocres ressources financières des pays coloniaux; la nécessité de maintenir le prestige, etc. » (Balandier 1955 : 51). Ce sont autant d’éléments qui ont nourri et continuent de nourrir le système de représentation. À son tour, ce système joue un rôle capital dans la situation coloniale puisqu’il influence la manière dont le colonisateur et le colonisé se pensent et agissent au sein de celle-ci. Une dialectique se forme alors entre les deux sociétés. Comme le souligne le sociologue québécois Jean-Jacques Simard lorsqu’il évoque le système de réduction qu’ont subi les Amérindiens :

[le système de réduction] a créé un champ commun d’interaction sociale entre Blancs et Autochtones. Comme on l’a vu, ces derniers ont fini par intérioriser le système dans l’image qu’ils se font d’eux-mêmes et ils participent désormais activement à son maintien. Les deux partenaires sont dialectiquement accouplés, et c’est une vaine question que de se demander lequel des deux entraîne l’autre. (2003 : 40)

(29)

18

Le système de représentation ainsi créé agit à son tour sur les lois, les politiques publiques, les actions des gouvernements et les processus de légitimation. En d’autres mots, l’intérêt dans ce qu’avance Balandier sur le système de représentation est de « comprendre le sens et l’effet de cette production idéologique pour la construction de l’individu colonial » (Merle 2013 : 229). Dans le cadre de ce mémoire, je m’interrogerai donc sur le système de représentation qui pèse sur les jeunes, sa construction et les stratégies qu’il supporte. Quels en sont les effets? Est-ce que les jeunes tentent de renverser cette représentation et par quels moyens?

Pour dresser un portrait plus juste de la situation coloniale, il importe d’être attentif aux méthodes politico-administratives. Il s’agit d’un lieu important des rapports entre société coloniale et société colonisée. C’est par rapport à ces méthodes, par exemple, que va réagir la société colonisée. Ainsi, pour comprendre une situation coloniale à un moment donné, il importe de la situer dans une perspective historique, particulièrement celle de l’établissement du système colonial et de ses transformations. La notion de « réduction » que Simard utilise pour décrire les contraintes qui pèsent sur les Autochtones du Canada depuis les débuts de la colonisation (2003) nous aide à identifier des lieux particuliers d’articulation des rapports entre colonisé et colonisateur. Premièrement, la colonisation passe par l’appropriation des terres par le colonisateur, et s’il y a lieu, la désignation de lieux géographiques d’habitat, de milieu de vie, pour les colonisés. C’est la réduction géographique. Aujourd’hui, ces lieux jouent souvent un rôle capital en tant que « derniers havres culturels où les ethnies peuvent trouver refuge contre un environnement blanc, sans cœur et étranger » (Simard 2003 : 29), comme nous le verrons au chapitre 4. Deuxièmement, les colonisés subissent une réduction économique qui précède souvent la réduction géographique puisqu’en étant enfermés dans les réserves ou les tribus, les autochtones perdent une grande partie de leurs moyens d’autosubsistance et se retrouvent dépendants du soutien de l’État. Troisièmement, il y a la réduction politique qui passe par l’éloignement des autochtones du domaine politique, mais surtout, par l’imposition de nouvelles formes d’organisation politique dont l’unique rôle sera la participation administrative6. En conséquence, il est difficile pour la société colonisée de constituer une société

6 Comme nous le verrons au chapitre 2, les autochtones de la Nouvelle-Calédonie ont cependant acquis de véritables

(30)

19

civile sans qu’elle soit « [branchée] sur les canalisations “démo-bureaucratiques” du paternalisme étatique » (Simard 2003 : 34). Enfin, Simard évoque la réduction juridique qui se rapporte aux statuts juridiques hérités d’un statut particulier ou de programmes de discrimination. Pour Merle, c’est le statut juridique qui constitue le critère le plus opérant de la hiérarchisation des groupes (2013 : 227). Par ailleurs, Gagné et Salaün (2013 : 125) remarquent que les statuts juridiques particuliers ne font pas (toujours) l’objet de contestation, mais sont parfois mobilisés dans les revendications politiques contemporaines. Les statuts juridiques participent ainsi fortement à la constitution des rapports de force et de la situation particulière dans laquelle vont interagir les groupes au fil de leurs intérêts changeants. Au Canada, par exemple, lorsque le gouvernement voulut remplacer la Loi sur les

Indiens par le Livre blanc sur la politique indienne en 1969 qui devait mettre fin à leur statut

particulier, supprimer les terres de réserves et mettre fin aux revendications territoriales, les Premières Nations s’y opposèrent par crainte de perdre leur caractère distinct. Ils désiraient plutôt faire respecter leur statut de nation et renforcer leurs droits sur le territoire (Parent 2011).

Toutes ces formes de réduction constituent autant d’héritages issus du moment colonial qui persistent toujours à l’heure actuelle, soit dans leur pérennité ou dans la « mémoire » qui se transmet au fil des générations, en tant que « traces laissées dans les rapports sociaux et politiques, les représentations de soi et des autres, les façons d’être et de faire, les cœurs et les corps » (Gagné et Salaün 2013 : 115). Ainsi, je soutiens qu’une compréhension du « présent » des jeunes exige un détour par le passé, au cœur des relations coloniales (voir chapitre 2), lesquelles continuent de structurer la société actuelle, à travers les changements dont il faut bien sûr aussi tenir compte, et de baliser les formes de l’engagement, de la mobilisation et de l’action.

Enfin, si la Nouvelle-Calédonie n’est plus une « colonie » au sens propre et que les Kanak sont des acteurs sur la scène politique locale, la notion de situation coloniale reste pertinente pour comprendre les rapports sociaux qui s’y sont développés à travers l’histoire. Elle permet de mettre au jour « les principes qui permettent de rendre compte du sens que les personnes concernées donnent à leurs actes, en définissant ce qui est pour eux pensable, possible ou légitime à un moment donné »

(31)

20

(Naepels 1998a : 17). En d’autres mots, la situation coloniale produit des « possibles » et des « contraintes ». De la sorte, je privilégierai une démarche

qui consiste à décrire des actions en situation, à expliciter l’ensemble des règles déterminant le « possible » pour les acteurs engagés dans la situation. Par possible, il faut entendre la façon dont on instaure un rapport de force, dont on arrive à faire inscrire sa revendication à l’ordre du jour d’un gouvernement, à la définition et à la place du conflit, à la tradition juridique (par exemple, common law versus droit civil), à la mémoire d’événements particuliers, ce qui se traduit par un répertoire d’actions politiques déterminées historiquement, juridiquement et socialement. (Gagné et Salaün 2013 : 119)

1.1.2.1. La légitimité dans la situation coloniale

Un exemple qui témoigne des changements sociaux qu’entraine la situation coloniale est celui de la transformation des formes de légitimité au sein de la société kanak. Suivant la transformation constante de la dynamique des relations sociales et des rapports de pouvoir, les processus de légitimation se transforment, se croisent et se réinventent.

Pour aborder le concept de « légitimité », je me suis intéressée plus particulièrement à celui de « légitimité politique ». Selon David Easton, la légitimité politique renvoie à l’idée qu’il est « juste et approprié de respecter et de suivre les règles dictées par l’autorité » (1975, cité dans Horowitz 2009 : 249, ma traduction). Quant à David Lipset, il la définit comme « la capacité du système à engendrer et à entretenir la croyance que les institutions politiques existantes sont les plus appropriées pour la société » (1963, cité dans Horowitz 2009 : 250, ma traduction). Le sociologue Max Weber, dans son ouvrage Économie et société publié en 1922, distinguait trois types de légitimité politique : 1) la légitimité « légale », qui découle de l’acceptation des règles et normes par lesquelles l’autorité acquiert son droit d’exercer le pouvoir politique comme les systèmes démocratiques; 2) la légitimité « traditionnelle », fondée sur la croyance au caractère sacré de la tradition ou sur la reconnaissance d’un gouvernement en fonction de ses présupposés moraux; et 3) la légitimité « charismatique », qui est basée sur la confiance d’une population envers un individu, en vertu de sa personnalité et de ses qualités (Beetham 2014 : 13). Toutefois, si Weber distingue trois formes de légitimité, « il existe toutes sortes de croisements entre [celles] — ci, ainsi que des formes de transition de l’un [e] à l’autre » (Beetham 2014 : 13). C’est sur l’intériorisation de codes moraux ou d’un système de croyances par les individus que repose le processus de légitimation. Ainsi, la confrontation de systèmes de croyances peut créer des tensions.

(32)

21

L’exemple calédonien est particulièrement éclairant quant aux effets de la situation coloniale sur les processus de légitimation au sein de la société colonisée. La légitimité s’est d’ailleurs avérée un concept important pour plusieurs chercheurs ayant étudié certains enjeux sociopolitiques et les relations sociales au sein de la société calédonienne, plus particulièrement kanak (Horowitz 2009, Le Meur et Mennesson 2012, Trépied 2012). De manière générale, deux formes de légitimité s’y confrontent, même si elles ne sont pas mobilisées indépendamment l’une de l’autre. D’un côté, on retrouve les élus qui fondent leur légitimité sur la démocratie, donc sur les opinions exprimées par les urnes, et de l’autre, les coutumiers qui basent leur légitimité sur la coutume (Horowitz 2009). Toutefois, parallèlement à la légitimité coutumière, une nouvelle forme de légitimité est apparue au début des années 2000 qui se fonde sur la « stratégie autochtone » (Demmer 2007).

Dans la culture kanak traditionnelle, c’est le premier arrivé sur la terre qui détient les droits coutumiers (Bensa 1982). Seuls les hommes peuvent détenir ce genre de pouvoir. Ainsi, ce sont les anciens de clan, considérés comme les ainés, qui sont désignés comme étant les « coutumiers » (Bensa 1982 : 79). Toutefois, la logique des déplacements sur laquelle reposait ce système a été considérablement bouleversée par la réduction géographique subie par les Kanak. De plus, l’administration coloniale désigna des « grands chefs » et des « petits chefs » pour asseoir son contrôle sur la population colonisée. Cette nouvelle forme d’autorité modifia les formes d’acquisition et les bases de la légitimité (Trépied 2012 : 27).

Toutefois, on parle ici de méthodes administratives formelles dont l’objectif était d’asseoir son autorité sur les populations locales. En contrepartie, dans son ouvrage Une mairie dans la France

Coloniale (2010a), Benoît Trépied démontre la subtilité par laquelle la situation coloniale interfère

dans le jeu des relations sociales. L’apogée de la colonisation, de ses débuts jusqu’à la fin du régime de l’indigénat (1946), fut d’une grande violence pour les Kanak. Toutefois, elle ne fût pas dépourvue de contacts et de relations nouées entre Kanak et colons. Les relations qu’ils établirent vinrent fortement modifier les règles du jeu social et des relations de pouvoir. Dans son étude, qui prend place dans la commune de Koné, Trépied démontre comment les relations établies entre les Kanak travaillant dans l’élevage bovin (Stockman) et les éleveurs blancs ont ouvert une brèche préparant

Références

Documents relatifs

Pour comprendre comment les Kanak appréhendent ou non le développement économique, ce que cela représente pour eux et si ils sont disposés à s'y investir, j'ai

En 2016, la Métropole Européenne de Lille a été lauréate d'un appel à projet du Commissariat Général à l'Investissement (Programme des Investissements d'Avenir) lancé

Une fois la réaction de synthèse de l’éthanoate de géranyle (E) terminée, c’est-à-dire lorsque les quantités de matière des réactifs et des produits n’évoluent plus,

Ainsi, au point de départ de cette spirale se trouve l’origine tant des hommes que du pays, c’est-à-dire celle de ce chronotope kanak. Et l’on a donc là aussi le fait que

44 Toutefois, l’idée qui prédomine d’une histoire unique propre à chaque individu est aussi communément présente dans les esprits, et lors de la présentation

domicile continue en Nouvelle-Calédonie à la date des consultations et « au plus tard le 31 décembre 2014 », donc résident depuis au plus tard le 31.

Il est constitué d’un conseil de gouvernement élu au scrutin de liste majoritaire par l’Assemblée territoriale et dont la présidence revient au Gouverneur (chef du territoire),

STRATÉGIES D’INVESTISSEMENT POUR LES PERSONNES MORALES (IS) Société civile patrimoniale à l’IS et SCPI de rendement : une fausse bonne idée. 20