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1.2. Eclairer les mutations intra-urbaines par le délaissement : positionnement théorique positionnement théorique

1.2.1. La vision structuraliste

Les causes du déclin ou du renouveau de certains quartiers au sein de l’aire métropolitaine ont fait l’objet de nombreuses études, notamment dans le cadre des débats sur la gentrification. L’approche structuraliste, adoptée en particulier par les économistes néoclassiques et les tenants de l’écologie urbaine, voit dans l’évolution de phénomènes macroéconomiques comme l’offre et la demande le principal facteur de l’évolution intra-urbaine. Le succès de ces théories et leur diffusion en font un cadre de pensée courant qui oriente nombre de décisions politiques, de l’échelle fédérale à l’échelle locale, et comporte de ce point de vue une dimension performative.

A) Les théories de l’offre

Une première approche fait de la modification structurelle du parc de logements la principale explication de l’évolution socio-économique à l’échelle du quartier. Dans les travaux de l’Ecole de Chicago, le déclin de certains quartiers de la ville-centre (inner-city) s’explique à la fois par l’attrait de nouveaux logements construits en périphérie et par le vieillissement du bâti sur place qui accroît les coûts d’entretien pour les propriétaires (Hoyt, 1933). Ce phénomène a pour conséquence le filtrage (« filtering ») du parc de logements, c’est-à-dire qu’à mesure que les ménages les plus aisés accèdent à des logements moins vétustes en périphérie, leur ancien logement est occupé par des ménages socialement moins favorisés qui à leur tour cèdent la place aux ménages les plus pauvres selon une logique de vases communicants (Berry, 1985 ; Clark, 2010 ; Grigsby, 1963). La multiplication des logements dégradés découle de ce phénomène : à la

23 fin de cette chaîne se trouvent les logements les plus vétustes pour lesquels la demande est si faible que les propriétaires sont contraints de réduire leurs coûts en limitant les travaux d’entretiens, voire en cessant de payer les taxes associées à la propriété (Accordino et Johnson, 2000, p. 302). Le déclin de certains quartiers s’explique donc par une offre de logements supérieure à la demande (Bier et Post, 2003 ; Goodman, 2005), soit du fait d’une surconstruction – qui correspond plutôt au modèle de la Sun Belt comme dans les cas de Fresno (Hollander, 2011) ou Houston – soit en raison d’une diminution de la population aboutissant à un phénomène d’undercrowding17 tel que celui décrit par Brian Berry dans les villes de la Rust Belt : « The excess supplies of the past two decades therefore have become all too evident in boarded-up buildings,

vandalized hulks, and vacant lots in central-city neighborhoods, and as the older housing of the inner rings has been removed, the phenomenon has spread outward, producing widening seas of decay » (Berry, 1985, p. 70). Le

filtrage des logements peut alors atteindre les zones périurbaines à mesure qu’il s’étend en périphérie, entraînant le déclin des banlieues les plus anciennes (Kim, Chung et Blanco, 2013).

On peut voir dans l’abandon des anciens quartiers industriels par les acteurs privés le signe de leur obsolescence au sein du « second circuit du capital » : avec le déplacement des activités de production, le « capital fixe » qui leur était associé est à son tour investi ailleurs (Harvey, 1978). A mesure que le capital quitte les quartiers les plus anciens, ceux-ci se dévalorisent et l’écart s’accroît entre la rente foncière actuelle, qui ne cesse de baisser, et la rente potentielle qui serait produite par un usage optimal du terrain (Smith, 1979). Selon la théorie du « rent gap », lorsque cet écart dépasse un certain seuil – non précisé –, le retour sur investissement est considéré comme suffisamment important pour pouvoir opérer un retour du capital dans ces quartiers (Berry, 1985). Cette hypothèse permet d’expliquer le processus de gentrification des quartiers centraux, mais elle ne suffit pas à élucider les cas où, malgré un « rent gap » important, certains quartiers ne connaissent pas ce réinvestissement préalable à la gentrification et continuent à décliner, contrairement à d’autres territoires comparables. Ainsi, de la même façon que la gentrification a pu être analysée comme « a back to the city movement by capital, not by people » (Smith, 1979), le déclin peut être vu comme la conséquence du désinvestissement du capital hors du cadre bâti (par exemple en refusant l’accès au crédit) plutôt que le résultat de l’arrivée de populations pauvres, auxquelles est parfois imputée la dévalorisation du territoire : « economic

disinvestment – the sustained and systemic withdrawal of capital investment from the built environment – is central to any explanation of neighborhood decline. (…) Racial change is not an independent variable “explaining” decline but instead reflects the uneven geography of opportunity created in large part through the operation of urban and

17 “Rae and Calsyn (1996) define undercrowding as a pattern of persistent population loss that leaves behind a large surplus of buildings

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regional housing markets. (…) Disinvestment thus sets the stage for racial transition, although once the process gathers momentum, a fear of racial transition is itself sufficient to accelerate capital flight. » (Smith, Caris et

Wyly, 2001, p. 524-525).

B) Les théories de la demande

Une seconde approche voit dans la mutation démographique et socio-économique des quartiers un facteur déterminant pour expliquer les phénomènes de déclin. Les théories de la demande considèrent en effet que la modification de la population d’un quartier préexiste à la dégradation du bâti et non l’inverse. Dans le cadre de la désindustrialisation, l’effondrement de l’activité industrielle a ainsi entraîné le départ d’une grande partie de la population ouvrière, et donc une chute de la demande de logements. L’érosion de l’assiette fiscale a alors précipité le déclin des villes et des quartiers concernés. Dans ce cas de figure, la surabondance du bâti est considérée comme la conséquence de l’effondrement de la demande de logements avec la disparition de l’emploi (undercrowding). L’importance donnée au déclin démographique pour élucider la dégradation de l’espace urbain explique la surreprésentation des cas de villes en décroissance (shrinking cities) dans la littérature sur l’abandon, qui se focalise le plus souvent

sur les villes de la Rust Belt comme Pittsburgh (Wiechmann et Pallagst, 2012), Youngstown (Shetty et Reid, 2013), Baltimore (Cohen, 2001), Buffalo (Silverman, Yin et Patterson, 2013) ou Détroit (Raleigh et Galster, 2015). Ces villes ont certes été particulièrement touchées par le délaissement urbain en lien avec la désindustrialisation, mais on trouve aujourd’hui de fortes concentrations de propriétés vacantes et abandonnées dans les quartiers péricentraux de la plupart des grandes villes, et ce même dans les villes du Sud en croissance comme Houston, Phoenix ou Las Vegas (Hollander, 2011 ; Mallach, 2013). Plus encore, à l’échelle intra-urbaine, les études portant sur les effets de la désindustrialisation et la ségrégation raciale se concentrent essentiellement sur l’inner-city (Gotham, 2002a ; Satter, 2010 ; Sugrue, 1996 ; Wilson, 2007) tandis que celles portant sur la crise des subprimes concernent souvent les suburbs (Anacker, 2015 ; Niedt et Martin, 2013 ; Pfeiffer, Wallace et Chamberlain, 2015). Or nombre de suburbs ont connu une crise sans précédent lors du déclin de l’activité industrielle (Hanlon, 2008, 2009b) tandis que les quartiers centraux ont eux aussi été ravagés par la crise du crédit immobilier de 2008 (Mikelbank, 2008).

Outre la désindustrialisation, les approches centrées sur la demande accordent une large place à la suburbanisation dans leur traitement du déclin intra-urbain : avec le départ des classes moyennes blanches (white flight) puis noires (black flight) en périphérie, la demande de logements dans les quartiers centraux et péricentraux a chuté depuis les années 1960. Le filtrage des

25 logements peut alors apparaître comme la conséquence de cette succession ethnique (White, 1984), aboutissant à terme au déclin du quartier :

The analysis indicated that an increase in the black population initially was associated with declining vacancy rates. However, when the black population began to rise above two-thirds of the total population in a census tract, vacancy rates increased. This suggests that filtering of the housing inventory was occurring in neighborhoods, with black households initially replacing nonminority households in areas experiencing turnover. However, as neighborhood decline accelerated, the volume of households exiting an area outpaced the influx of black residents. What remained were depopulated areas with poorer, predominantly black residents. (Silverman, Yin et Patterson, 2013, p. 142-143)

Si les quartiers anciens du downtown ont en partie été réinvestis depuis les années 1990 par une « nouvelle classe culturelle » (Ley, 1996) dans le cadre du processus de gentrification, certains quartiers péricentraux restent en dehors de cette dynamique. On peut y voir les effets de leur “locational obsolescence” (Grigsby, 1963, p. 100) : « the process by which shifts in demand for shared attributes

of a neighborhood (owing to location, housing, and site characteristics) make obsolete entire neighborhoods ». Cette

obsolescence sur le marché immobilier peut s’expliquer par le bâti ou le type de logements disponibles. Dans le cadre de la périurbanisation par exemple, la centralité des quartiers anciens n’était plus considérée comme une caractéristique aussi désirable que la taille des logements offerts en périphérie. Mais la composition sociale et ethnique du quartier peut également jouer un rôle. Robert Sampson observe ainsi qu’à Chicago, si certains quartiers à majorité blanche sont devenus des quartiers à majorité noire, aucun quartier n’a connu la trajectoire inverse (Sampson, 2013). Il explique ce phénomène par la dévalorisation symbolique des quartiers occupés par des populations noires, associés à un niveau plus élevé de « désordre » (graffitis, ordures, vitres brisées) et donc jugés plus dangereux. Or l’immense majorité des quartiers aujourd’hui concernés par des taux de vacance importants correspond à des quartiers à dominante Afro-Américaine. Cette observation a pu conduire à faire des nouveaux arrivants les responsables du déclin du quartier, à l’image du « syndrome de Camden » selon lequel le déclin économique des banlieues du sud-est de Philadelphie s’expliquait par la migration de plus en plus à l’est des populations défavorisées de la ville-centre (Smith, Caris et Wyly, 2001). Cela témoigne également du poids des représentations et des préjugés raciaux dans le délaissement des quartiers en déclin, où l’arrivée de populations jugées indésirables peut entraîner le départ d’une partie des anciens résidents et ainsi accroître la ségrégation sociale et raciale.

Il est bien sûr difficile d’isoler le rôle respectif de l’offre et de la demande car le surplus de logements et l’insuffisance de la demande s’alimentent l’un l’autre et renforcent le phénomène de délaissement urbain : « a main cause of abandonment is the result of the filtering down of oversupply into

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pockets of low demand » (Keenan, Lowe et Spencer, 1999, p. 708). En outre, la segmentation du

marché immobilier peut entraîner une inadéquation conjoncturelle entre l’offre, correspondant à un type spécifique de logement (taille, coût, caractéristiques), et la demande, c’est-à-dire la population susceptible de s’installer dans le quartier. Les maisons ouvrières des anciens quartiers industriels péricentraux peuvent ainsi apparaître trop exigües aux couples avec enfant et trop éloignées du centre et des aménités associées pour de jeunes professionnels, de sorte qu’il n’existe pas une demande suffisante pour ce type de bien immobilier particulier. Enfin, l’abandon est un phénomène auto-entretenu qui rend difficile l’identification d’un élément déclencheur. En effet, si le déclin démographique a des effets directs sur l’augmentation de la vacance avec le départ des populations, il est également susceptible d’accroître indirectement le phénomène de délaissement urbain dans la mesure où la diminution de la population entraîne généralement une réduction des ressources locales et donc du budget alloué à la police, à la justice ou à l’inspection des bâtiments, favorisant à terme une dégradation accrue des quartiers dépeuplés. A cela s’ajoute la détérioration de l’image du quartier dès lors qu’apparaissent des signes de déclin tels que des bâtiments abandonnés, ce qui peut alors contribuer à entraîner le territoire dans une spirale descendante : « Once a few properties are boarded up confidence in the area begins to be undermined and the life-blood of the

community begins to seep away. Corner shops close down, people that can choose to move drift away and housing abandonment intensifies » (Keenan, Lowe et Spencer, 1999, p. 712).

C) Discussion de l’approche structuraliste

La plupart des analyses structuralistes de la vacance s’intéressent prioritairement aux causes de l’abandon (déséquilibre du marché, mouvements de population) et à ses conséquences. Il s’agit en particulier de mesurer l’impact des propriétés vacantes et des foreclosures sur les valeurs immobilières (Mikelbank, 2008 ; Han, 2014) sur la criminalité dans le quartier (Branas et al., 2012 ; Cui et Walsh, 2014 ; Immergluck et Smith, 2006b ; Jones et Pridemore, 2012 ; Pfeiffer, Wallace et Chamberlain, 2015 ; Raleigh et Galster, 2015 ; Spelman, 1993 ; Wolff, Cochran et Baumer, 2014) et plus récemment sur la santé (Leon et Schilling, 2017 ; South et al., 2015). Nombre d’études s’intéressent à l’impact des saisies immobilières sur les prix (Immergluck et Smith, 2006a ; Lin, Rosenblatt et Yao, 2007 ; Schuetz, Been et Ellen, 2008) sans considérer le régime d’occupation des logements et donc leur vacance éventuelle, alors même que « the measured

spillover effects of foreclosure are likely due to the condition of the foreclosed property. » (Frame, 2010, p. 8).

Pour confirmer l’effet dépréciatif des saisies sur les valeurs immobilières, il conviendrait de prendre en compte la vacance du bâti et son état matériel, dans la mesure où « it is widely conjectured

27 Les questions de sécurité sont particulièrement représentées, ce qui témoigne de leur importance dans le débat public. La présence de propriétés inhabitées affaiblit le contrôle social permis par la densité – les « eyes on the street » évoqués par Jane Jacobs (1961) – et par l’omniprésence de la propriété privée dans les zones résidentielles qui constitue selon Oscar Newman (1973) un espace approprié et contrôlé par les habitants. L’approche structuraliste fondée sur la recherche des causes et des conséquences de la vacance contribue à la conception du délaissement urbain comme un phénomène auto-entretenu au cœur d’une chaîne causale complexe menant inévitablement à une accentuation du déclin : « Abandonment is both a symptom

and a disease – a symptom in that it indicates poverty, selected migration, employment loss and usually a generalized decline of the tax base and resulting municipal fisc ; a disease in that it becomes a causal mechanism, exercising a distinct feedback mechanism which accelerates and perpetuates urban decline » (Burchell et

Listokin, 1981, p. 15). Dès lors, « les analyses du déclin urbain (…) sont souvent marquées par un discours

fataliste, qui voit dans le déclin des villes un processus inéluctable, que ce dernier résulte d’une évolution linéaire ou d’un mouvement cyclique » (Fol et Cunningham-Sabot, 2010, p. 364). Cependant, peu d’analyses

s’intéressent à l’écologie de la vacance, de façon à comprendre les modalités de son évolution dans le temps et de sa diffusion dans l’espace.

Plus généralement, dans l’approche structuraliste, l’évolution intra-urbaine (neighborhood

change) peut apparaître comme un processus par trop mécanique, découlant « naturellement » de la

modification de l’offre de logements et du déséquilibre du marché qui en résulte. Une telle position conduit en effet logiquement à postuler l’existence d’un « cycle de vie urbain » (neighborhood life-cycle) : le vieillissement du bâti entraînerait inévitablement le déclin graduel du quartier au cours du temps jusqu’à ce que le bâti existant soit rénové ou démoli pour faire place à des bâtiments neufs (Hoover et Vernon, 1959 ; Metzger, 2000). Cette position théorique, malgré son apport heuristique, tend donc à faire du déclin un processus naturel et ce faisant occulte la responsabilité des acteurs intervenant dans ces dynamiques : « Concepts like ‘neighborhood succession’,

‘life-cycle’ and ‘filtering’ that are used to explain what is seen as the natural operation of the real estate market, distort the actual processes of neighborhood decline by obscuring agency as well as the social construction of place. »

(Aalbers, 2014, p. 527). Cette tendance est visible dans la schématisation de l’impact des saisies immobilières sur la trajectoire des quartiers proposée par Li et Morrow-Jones (2010) dans la Figure 3 : le déclin démographique causé par les saisies entraîne à terme la gentrification ou le déclin du quartier selon que ses caractéristiques plus ou moins désirables favorisent la montée des prix et le réinvestissement ou au contraire l’arrivée de populations plus modestes et/ou l’abandon. L’évolution du territoire ne semble ici dépendre que de l’évolution mécanique des prix immobiliers, vus comme une conséquence prévisible des fluctuations de l’offre et de la demande.

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On ignore ainsi tant les nombreux déterminants individuels de la décision de déménager ou d’emménager, qui ne se limitent pas à un choix strictement rationnel fondé sur l’évaluation des caractéristiques du quartier, que le rôle des politiques publiques dans ce processus, ou la diversité des investisseurs qui fait qu’un quartier jugé peu désirable par certains acteurs du marché immobilier sera attractif pour d’autres.

Figure 3 - Modèle conceptuel de l’évolution urbaine en lien avec les saisies immobilières (Li et Morrow-Jones, 2010)

Dans ce travail de thèse, j’utiliserai les descripteurs de l’offre et de la demande pour contextualiser le propos en replaçant le délaissement résidentiel dans les dynamiques démographiques et macroéconomiques qui touchent les grandes villes des États-Unis. Cependant, l’approche développée ici vise à dépasser deux travers de la pensée structuraliste : (1) restreindre le phénomène du délaissement à un symptôme d’évolutions structurelles extérieures au territoire ; (2) négliger le rôle des acteurs dans la formation de ces dynamiques structurelles. L’abandon est en effet souvent considéré comme un enjeu démographique lié à des recompositions régionales

29 du peuplement, et à ce titre cantonné aux anciennes villes industrielles en déclin : « it was an issue of

regional population dynamics that manifested itself in the housing market, rather than an issue specifically emanating from the housing market itself » (Mikelbank, 2008, p. 5). La thèse vise au contraire à remettre

le marché immobilier local au centre de l’analyse, pour considérer le délaissement non pas comme la simple conséquence de tendances démographiques plus larges, mais comme le produit singulier de multiples stratégies à différentes échelles. En ce sens, le marché n’est pas considéré comme un ensemble de mécanismes abstraits de formation de la valeur mais plutôt comme un champ relationnel, régi par des normes, des pratiques et des discours. Par une approche territoriale des interactions sociales, il s’agit de « [mettre] en évidence les acteurs, institutions et processus relatifs au fonctionnement des marchés immobiliers » (Theurillat, Rérat et Crevoisier, 2014), au prisme d’un produit particulier : l’immobilier dégradé.

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