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L’approche de l’économie politique par les acteurs

1.2. Eclairer les mutations intra-urbaines par le délaissement : positionnement théorique positionnement théorique

1.2.2. L’approche de l’économie politique par les acteurs

Tant l’offre que la demande sont influencées par les choix des différents acteurs en présence. L’abandon ne résulte pas uniquement du simple jeu du marché et de l’évolution cyclique du tissu urbain, il est aussi le fruit de stratégies individuelles et collectives qui reflètent l’équilibre – ou le déséquilibre – des forces en présence dans l’espace urbain. Les différents acteurs qui participent à la constitution des marchés immobiliers seront présentés successivement, dans la mesure oùles études qui leur sont consacrées s’attachent généralement à l’analyse d’un type d’acteur particulier.

A) Les propriétaires

Les propriétaires jouent évidemment un rôle de premier plan dans la dégradation du bâti : ce sont eux qui n’assurent pas l’entretien de leur bien, soit qu’ils n’en aient pas les moyens financiers, soit qu’ils décident de ne pas réaliser un investissement jugé inutile. Lorsque les coûts associés à une propriété (taxes, dettes, etc.) dépassent sa valeur marchande, l’abandon apparaît comme une décision logique d’un point de vue économique (Scafidi et al., 1998). W. Grigsby (1987) explique ainsi la diffusion du déclin urbain par le désinvestissement actif mené par les propriétaires qui n’assurent plus la maintenance du bâti. L’abandon d’un quartier est le résultat d’un ensemble de choix rationnels à l’échelle individuelle comme décrit dans le « dilemme du prisonnier » (Rapoport et Chammah, 1965). Lorsque quelques propriétés vacantes apparaissent dans un quartier, le plus utile pour la collectivité est que chacun continue à entretenir malgré tout sa propriété, maintenant ainsi les valeurs immobilières à un niveau stable. Mais chaque

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propriétaire, craignant que ces premiers signes de délabrement ne fassent chuter les prix du quartier, peut faire le choix du moindre risque et donc lui-même renoncer à tout investissement dans sa propriété afin de limiter les pertes en cas de dévalorisation. Les propriétaires non-occupants sont les plus susceptibles d’abandonner leur propriété (Sternlieb et al., 1974), soit parce qu’il s’agit d’un héritage dont ils ne savent que faire, soit parce que la rénovation coûterait trop cher comparativement aux bénéfices tirés de la location du logement, ou enfin en raison de préjugés raciaux et sociaux à l’égard des locataires qui sont considérés comme responsables de la dégradation du bâtiment (ibid., p. 330). Certains propriétaires poussent la logique du moindre investissement jusqu’à pratiquer le « milking », c’est-à-dire « the deliberate undermaintenance of a rental

property for the purpose of maximising short-run monopoly profits in a market situation in which a normal rate of return could be earned if a policy of adequate maintenance were pursued » (Grigsby et al., 1987, p. 51). Les

quartiers touchés par un effondrement des prix immobiliers sont un terrain privilégié pour l’activité spéculative de propriétaires peu scrupuleux, généralement qualifiés de “slumlords” (contraction de “slum landlords” : propriétaires de taudis) du fait de l’état de dégradation dans lequel se trouvent leurs propriétés. Ceux-ci achètent des propriétés à bas prix, notamment lors des ventes aux enchères de propriétés abandonnées, et tirent des bénéfices à la fois des loyers qu’ils perçoivent pour certains logements, et de la plus-value qu’ils réalisent lors de la vente d’une propriété. « As areas decline, property passes into the hands of more and more ‘marginal’ owners who in order to

make profits at all ‘milk’ the property of its remaining value. To do this they maximize rent income from the property whilst disinvesting by avoiding expenditure upon it such as maintenance, property taxes, mortgage payments, utility charges etc. Finally when no rent can be obtained they abandon it » (Karn, Kemeny et

Williams, 1985, p. 122).

B) Les professionnels de l’immobilier

Les acteurs du secteur immobilier ont fait l’objet d’une attention particulière (Bonneval, 2011 ; Bonneval et Robert, 2019 ; Fainstein, 2001 ; Pollard, 2018). Aux États-Unis, nombre de publications ont souligné leur rôle dans la transformation des quartiers péricentraux, généralement en lien avec la ségrégation raciale de l’espace urbain (Delaney, 1998). Tout d’abord, sous l’impulsion de lobbies comme la National Association of Real Estate Boards (NAREB), les promoteurs et agents immobiliers ont contribué à empêcher toute mixité raciale par l’usage de contrats discriminatoires (Gotham, 2000). C’est le cas des « restrictive covenants18 » qui visaient à interdire l’installation de familles noires dans certains quartiers. Les organismes de crédit ont

18 « Racially restrictive covenants were contractual agreements between property owners and neighborhood associations that prohibited the

31 également participé à ce phénomène en limitant l’accès des populations noires au crédit dans le cadre du « redlining19 » (Hillier, 2003 ; Aalbers, 2006), par la délimitation de zones jugées trop risquées pour l’octroi d’un crédit conventionnel. Dans ce contexte, les foyers Afro-Américains ne pouvaient accéder à la propriété que dans les quartiers les moins désirables et seulement selon des conditions désavantageuses. Exclus de l'offre de crédit traditionnelle, ils devaient notamment recourir aux services d'agents immobiliers qui proposaient le paiement de leurs propriétés par mensualités, via des « land installment contracts ». En plus d'aboutir à un prix de vente exorbitant, ces contrats dissimulaient des clauses permettant l'expulsion des acheteurs au moindre retard de paiement, quelles que soient les sommes déjà versées, de sorte que les foyers victimes de telles opérations immobilières perdaient à la fois la propriété de leur maison et l'épargne accumulée durant des années pour rembourser leur « crédit » (Satter, 2010). La stratégie appelée « blockbusting » a également contribué au déclin de certains quartiers dans les villes américaines (Orser, 1994 ; Seligman, 2005) : en faisant croire à l'installation de familles noires, certains agents immobiliers incitaient les résidents des quartiers blancs à vendre leur logement à bas prix par peur d'une dévalorisation soudaine de l'immobilier. Ils vendaient ensuite ces propriétés à des familles noires avec les conditions défavorables déjà évoquées, aboutissant à une paupérisation croissante du quartier et à la dégradation du bâti. L’ensemble de ces pratiques a ainsi contribué à piéger les minorités ethniques, et en particulier les populations noires, dans des quartiers dont le déclin économique et la déstructuration sociale étaient organisés par un certain nombre d’acteurs du secteur immobilier. Plus récemment, l’octroi de prêts hypothécaires à risque (subprime lending) aux populations les plus fragiles économiquement a accentué la dévalorisation de ces quartiers et a montré la persistance d’un accès limité au crédit conventionnel pour certaines catégories de population (Hyra et al., 2013 ; Ross et Yinger, 2002), au point d’être qualifié de « reverse redlining » (Squires, 2005), signifiant par là qu’au lieu d’être écartées de l’accès au crédit, ces populations étaient au contraire ciblées par les sociétés de crédit subprime. En effet, les saisies immobilières ont principalement touché des quartiers pauvres avec une part importante de résidents issus de minorités ethniques et une présence disproportionnée des prêts subprime (Gerardi, Shapiro et Willen, 2007 ; Immergluck et Smith, 2004). Cependant, la plupart des études sur le sujet s’intéresse avant tout aux inégalités de genre et de race dans le recours aux prêts toxiques (Dymski, Hernandez et Mohanty, 2013 ; Mendenhall, 2010 ; Wyly et Ponder, 2011) plutôt qu’à l’impact des modalités d’accès au crédit sur le déclin urbain.

19 « Redlining is the identification in abstract space of a specific area where mortgage loans to buy a house are not granted, or only

available under uneven conditions (high interest rates, short funding periods, the requirement of high downpayments) and is also known as ‘credit blacklisting’. » (Aalbers, 2006, p. 1065)

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C) Les pouvoirs publics

Enfin, le cadre réglementaire et le contexte politique dans lesquels se sont inscrites les pratiques évoquées plus haut ont non seulement permis mais parfois même encouragé le déclin de certains quartiers au sein des villes états-uniennes. L’échelle fédérale a particulièrement attiré l’attention des chercheurs dans la mesure où la politique menée par le gouvernement américain après la Seconde Guerre mondiale via la Federal Housing Administration (FHA) a contribué à subventionner la fuite des classes moyennes vers les suburbs tout en favorisant le confinement des populations noires dans les quartiers centraux, notamment via leur discrimination dans l’accès au crédit (Gotham, 2000 ; Kimble, 2007 ; Sugrue, 1996). A l’échelle métropolitaine, différents cas ont été étudiés pour montrer le rôle actif joué par les pouvoirs locaux dans l’abandon de certains quartiers, prioritairement ceux abritant des populations jugées « indésirables ». L’exemple le plus extrême d’une telle politique est « l’abandon planifié » (Metzger, 2000) des quartiers les plus dégradés de New York, et plus particulièrement du Bronx, dans les années 1970. Cet abandon sélectif s’inscrivait dans une perspective de « rétrécissement planifié » (planned shrinkage), idéologie prônée par le chef du service logement de New York, Roger Starr, pour faire face au nombre croissant de logements abandonnés. Inspiré par la « neighborhood life-cycle theory », le retrait des services municipaux (pompiers, police, collecte des déchets, etc.) visait à encourager le dépeuplement progressif des quartiers les plus délabrés tout en concentrant les ressources de la municipalité, déjà limitées dans un contexte de crise fiscale, sur des espaces jugés plus viables (Metzger, 2000). L’abandon sélectif mené par les autorités a conduit dans ces quartiers à la destruction d’une large partie du parc immobilier par les incendies et à une crise sociale et sanitaire durable (Wallace, 1988). Au-delà même des choix politiques volontaristes relatifs au délaissement urbain, la complexité du millefeuille législatif américain rend les pouvoirs publics souvent impuissants face à ce phénomène : « it is a problem that crosses bureaucratic lines ; no single city

government department has authority to effectively address the problem » (Accordino et Johnson, 2000,

p. 303) ; d’autant que la législation qui régit la gestion des propriétés vacantes est souvent conçue à l’échelle des états et non à celle des municipalités chargées de l’appliquer, de sorte que la capacité d’action municipale est parfois très limitée : « Many states impose strict constraints upon cities to

protect the interests of property owners. In some states, it may take two or more years for a city to wend its way through court procedures to acquire a tax-delinquent property » (Accordino et Johnson, 2000, p. 309).

L’ensemble de ces acteurs intervient dans la formation d’un marché de l’immobilier dégradé, c’est pourquoi l’approche privilégiée ici vise à éclairer les stratégies singulières adoptées par ces groupes d’acteurs et par les individus qui les constituent. A l’analyse minutieuse d’une

33 seule catégorie sociologique prise isolément des autres, ce travail substitue une approche relationnelle qui explore les réseaux tissés par ces divers acteurs autour de la question des propriétés délaissées, afin d’expliquer la constitution d’un produit immobilier spécifique et son rôle dans les échanges économiques, mais aussi politiques et idéologiques.

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