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Le rôle de l’histoire propre à chaque parcelle

2.3. Contagion ou mosaïque : analyser la structure du délaissement à l’échelle fine l’échelle fine

2.3.3. Le rôle de l’histoire propre à chaque parcelle

La cartographie du délaissement révèle certes des concentrations de l’abandon à certains endroits, en lien avec les caractéristiques de la population résidente, mais elle montre aussi l’hétérogénéité des situations, où des blocks délaissés voisinent des blocks stables, où des groupes de bâtiments côtoient plusieurs friches contiguës, et où des friches isolées ponctuent des blocks occupés (Figure 37).

Figure 37 – La mosaïque du délaissement à l’échelle fine : zoom sur la partie sud de New City/Back of the Yards (Chicago) en 2016

Il s’agit donc d’étudier pour quelques cas la multitude des situations particulières qui forment cette mosaïque afin de dégager quelques éléments explicatifs communs à cette collection de trajectoires singulières. On dispose pour ce faire des données du Cook County Recorder of

125 Deeds pour Chicago55, qui permet l’accès à tous les documents juridiques enregistrés pour chaque propriété du comté depuis environ 1985 (changement de propriétaire, saisie pour prêt ou taxes impayés, emprunts hypothécaires, etc.). Une chronologie a été réalisée pour deux blocks du quartier de New City au profil différent : la portion ouest de Wood Street entre 53rd Street et 54th Street, composée de 24 parcelles, qui compte un grand nombre de signalements de maisons vacantes mais peu de friches en 2016 (Figure 38), et le segment ouest de Bishop Street entre 51st Street et 52nd Street, constitué presque exclusivement de terrains vagues (seulement trois parcelles bâties sur 16) (Figure 39). Les chronologies retracent la trajectoire de chaque propriété composant le block entre 1985 et 2018, à partir des événements visibles dans les registres. Ces derniers ne fournissent pas une information exhaustive – on ignore par exemple quelles sont les périodes de vacance et comment celles-ci s’agencent par rapport aux événements comme les saisies – mais ils donnent un aperçu des transformations qui touchent chaque parcelle, et parfois plusieurs parcelles de façon concomitante.

55 A Houston les données historiques à l’échelle de la parcelle sont très laconiques (nom du propriétaire et date) et souvent incomplètes, elles ne permettent donc pas de retracer l’histoire de chaque parcelle.

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Figure 39 – Localisation du block 5100 de Bishop Street dans New City (Chicago)

Les chronologies montrent deux trajectoires distinctes : tandis que Wood Street connaît une situation de déclin avec la multiplication des friches et la disparition des propriétaires individuels, Bishop Street qui était anciennement dépeuplé connaît une relative stabilité depuis le début des années 2000. La comparaison de ces deux blocks permet toutefois de repérer plusieurs éléments communs, qui se retrouvent sans doute dans les autres blocks du quartier.

Tout d’abord, d’un point de vue temporel, la crise qui a touché les propriétaires de ces parcelles est bien antérieure à la crise des subprimes : une première vague de saisies (foreclosures) et de démolitions apparaît dès les années 1990 dans les deux blocks (4 foreclosures, un transfert au HUD pour éviter la saisie – deed in lieu of foreclosure, une vente aux enchères pour taxes impayées et 4 démolitions dans Wood Street ; 6 saisies et 6 démolitions dans Bishop Street). Une deuxième période de crise naît dans les années 2000, sous l’effet de la bulle immobilière très visible dans Wood Street puisque le block fait l’objet d’une intense activité de transactions : 14 des 24 propriétés changent de propriétaire – parfois plusieurs fois – entre 2002 et 2006. Ces ventes sont associées à des prêts hypothécaires (mortgage), notamment auprès de prêteurs signalés comme

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subprime par le HUD56, aboutissant à 7 saisies entre 2007 et 2010, dont 4 sur des parcelles

contiguës, suivies par 5 autres saisies en 2011-2013. L’effet de la crise immobilière est moins visible dans Bishop Street où les propriétaires sont dépossédés dès le début des années 2000 à la suite de 8 ventes aux enchères pour taxes impayées (tax sale) et de trois saisies (mortgage foreclosure). C’est à cette période que 6 propriétés sont transférées à une entité publique – en l’occurrence la Ville de Chicago – qui les possède toujours en 2018.

D’autre part, l’identité des propriétaires a évolué de façon similaire dans les deux pâtés de maisons : les propriétaires individuels – qui sont plus susceptibles d’être des propriétaires occupants – sont remplacés de façon croissante par des entités publiques et des sociétés (corporate

owners). Si dans les années 1990 le transfert à ce type de propriétaire était temporaire, depuis les

années 2000 ils sont présents de façon plus durable et constituent parfois la majorité des propriétaires du block, comme dans le cas de Bishop Street. Leur intervention est presque toujours consécutive à un événement tel qu’une saisie ou une vente aux enchères. Les tax sales en particulier aboutissent fréquemment à l’achat de la propriété par une société, ce qui est d’autant plus ironique que ce type de propriétaire est souvent mauvais payeur concernant l’impôt : la colonne « Tax delinquent 2017 » indique les propriétés pour lesquelles l’impôt de 2017 était impayé en 2019 (ce qui les rend éligibles à la vente aux enchères – scavenger sale – qui intervient au bout de deux ans d’impayés), or 5 des 6 sociétés propriétaires dans Wood Street sont en défaut de paiement, de même que 3 des 5 sociétés dans Bishop Street. Dans les deux blocks, alors que les parcelles étaient presque exclusivement possédées par des propriétaires individuels dans les années 1980, un tiers des propriétés de Wood Street et les trois quarts de Bishop Street sont aux mains de sociétés ou d’entités publiques.

Enfin, on note une même multiplication des friches sous l’effet des démolitions dans ces deux pâtés de maisons pourtant intégralement bâtis en 1990. Dans Bishop Street, les démolitions s’étalent entre 1991 et 2011 (11 démolitions en 10 ans, avec un pic autour de 1998). Dans Wood Street, elles sont réparties en deux périodes éloignées : 4 démolitions en 1993-1996 et 4 autres en 2015-2018 (celles de 2018 n’apparaissant pas encore dans les registres, elles ont été indiquées suite à un relevé visuel d’après les images de Google Street View). Ces effets de regroupement suggèrent une certaine concentration spatiale de l’action publique, visible également dans le regroupement des ventes aux enchères (6 tax sales dans Bishop Street en janvier 2002), qui confirme l’attention portée à la visibilité des interventions : l’action conjointe sur plusieurs parcelles d’un même block induit une transformation plus visible et plus massive que des

56 Cf. HUD subprime and manufactured home lender list. Source :

129 interventions ponctuelles. Mais cela peut également contribuer à la déstabilisation d’un block où se multiplient en quelques mois les friches ou les nouveaux propriétaires. De plus, l’augmentation du nombre de friches risque d’accentuer le déclin du quartier dans la mesure où elle rend la réinstallation de résidents impossible – à moins de construire des logements neufs, ce qui pour l’instant est rare car peu rentable dans les quartiers dégradés.

At the end of the day what we’re trying to avoid is properties being demolished, because we need more people moving into the neighborhood. In order for our neighborhood to grow, in order for us to have a commercial corridor and more resources, you just got to have people living in the neighborhood.

Citation 17 – Entretien 22, Garfield Park Community Council, Chicago

Les démolitions contribuent d’ailleurs au remplacement des propriétaires individuels car elles aboutissent le plus souvent au transfert à une entité publique (lorsque la Ville saisit la propriété pour le recouvrement des frais de démolition) ou à une société. La trajectoire des deux

blocks étudiés indique donc une évolution vers un quartier de friches possédé par des investisseurs

extérieurs ou par la municipalité. On peut alors faire l’hypothèse d’une déstructuration du tissu social du quartier, à la fois sous l’effet du fort turnover des propriétaires qui apparaît dans les chronologies, et sous l’effet du déclin démographique et des démolitions, à mesure que les résidents qui demeurent voient leurs voisins disparaître et les friches gagner sur les espaces bâtis.

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Figure 40 – Chronologies retraçant les trajectoires du block 5300 de Wood Street (en haut) et 5100 de Bishop Street (en bas)

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Figure 41 – Les paysages composites du délaissement dans le quartier de New City (Chicago)

En haut : Laflin Street, entre 53rd Street et 54th Street En bas : Hermitage Street, entre 52nd Street et 53rd Street

133 Cependant, au-delà des dynamiques communes visibles dans certains blocks, l’analyse de la trajectoire propre à chaque parcelle révèle la complexité des transformations qui touchent les propriétés délaissées en fonction de l’histoire individuelle attachée à chaque propriété. Sur le modèle de la gentrification « en mosaïque » développée par Marie Chabrol (2011), les quartiers dégradés présentent des évolutions contrastées à l’échelle fine, produisant une mosaïque spatiale et paysagère difficile à déchiffrer où la situation varie d’un block à l’autre entre concentration et dispersion du délabrement, et où, au sein d’une même rue, des maisons neuves ou rénovées côtoient des friches et des taudis (Figure 41).

Conclusion

L’analyse des formes spatiales du délaissement résidentiel conduit à explorer les logiques ségrégatives des villes états-uniennes à plusieurs échelles. En effet, en croisant différents indicateurs, il apparaît que les propriétés délaissées sont spatialement concentrées dans quelques quartiers dévalorisés qui présentent une tendance au déclin démographique, une surreprésentation de la population afro-américaine, un taux de pauvreté élevé et une population vieillissante. Les quartiers les plus vulnérables de l’agglomération sont également les plus délaissés. A l’échelle intra-urbaine, le délaissement témoigne ainsi de dynamiques communes à Chicago et à Houston malgré la divergence des modèles urbains auxquels elles appartiennent. Si l’objectif de ce travail n’est pas de mener une comparaison terme à terme de ces deux métropoles, le recours à des critères communs permet d’étudier l’émergence de dynamiques similaires de dévalorisation. Cela incite à comprendre les grandes villes des États-Unis comme des villes perforées, marquées par de fortes discontinuités socio-économiques et morphologiques. Conjointement au phénomène de revalorisation des centres, on observe des trajectoires différenciées des quartiers péricentraux, entre gentrification et dégradation continue.

L’explication du creusement des inégalités d’un quartier à l’autre réside en partie dans la ségrégation sociale et ethno-raciale des villes états-uniennes puisque les ménages afro-américains et les populations les plus pauvres sont touchés de façon disproportionnée par le déclin. Mais comment comprendre la géographie différenciée du délaissement d’un quartier à l’autre ? Comment expliquer la concentration de l’abandon au cœur du South Side de Chicago tandis que les quartiers afro-américains situés plus au nord semblent moins touchés ? S’agit-il uniquement d’un gradient de délabrement en fonction de la distance au centre-ville ?

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Ce deuxième chapitre conclut à une fragmentation spatiale du délaissement résidentiel, qui se manifeste jusqu’à l’échelle fine du pâté de maisons, voire de la parcelle. La répartition des propriétés délaissées prend la forme d’une mosaïque complexe aux déterminants multiples. L’analyse précise de la distribution spatiale du délaissement à l’échelle fine contredit les théories de la contagion fondées sur l’idée de choix économiques rationnels des opérateurs spatiaux. La concentration des propriétés délaissées dans certains blocks ne s’explique pas par une forme de contagion du déclin mais plutôt par la concentration de ménages vulnérables, par des stratégies de spéculation immobilière et par des politiques publiques ciblées de gestion de l’abandon. Dès lors, la compréhension des facteurs déterminant la distribution du délaissement implique de démêler le rôle des différents acteurs de la fabrique urbaine. S’intéresser aux propriétés délaissées conduit à découvrir la multiplicité des histoires particulières qui ont mené à cette situation, la myriade des tragédies familiales, des casse-tête juridiques et des ruptures biographiques.

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Don’t tell me about the statistics, I live in the statistics. Jane, résidente du Fifth Ward, Houston

La structure spatiale du délaissement laisse apparaître des phénomènes de concentration sélective de la vacance, notamment en lien avec le profil des habitants des quartiers concernés. De ce fait, le délaissement de certains quartiers est souvent considéré comme la résultante de facteurs démographiques (Hollander, 2011 ; Li et Morrow-Jones, 2010) ou d’une transformation progressive du parc de logements avec l’obsolescence du bâti (Berry, 1985 ; Keenan, Lowe et Spencer, 1999 ; Kim, Chung et Blanco, 2013). Alors que le développement urbain est analysé comme le produit de stratégies portées par différents acteurs publics et privés (Fainstein, 2001 ; Guy et Henneberry, 2000 ; Weber, 2015), les approches du déclin tendent à en faire un phénomène désincarné, qui serait le fruit du fonctionnement normal du marché immobilier (Aalbers, 2014).

Ce chapitre vise à éclairer la dimension politique du marché immobilier en démontrant le rôle des acteurs publics et privés dans le renforcement du délaissement résidentiel. Il s’inscrit dans la lignée des travaux qui examinent la place des acteurs dans l’évolution des marchés et leur impact sur le tissu urbain (Gotham, 2002b ; Pollard et Halpern, 2013 ; Theurillat, Rérat et Crevoisier, 2014). Ces acteurs sont multiples : ils relèvent à la fois de la sphère marchande (investisseurs, organismes de crédit), du secteur institutionnel (services municipaux et échelons supérieurs) et de la société civile (propriétaires, riverains, associations de développement local). Par les stratégies qu’ils déploient et les rapports de concurrence, de coopération ou de conflit qui les lient, ils déterminent le fonctionnement du marché. La géopolitique du délaissement a par conséquent une influence directe sur la fabrique urbaine. Ce chapitre postule que la persistance du délaissement ne découle pas d’un désintérêt des acteurs publics et privés pour ces propriétés – donc d’un abandon au sens strict – mais d’un ensemble de blocages dans leurs interactions qui aboutissent à une forme de statu quo. L’inaction de chacun de ces acteurs s’inscrit dans une situation plus large d’immobilisme calculé ou contraint.

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La première section du chapitre présente la méthodologie de recherche élaborée pour étudier ce système d’acteurs et leus interrelations. Celle-ci repose sur une approche relationnelle inspirée des méthodes ethnographiques (Desmond, 2014) et s’appuie sur deux outils principaux : l’observation dans une pluralité de contextes (les quartiers dégradés mais aussi les lieux et événements où se rencontrent les acteurs du délaissement) et l’entretien semi-directif. Le propos expose ensuite les différents aspects de la géopolitique propre aux propriétés délaissées : si la formation de coalitions de croissance explique la revitalisation de certains quartiers-cibles, les relations de concurrence et les antagonismes entre différents types d’acteurs contribuent à paralyser la situation. La troisième section abordera le statut particulier de l’action publique dont la légitimité est discutée dans le contexte américain de défiance à l’égard des gouvernements (Großmann et al., 2012). L’analyse se focalisera pour finir sur les habitants des quartiers en déclin, dont la passivité à l’égard du délaissement est souvent imputée à leur désintérêt ou à leur désinvestissement collectif, renvoyant aux plus pauvres la responsabilité de leurs conditions de vie dégradées (Vargas, 2016). Cette dernière section explique au contraire cette passivité relative des résidents par leur impuissance, liée tant au morcellement politique des quartiers dévalorisés qu’à la précarité sociale des ménages, qui affecte leur mobilité résidentielle et les prive du capital procédural (Spire et Weidenfeld, 2011) nécessaire pour faire face au délaissement.

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