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A Chicago, la ségrégation raciale en contexte post-industriel

1.4. Des politiques publiques pour lutter contre le délaissement : état des lieux état des lieux

2.1.1. A Chicago, la ségrégation raciale en contexte post-industriel

Ancien pôle de l’industrie agro-alimentaire et de la sidérurgie aux États-Unis, en lien avec sa position stratégique sur le réseau ferroviaire national, Chicago est aujourd’hui marquée par les effets de la désindustrialisation amorcée dès les années 1960. Celle-ci a entraîné un déclin démographique durable, la paupérisation des anciens quartiers industriels et une crise budgétaire multiforme. Si elle reste la troisième ville des États-Unis, Chicago est passée de 3,6 millions d’habitants en 1950 à 2,6 millions en 2010, et elle affiche un solde migratoire annuel négatif depuis 2014, perdant jusqu’à 156 résidents par jour en 2017 (Tanzi et Lu, 2018). L’émigration concerne notamment les classes moyennes afro-américaines qui déménagent vers les métropoles du Sud comme Atlanta, Houston ou Phoenix, dans le cadre de ce que certains qualifient de « reverse migration » (Frey, 2004) en référence à la « Great Migration » des Noirs du Sud vers le Nord industriel au début du XXème siècle. La ville de Chicago a ainsi perdu 181 000 résidents afro-américains entre 2000 et 2010 et sa population afro-américaine est désormais inférieure à celle d’Atlanta alors qu’elle lui était deux fois supérieure en 197034. Cette émigration est l’une des causes du délaissement des centres, notamment dans les quartiers afro-américains où le marché immobilier est très distendu :

Chicago has had a major outmigration: we lost about 200 000 people or so in the last ten years, and as people are moving out and there wasn't a buyer for the property, they rented it out but they live in Atlanta or they live in Houston, you know some place else, and so you have deteriorating conditions and things of that nature.

Citation 1 – Entretien 2, Cook County Land Bank Authority (CCLBA), Chicago

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Figure 12 – Carte de situation de Chicago

Du fait de son déclin démographique, Chicago est confrontée à des difficultés comparables à celles des villes en décroissance (shrinking cities), caractérisées par un déclin multidimensionnel dont les manifestations sont non seulement démographiques mais aussi économiques, sociales et politiques (Martinez-Fernandez, Audirac, Fol, & Cunningham-Sabot, 2012; Pallagst, Wiechmann, & Martinez-Fernandez, 2014). La diminution de la population participe en effet au déclin des recettes fiscales, ce qui aboutit à une crise budgétaire. Pour financer les retraites de ses employés, la municipalité de Chicago a voté en 2015 une augmentation de l’impôt foncier (property tax) pour

75 un total de 543 millions de dollars (Malanga, 2019). La pression fiscale contribue alors, d’après la presse, au déclin démographique : « Soaring home prices and high local taxes are pushing local residents out

and scaring off potential movers from other parts of the country. » (Tanzi et Lu, 2018). Une autre

manifestation visible de la crise budgétaire est la rétraction des services scolaires : en mai 2013, le Chicago Board of Education a voté la fermeture de 47 écoles élémentaires « due to fiscal constraints

and declining student enrollment in schools located in some of the city’s depopulating neighborhoods » (de la Torre

et al., 2015, p. 5). Les écoles concernées se situaient principalement dans les zones les plus pauvres de Chicago, le South Side et le West Side, affectant de façon disproportionnée les élèves afro-américains qui constituaient 88% des élèves de ces écoles contre seulement 39% des élèves du district scolaire de Chicago pour l’école élémentaire (ibid.).

De fait, la décroissance et ses effets ne concernent pas l’ensemble de la municipalité et tendent à se concentrer dans les quartiers les plus défavorisés au sud et à l’ouest, majoritairement peuplés de ménages afro-américains. En cela, Chicago est moins une ville rétrécissante qu’une « ville perforée » (Florentin, 2010 ; Lütke-Daldrup, 2003), au sens d’une « structure urbaine fragmentée et discontinue, mitée par des espaces en friche, éléments de rupture dans la cohérence architecturale des quartiers centraux et péri-centraux » (Roth, 2011, p. 78). Dans l’ancien quartier des abattoirs par exemple (historiquement appelé « Back of the Yards » en référence aux anciens parcs à bétail), intégralement bâti en 1938 d’après des photographies aériennes de l’Illinois State Geological Survey, le tissu urbain est désormais constitué de maisons éparses entourées de nombreuses friches (Figure 13).

Figure 13 – Vue aérienne du croisement entre 52nd Street et Laflin Street (New City, Chicago)

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Ville divisée voire duale, Chicago se caractérise en effet par une forte division sociale et raciale de l’espace. Cette ségrégation ancienne, qui a inspiré les modèles urbains de l’Ecole de Chicago, sépare schématiquement la ville selon une logique centre-périphérie (entre les quartiers aisés de l’hypercentre, le Loop, et de la périphérie d’une part, et l’anneau des quartiers péricentraux où résident les migrants et les minorités ethniques d’autre part) et selon une division nord-sud le long du lac Michigan, les quartiers au nord du Loop comme la Gold Coast (Zorbaugh, 1929) étant parmi les plus favorisés de l’agglomération tandis que le South Side constitue un ancien ghetto noir en déclin (Drake et Cayton, 1945 ; Hirsch, 2009 ; Spear, 1967 ; Vergara, 1997).

La division socio-ethnique de Chicago a subi des recompositions au cours du temps, notamment sous l’effet des politiques de renouvellement urbain (urban renewal). Les populations noires les plus proches du centre ont ainsi été déplacées par plusieurs générations de politiques urbaines (Hirsch, 2009). La construction de l’Eisenhower Expressway a par exemple conduit à la démolition de nombreux logements dans le Near West Side, qui comptait la population afro-américaine la plus importante de la ville en 1950 (40% des habitants du quartier). De la même façon, la démolition des complexes de logements sociaux dans les années 1990-2000 (Robert Taylor Homes à Bronzeville, Cabrini-Green Homes dans le Near North Side pour les plus célèbres) a poussé la population noire hors de ces quartiers désormais désirables, à proximité du centre en expansion, et vers la périphérie dévalorisée plus au sud. Les dernières décennies ont vu la rétraction des anciens ghettos noirs de Chicago, sous le double effet de la gentrification – depuis le Loop mais aussi depuis certains pôles périphériques comme l’Université de Chicago – et de l’émigration afro-américaine. Si le South Side et le West Side constituent toujours des noyaux de peuplement afro-américains, ils sont aujourd’hui fragmentés en une multitude de territoires hétérogènes : d’une part, les « ghettos faibles » (Marcuse, 2012) marqués par une élévation des revenus et une moindre homogénéité raciale, par exemple au nord de l’Université de Chicago ; d’autre part, des « ghettos abandonnés » (ibid.) autour d’Englewood où se concentrent déclin démographique et vacance résidentielle, selon un modèle qui tend à se généraliser dans les villes de la Rust Belt (Giband, 2015).

Les quartiers délaissés conservent du ghetto la réputation de territoires dangereux gangrenés par la criminalité. Les acteurs rencontrés sur le terrain ont été nombreux à mentionner la violence, et surtout sa perception, comme un obstacle à la revitalisation des quartiers concernés :

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[One of our challenges is the] perception around crime and safety. Some of it is true, I’m not trying to be ignorant, but perception is another issue that we’re constantly challenged with. (…) People just lumped the whole West Side, the West Side and South Side you know : « just stay away from there ! » So we don’t even get to the starting gate because it’s already…

Citation 2 – Entretien 22, Garfield Park Community Council, Chicago

Plusieurs acteurs extérieurs à ces quartiers m’ont d’ailleurs dissuadé de m’y rendre, invoquant des raisons de sécurité et des restrictions spécifiques comme le fait d’être seule ou de prendre les transports en commun :

FN : I've walked around these neighborhoods...

JF : I hope not by yourself ? Don't do that. Don't. You think it's calm and then all of a sudden it's not. (…) Things happen very fast. And I'm sure you don't go at night or anything... Do you drive there? You walk, ok. Just let us figure out, we'll take you on a tour or something. I don't want you walking around or taking the bus there and all that.

Citation 3 – Entretien 9, Department of Buildings, Chicago Le policier qui animait la réunion de quartier me ramène en voiture jusque sur le campus de l’Université de Chicago :

- It’s not safe to use public transportation here, I can’t stress this enough. - Even in the daytime ?

- Yes ! There are people getting robbed or stabbed. Now it’s 7 pm, I wouldn’t even do this,

and I have the right to carry [a gun] ! Take a Uber. Anything.

Citation 4 – Extrait de carnet de terrain, Beat Meeting for beats 932, 934 & 935, Westhaven Senior Homes, Chicago, 21 février 2017

Les policiers du Department of Buildings chargés de m’emmener dans les quartiers dégradés (cf. Chapitre 3) ont d’ailleurs insisté pour me fournir un gilet pare-balles lors du tour en voiture effectué en leur compagnie. Les statistiques de la Police de Chicago confirment la concentration des crimes violents (homicides, agressions, vols à main armée) dans le South Side et le West Side (cf. Annexe 7). L’insécurité qui touche ces quartiers est mentionnée comme l’une des causes de l’émigration afro-américaine (Lee, 2016) et elle contribue à décourager l’installation de nouveaux résidents, participant ainsi au déclin continu des zones dégradées :

I think that one of the issues right now in Back of the Yards is the violence unfortunately, because if you want to attract more people, people with a little bit of money that can invest in the community, it's going to be difficult if you have shootings almost every week-end. I mean it's the worst marketing campaign.

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