• Aucun résultat trouvé

L’entretien et la mise en récit des territoires

3.1. Méthodologie de l’enquête : comment travailler en « négatif »

3.1.3. L’entretien et la mise en récit des territoires

L’enquête de terrain comporte également une campagne d’entretiens semi-directifs enregistrés avec les acteurs privés, associatifs et institutionnels actifs – ou délibérément inactifs – dans les quartiers dévalorisés. Il s’agit par là de rencontrer la multitude des acteurs concernés par la question du délaissement pour appréhender la diversité des discours tenus sur cet objet, leurs points de convergence et leurs contradictions éventuelles. De ce fait, l’échantillon des personnes

141 interrogées n’est pas représentatif du point de vue sociologique. Aucune catégorie d’acteurs n’est représentée de façon suffisamment nombreuse dans le corpus d’entretiens pour pouvoir constituer un ensemble homogène. Mais les personnes rencontrées permettent d’appréhender la diversité des acteurs impliqués dans la question du délaissement résidentiel et leurs relations. Les entretiens jouaient alors un double rôle, à la fois informatif et narratif (Olivier de Sardan, 1995). Certains entretiens ou segments d’entretiens visaient d’abord à apporter des précisions techniques à l’analyse, car il s’agit d’un sujet complexe qui implique une bonne connaissance des mécanismes juridiques et des enjeux économiques liés aux propriétés délaissées. Dans d’autres cas, à partir du récit d’expériences ou d’opinions personnelles, l’entretien donnait à voir la mise en récit de l’espace urbain et la constitution de discours (narratives), homogènes ou divergents, révélateurs de la place du délaissement dans les représentations, les pratiques et les stratégies des acteurs concernés. Les entretiens avec les acteurs institutionnels – associés à l’analyse de sources secondaires produites par les autorités – ont ainsi permis de dégager, au-delà des caractères individuels des agents de l’institution, un « discours de l’institution » (Ollivon, 2018) sur le délaissement et les modalités de sa prise en charge.

Les entretiens réalisés sont au nombre de 44 à Chicago (dont une vingtaine avec des habitants de West Humboldt Park) et 26 à Houston (dont 8 avec des habitants des quartiers d’Acres Homes et du Fifth Ward) (Cf. Annexes Annexe 2Annexe 3). A cela s’ajoutent plusieurs parcours commentés dans différents quartiers avec des leaders locaux, souvent très informés, qui ont pu me retracer l’histoire de nombreuses propriétés et me décrire leurs interactions avec leurs propriétaires :

 Directeur du bureau local de NHS, West Humboldt Park (Chicago) – 25 nov. 2015  Directeur du bureau local de NHS, Chicago Lawn/Gage Park (Chicago) – 11 déc. 2015  Présidente du Super Neighborhood, Greater Fifth Ward (Houston) – 14 juin 2017

J’ai également pu réaliser des entretiens non directifs in situ lors de rencontres avec des acteurs locaux. Ceux-ci ont fait l’objet de prises de notes sur-le-champ dans mes carnets de terrain :

Une séance de focus group avec des détenus participant au programme de démolition du Sheriff du comté de Cook (RENEW program) à Chicago

 Circuit en voiture dans les quartiers dégradés (Englewood, New City, Lawndale) avec des policiers du Department of Buildings de la Ville de Chicago59 - Une demi-journée

59 Une opportunité d’observation ethnographique s’est présentée à la fin de mon dernier séjour à Chicago, qui m’aurait permis de suivre des policiers spécifiquement assignés aux bâtiments vacants (CPD Troubled Buildings Unit), mais le temps dont je disposais sur place était insuffisant pour obtenir les autorisations nécessaires et mettre en place le dispositif d’enquête.

142

Les acteurs rencontrés lors des entretiens appartiennent à deux catégories (Tableau 10) : les acteurs institutionnels d’une part, et ceux de la société civile d’autre part (organisations à but non lucratif, habitants et leurs représentants au sein de conseils communautaires, ainsi que quelques promoteurs et agents immobiliers à Houston60). Les personnes rencontrées sur le terrain sont anonymisées dans le texte, identifiées uniquement par un prénom d’emprunt et leur localisation pour les habitants, et par leur institution/organisation d’appartenance pour les acteurs institutionnels et privés61. Les personnes mentionnées au cours des entretiens ont également fait l’objet d’une anonymisation : la première mention de leur nom d’emprunt est suivie d’un astérisque.

L’enquête se focalise sur l’échelle locale, qui est celle à laquelle s’opère la gestion courante des propriétés délaissées (Figure 42). L’écart entre Chicago et Houston dans la variété des échelles représentées (Tableau 10) s’explique par la différence de modèle urbain entre les deux métropoles (cf. Chapitre 2). À Houston où la municipalité est très étendue, l’essentiel de l’action publique relève du périmètre de la municipalité. Les échelons supérieurs sont donc moins pertinents qu’à Chicago où se pose la question de la gouvernance métropolitaine du déclin. Le cas des suburbs en déclin de Chicago ne sera pas abordé ici car il pose des enjeux spécifiques, la diversité des entretiens menés sur place met néanmoins en perspective le matériau glané dans différents contextes urbains. Dans l’ensemble, les échelons supérieurs (comté et État fédéré) sont moins représentés car d’une part, ils occupent une place plus marginale dans les échanges, et d’autre part, il est plus difficile de les joindre. Mes prises de contact avec des employés du comté de Harris et avec plusieurs élus locaux de Houston n’ont pas abouti : le chercheur reste tributaire de la coopération et de la réactivité62 des enquêtés.

Les personnes interrogées ont été contactées soit directement, soit sur la recommandation d’un autre enquêté, sous la forme d’un échantillonnage guidé par le répondant dit « en boule de neige » (snowball sampling). Cette technique d’enquête implique l’identification de nouveaux participants par les enquêtés eux-mêmes au sein de leur réseau de connaissances. Elle est particulièrement utilisée pour les enquêtes auprès de populations vulnérables ou marginalisées (Biernacki et Waldorf, 1981 ; Browne, 2005 ; Sadler et al., 2010), ou plus généralement dans des

60 L’absence des agents immobiliers pour Chicago peut paraître surprenante, mais ils ne sont pas apparus comme des acteurs de premier plan dans les quartiers dégradés où l’essentiel des transactions s’opère soit en amont (directement des banques aux investisseurs) soit de façon relativement opaque (cf. Chapitre 4).

61 La liste détaillée des entretiens est fournie en annexe.

62 J’ai ainsi été confrontée non seulement à l’absence de réponse de certains acteurs mais aussi à des cas de réponse très tardive, notamment de la part des élus (plus d’un mois après ma demande), ce qui dans le cas de séjours limités à quelques mois aboutissait à l’échec de l’entretien.

143 contextes où la population cible est difficile à atteindre, par exemple en situation de conflit (Cohen et Arieli, 2011). Cette méthode a facilité ma prise de contact avec les habitants des quartiers dégradés car mes demandes d’entretiens formels, par exemple lors des réunions de quartier, aboutissaient rarement. Je n’ai pas eu recours au porte à porte pour des raisons de sécurité, d’autant qu’en journée seules les personnes âgées auraient été présentes, ce qui aurait été un biais non négligeable. Le recours au snowball sampling est particulièrement adapté à une posture de recherche interactionnelle puisque « the relational ethnographer designs ‘strategies of quite literally

following connections, associations, and putative relationships’ (Marcus, 1998, p. 81), its proper object being ‘chains of interdependence’ (Weber, 2001, p. 484) » (Desmond, 2014, p. 554). La mobilisation du

réseau de sociabilité des enquêtés facilite cette idenfication des connections et des relations entre acteurs, même si elle conduit nécessairement à ignorer d’autres relations extérieures à ce réseau. La prise de contact avec les habitants s’est donc faite le plus souvent par recommandation, et plus particulièrement à Chicago via une organisation locale : le bureau de Neighborhood Housing Services dans le quartier de West Humboldt Park. Ce point d’accès a certes restreint le vivier des personnes interrogées mais cela m’a permis de rencontrer à la fois des résidents de longue date, contactés par une employée de l’organisation originaire du quartier, des ménages installés plus récemment qui ont eu recours à NHS pour acheter une maison, ou encore des familles en difficulté qui ont bénéficié d’une assistance pour renégocier leur prêt par exemple.

Un type d’acteur, pourtant essentiel à l’étude des propriétés délaissées, est absent de ce panorama méthodologique. Il s’agit des propriétaires de ces biens, qui sont par définition non occupants et résident rarement à proximité. Ce sont des acteurs difficiles à saisir puisqu’ils ne sont pas sur place et on ne dispose au mieux que de leur nom et d’une adresse postale dans les registres de propriété. Je n’ai donc pas pu rencontrer ces acteurs directement, sauf en de rares occasions sous la forme de brèves discussions lors des événements évoqués plus haut. L’analyse des pratiques de ces acteurs a donc nécessité la mise en place d’un dispositif méthodologique spécifique, détaillé dans le chapitre 4 qui leur est consacré.

144

Tableau 10 – Synthèse des acteurs interrogés

Documents relatifs