• Aucun résultat trouvé

3.3. La légitimité de l’intervention publique en question

3.3.2. L’action publique porteuse d’injustices

Si l’intervention des autorités est remise en cause, c’est non seulement une question de degré mais également de résultat. En effet, même lorsqu’elle est admise comme légitime dans son principe, l’action des pouvoirs publics concernant les propriétés délaissées fait l’objet de contestations du fait des injustices qu’elle produit ou risque de produire.

A) Une action socialement sélective

La première critique des modalités de l’action publique porte sur l’indifférence à l’égard des populations les plus vulnérables qui se trouvent exclues des quartiers dégradés par les politiques de lutte contre le déclin. La ville est notamment accusée de sanctionner sans distinction les propriétaires volontairement négligents et les résidents pauvres, notamment âgés, incapables de maintenir leur maison aux normes ou même de payer leurs impôts. Les saisies pour taxes impayées fournissent un exemple récurrent de ce problème : dans les quartiers que j’ai fréquentés sur le terrain, les associations locales assuraient systématiquement des campagnes de prévention pour éviter aux ménages résidents de perdre leur maison de cette façon, à Chicago comme à Houston (Figure 46).

177

Figure 46 – Annonce de l’organisation communautaire The Resurrection Project sur sa page Facebook pour un atelier d’information sur la prochaine tax sale (avril 2019)

A Détroit, la réforme de la procédure de saisie, qui visait à accélérer les démarches pour gérer le flot de maisons abandonnées, a conduit à la saisie par le comté de maisons pourtant occupées par leur propriétaire : « The procedures did not distinguish between property owners who intended to

walk away or at least not to pay taxes and owner-occupants who did not want to abandon their homes but who did not understand their situation or faced temporary financial hardship. » (Dewar, Seymour et Drută, 2015,

178

Dans ces circonstances, la lutte contre le délabrement est vécue comme une contrainte supplémentaire imposée aux plus pauvres, qui tendent à se concentrer dans les quartiers aujourd’hui touchés par le délaissement car c’est là qu’ils ont pu accéder à la propriété, par exemple en recourant à des prêteurs subprime (Chapitre 1).

Plus encore, la fonction répressive de la municipalité et du comté à l’égard des propriétaires négligents est parfois perçue comme une forme de discrimination raciale dans la mesure où les quartiers concernées sont effectivement peuplés en majorité de ménages afro-américains. Le tribunal est de ce point du vue révélateur du clivage racial entre petits propriétaires d’un côté et autorités de l’autre car les premiers sont presque exclusivement afro-américains ou hispaniques quand procureurs et juges sont majoritairement blancs. Certains résidents accusent même la ville d’utiliser les dettes ou la dégradation du bâti comme prétexte pour déposséder les résidents Afro-Américains déjà en difficulté.

I don't know. I think if the City would work with the people, and not be so quick about taking their property away, we wouldn't have so many vacancies. Like they're doing now with the property taxes. They're taking people’s homes because they're not paying their taxes, and here is another vacant building! Like there is 5 or 6 on this block that is vacant.

Citation 45 – Mathilda, Habitante de West Humboldt Park, Chicago

Un petit investisseur opérant dans le West Side, rencontré dans le couloir du tribunal, m’a tenu le même discours :

That’s what they’ve been doing for years ! Taking property from black people, poor people. Like there’s an old lady, her kids left Chicago for college and they don’t come back. She’s on a fixed income so she has no money. And then the City comes in and says she needs a new gutter, there’s cracks in the concrete, and they take her to court. She has no money to fix it and sot hey take her property away. That’s what they did : pressuring poor people that are already struggling.

Citation 46 - Demolition Court, Chicago, 28 mars 2017

Si le recours à un exemple générique et presque caricatural (celui de la vieille dame sans défense) incite à la prudence face à ce témoignage, il est tout de même révélateur que le sujet de l’acharnement juridique à l’encontre d’un groupe déterminé revienne dans le discours de plusieurs acteurs. Cela témoigne d’une crainte que l’intervention des autorités ne soit un moyen dissimulé de favoriser la gentrification.

B) La municipalité, moteur de la gentrification

Les discussions avec des acteurs locaux autour de l’avenir des quartiers dégradés convoquent plus ou moins explicitement le spectre de la gentrification, notamment par analogie

179 avec d’autres quartiers aujourd’hui gentrifiés où le secteur public a joué un rôle clé (Midtown à Houston, Hyde Park à Chicago). Suite aux critiques suscitées par la rénovation urbaine (urban

renewal), les pouvoirs publics n’organisent plus aussi directement le déplacement de certaines

catégories de population, mais la méfiance persiste à l’égard de mesures qui aboutiraient au même résultat de façon moins visible. A Brooklyn par exemple, les contrôles sanitaires ont été utilisés pour cibler plus particulièrement les restaurants possédés par des afro-américains, conduisant à leur fermeture au profit de commerces plus haut-de-gamme (Sutton, 2015).

De ce fait, dès lors qu’elle implique un transfert de propriété, la gestion des propriétés délaissées est soupçonnée d’être utilisée comme un moyen déguisé de favoriser la gentrification dans les quartiers pauvres. Dans ces contextes urbains très dégradés, toute valorisation de l’immobilier – qui constitue pour les administrations un moyen d’augmenter les recettes fiscales et ainsi de renflouer des budgets locaux déjà contraints – représente pour les habitants une menace de déplacement. Puisque l’assiette fiscale est calculée à partir de la valeur estimée (appraised value) des logements, un renchérissement des prix pourrait conduire à l’impossibilité, pour certains petits propriétaires, de s’acquitter de la taxe foncière. Le directeur de la Land Assemblage and Redevelopment Authority (LARA), créée par la Ville de Houston pour réduire le nombre de propriétés abandonnées (cf. Encadré 4, p. 147), évoque les résistances qu’a pu susciter la crainte d’une gentrification impulsée par la ville :

When we first started the Houston Hope program, there was a lot of fear in the neighborhoods because, you know: "Here comes the big City! The City government wanting to come into your neighborhoods and start foreclosing on properties for people not paying taxes." That scares people! [Rire] So it was like, you know: "Are you guys trying to take over our neighborhoods? What are you gonna do with all of this land that you're taking in?" The fear being that we would take the land and sell it to households with higher income that would begin to start gentrifying these neighborhoods and place pressure on the tax value so that the original folks that were there, as the property values and their taxes rose, might start to be forced out, they could no longer afford the housing. So we have spent a lot of time assuring folks that we were going to use these lots to build new affordable housing. So once we sort of got over that, we got by-end from those neighborhoods, and we started to foreclose on a higher number of lots. (…)

We didn't want to displace occupants, in other words even if a person, say, owed lots of taxes but there was a house on the property that was occupied, we would not take that house. We excluded those from the program. It would only be instances where the lot was currently vacant or there were deteriorated improvements on it that we were just going to knock down.

Citation 47 – Entretien 25, Land Assemblage and Redevelopment Authority (LARA), Houston

Outre la peur d’être évincés par le renchérissement des taxes, les préoccupations portent sur la cession des propriétés acquises par la Ville. S’il est admis que les gouvernements locaux

180

recouvrent les montants qui leur sont dus, ils ne sont pas censés entrer dans une démarche spéculative. Or les programmes de vente de terrains municipaux posent la question de l’accès des résidents au foncier dans leur quartier face à des investisseurs extérieurs. La Ville de Chicago, qui dispose d’un patrimoine foncier considérable suite à la politique de démolition systématique menée dans les années 1980-1990, a lancé en 2014 une opération de mise en vente de ses terrains résidentiels pour un dollar symbolique : le Large Lots Program. Interrogés sur ce projet, la plupart des résidents de West Humboldt Park ont manifesté leur intérêt pour l’acquisition d’un terrain dans leur quartier mais aucun d’entre eux n’avait pu en bénéficier. D’une part, le programme s’adresse uniquement aux propriétaires puisqu’il requiert de posséder une parcelle dans le pâté de maisons, et exclut donc les locataires, nombreux dans les quartiers dégradés. En outre, l’obligation d’être exempt de dettes à l’égard de la ville écarte les petits propriétaires précaires qui connaissent des difficultés financières :

For the $1 open lots... You have to be a property owner, which is awesome, but you also have to be fully paid on your water bills, or any bills paid to the City. So in this case, I really wanted to purchase a lot, using my parents' deed, but unfortunately a water bill is about $2000 a year you know, and it's really hard to budget $2000 as well as every electrical and heat and regular bills. So I couldn't... And I didn't have the money to give it to my mother to pay for that, so I was like: "Maybe in another couple years..."

Citation 48 – Mary, Habitante de West Humboldt Park, Chicago

Certains résidents allaient même jusqu’à jeter le discrédit sur le programme en arguant de la mainmise des édiles locaux sur la procédure d’acquisition :

They're hard to get! They always say they're for a dollar but a lot of the aldermans and their friends got the lots, for their family members. I know about ten the alderman got! But there's no lots available when they open the program. "Because you got'em all!"

Citation 49 – Jim, Habitant de West Humboldt Park, Chicago

En définitive, l’intervention des pouvoirs publics est discutée à la fois dans son principe, dans son intensité et dans ses objectifs, de sorte qu’elle reste souvent assez limitée et que les acteurs institutionnels en viennent à déployer différentes stratégies de légitimation pour justifier leur action.

Documents relatifs