• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE II : LES ELEMENTS CONTEXTUELS

2.2. La genèse des accords : éléments de

2.2.3. Visclou : une "success story" économique de la RTT ?

L’histoire de cette entreprise de quincaillerie industrielle éclaire le contexte dans lequel se sont configurés les acteurs d’un "passage aux 35 heures" réussi, tout au moins en termes économiques, pour l’entreprise et pour le développement de l’emploi local. Née en 1947, cette petite affaire de négoce local occupait une échoppe en plein centre d’une ville moyenne ; 10 années plus tard son développement l’amenait à s’étendre et à construire un dépôt en périphérie de la ville. Expropriée de ses terrains par la Municipalité dans les années 80, elle s’excentre en zone périurbaine pour, finalement, déposer une première fois son bilan en 1982. Reprise à la barre du tribunal de commerce par des investisseurs locaux, la firme diversifie son activité en développant, notamment, un secteur aciers/parc à fer, et s’élève rapidement au rang de "grosse PME régionale" réalisant 250 MF de chiffre d’affaires avec quelques 180 salariés. Certaines dérives de gestion conduisent toutefois l’entreprise à déposer son bilan une deuxième fois en 1992.

Cette fois-ci, l’affaire se divise en deux. Le directeur commercial de l’époque et une dizaine de salariés se constituent en coopérative ouvrière et reprennent l’activité parc à fer. Une famille locale, originaire des milieux bancaires, reprend l’activité quincaillerie générale pour le bâtiment avec une petite quarantaine de salariés. Roland, le PDG actuel de Visclou, abandonne alors le direction générale d’un organisme bancaire dont il avait eu la présidence avant sa privatisation, rejoint les repreneurs, double le capital de la société par un apport personnel et prend peu à peu en mains le devenir de l’entreprise : d’une part en rétablissant la confiance des principaux banquiers et fournisseurs, d’autre part en recentrant l’activité sur le cœ ur du métier, la quincaillerie générale pour le bâtiment ; ceci, en s’appuyant sur un staff de quelques "survivants" expérimentés et volontaires de l’ancienne société.

Le vécu collectif, le charisme indiscutable et le dynamisme réfléchi du nouveau président constituent des traits saillants à prendre en compte dans l’analyse du changement chez Visclou. 7273 Car ici, la RTT version Aubry a été un acte économique calculé, réfléchi. Si Chimiprod, par exemple, n’avait aucune prise directe sur le marché, il en va différemment chez

71

Stéphane, consultant chez Consultec, opposé d’emblée à la loi sur les 35 heures dans son volet offensif - mais l’acceptant plus aisément sous sa forme défensive comme mode de défense de l’emploi- explique pourquoi en ayant vu appliquer le dispositif de Robien dans son entreprise :

"Donc, nécessité de s’engager sur un certain nombre de recrutements dans un cabinet qui sait très bien, comme le notre, qu’il est en pleine période de croissance : donc, on a fait des recrutements que, très vraisemblablement, on aurait fait quand même : tant mieux pour le cabinet, pendant 7 ans on a une baisse non négligeable des charges sociales ; je dis tant mieux pour nous, mais je trouve que c’est une façon de gérer les deniers publics qui peut tout au moins être contestée".

72

En recoupant les données d’effectifs par ancienneté, on voit que 25% du personnel actif au moment de l’accord a connu les deux dépôts de bilan ; 60% ont vécu le très lourd plan social, encore présent dans les mémoires, de 1992. L’ancienneté moyenne dans l’entreprise est proche de 12 ans.

73

Ce charisme conduit à une adhésion du personnel d’encadrement qu’aucun des six entretiens conduits dans cette entreprise ne démentira.

Visclou où tout le monde, sans exception, a une activité entièrement tournée vers le client et vers la gestion des marges commerciales. D’ailleurs, l’organisation de l’entreprise et du travail en son sein, ainsi que les modes de sélection des compétences reflètent pleinement ces orientations. En dehors d’un tout petit nombre de postes dits "fonctionnels" (comptabilité, trésorerie), le dirigeant a confié la responsabilité des postes-clé à des hommes expérimentés ayant largement acquis, au sein de l’entreprise, les compétences nécessaires à l’exercice d’un métier qui s’apprend difficilement à l’école74. Edouard, 45 ans, cadre technico-commercial le rappelle à sa façon : "...parce qu’on fait un vieux métier, quand même : quincaillier déjà, dans

le dictionnaire, c’est un très vieux mot...(..)...moi, j’ai une formation de base toute bête, j’ai un CAP ; mais le problème, c’est que dans mon métier j’ai 28 ans ; alors, en fait, le boulot, je le connais...(..) mais c’est pas évident de trouver des gens qui puissent être au moins votre homologue..". C’est pourquoi le directeur de fait de l’entreprise, sinon en titre, a passé 21 ans

dans la société et gère en direct les achats et la logistique de distribution, postes dont on connaît l’importance, tant en matière de satisfaction du client (qualité des produits, délais de livraison, gestion des approvisionnements) qu’en termes de gestion des marges (négociation des prix d’achat, détermination des prix de vente). C’est ainsi, également, que le directeur commercial possède 25 ans d’ancienneté dans l’entreprise : il connaît le métier et les clients75.

Les clients de Visclou sont (à 70%, en termes de chiffre d’affaires) des professionnels : artisans plombiers, électriciens, maçons, artisans tous corps d’état ou petites entreprises industrielles. La zone de chalandise évolue à l’intérieur d’une circonférence de 80 kilomètres autour du magasin, organisé en libre service. A l’intérieur de cette zone, le client soit se déplace pour s’approvisionner au magasin, soit se fait livrer par l’entreprise, qu’il connaisse déjà l’entreprise où qu’il achète à la suite d’une démarche des commerciaux et technico- commerciaux de la société qui sillonnent la région. L’autre partie de la clientèle est constituée de particuliers, bricoleurs avertis, recrutés par campagne radio ou par démarche auprès des comités d’entreprise de la région, qui viennent acheter au magasin..

74

Il n’est pas innocent d’indiquer, à ce sujet, que l’entreprise doit gérer et vendre (c’est à dire conseiller et prescrire) à une clientèle de professionnels 18 000 références (5 600 en quincaillerie, 4 400 en outillage, 1 800 en électricité, 2 700 en peinture, 3 400 en plomberie et chauffage). On comprend alors que les temps d’apprentissage soient longs pour acquérir une connaissance utile suffisante de tous les produits distribués. On comprend également que cette acquisition repose principalement sur le "learning by doing".

75

Schématiquement, l'entreprise s'organise en quatre grands secteurs :

• un libre service, dirigé par un cadre de 33 ans (10 ans d'ancienneté) et assurant la responsabilité de la vente en magasin ; il anime des équipes de vendeurs spécialisés par famille de produits : chauffage(2), outillage(3), quincaillerie-bois(4), plomberie-jardinage(3), électricité(2) et peinture (3), ainsi que 4 caissières, deux hôtesses d'accueil et un responsable du S.A.V. ;

• un service achats et logistique regroupant des acheteurs (2), des assistantes commerciales(2) et un magasinier principal qui assure l'encadrement de 4 préparateurs de commandes, 4 réceptionnistes, un magasinier et 3 chauffeurs-livreurs ;

• un service commercial, dont le directeur a la responsabilité d'animer 1 cadre technico- commercial, 5 commerciaux itinérants et 3 correspondanciers commerciaux (commerciaux sédentaires), en articulation avec la responsable du suivi client ;

• le chef comptable de son côté a la responsabilité d'un trésorier, une comptable, un intendant, la responsable du suivi client et le personnel d'entretien ; enfin, un cadre responsable de l'exploitation informatique et un chargé de communication complètent l'organigramme.

La décision de réduire le temps de travail et la fixation des modalités d’aménagement des horaires ont été ici clairement une affaire managériale. Roland, entouré des quelques cadres qui composent le comité de direction l’a explicitement inscrite dans la stratégie de développement de son entreprise, stratégie marquée à la fois par un redéploiement commercial important destiné à dynamiser la croissance interne, par un contrôle rigoureux des marges commerciales 76 et par une croissance externe mesurée77. L’idée était en quelque sorte de développer une offre supplémentaire dont on avait la conviction qu’elle rencontrerait la demande de la clientèle. Etant donné que le magasin de Visclou était, jusque là, ouvert à la clientèle de 8 heures à 12 heures et de 14 heures à 18 heures 30, Roland fit organiser une enquête par questionnaire : 700 questionnaires furent adressés à la clientèle ; leur dépouillement révéla une forte demande pour l’ouverture du magasin entre midi et 14 heures et une fermeture décalée d’une demi-heure le soir (19 heures au lieu de 18 heures 30). La RTT aidée dans le cadre d’une convention Aubry était alors l’occasion idéale de "repenser toute

l’organisation du travail : rotation des postes de vente au niveau des familles de produit au libre service, implications au niveau des caisses, au niveau des personnes d’entrepôt, parce qu’il faut approvisionner le plus régulièrement possible, etc.." (Roland, PDG).

A l’époque, Visclou employant moins de 50 personnes ; les salariés étaient représentés par deux délégués du personnel : un délégué pour le collège employés, un délégué pour le collège cadre. Ceux-ci entrèrent d’emblée dans le jeu de la direction, jeu d'"évangélisation" des salariés aux 35 heures qui les transforma rapidement en vecteurs essentiels de la stratégie de la direction. Roland : "J’ai divisé l’entreprise en 5 groupes de 10 et, pendant plus de 4

semaines, j’ai passé, chaque semaine, une heure et demi avec chaque groupe de 10, plus une réunion avec la totalité du personnel en fin de période pédagogique. Les délégués du personnel ont fait de même à leur niveau : je ne sais pas comment ils se sont organisés". Arlette, déléguée

du personnel pour les cadres et agents de maîtrise a connu, en 31 ans dans l’entreprise, tous ses accidents de parcours ; aussi a-t-elle volontiers participé à l’action "35 heures" en organisant

"d’abord, des petits groupes, par personnes individuelles, par services...et puis les personnes qui voulaient nous poser des questions, on a été assez ouverts au dialogue". Elle n’est d’ailleurs

pas prête à cacher son adhésion aux projets de sa nouvelle direction78 et à la politique de réduction du temps de travail : "ça a été réfléchi par la direction, par le comité de direction, les

délégués du personnel, le personnel qui a participé....qui était pour ou qui était contre".

76

La santé de l’entreprise peut être révélée par le fait qu’à la forte croissance du chiffre d’affaires correspond une expansion, plus forte encore, des marges commerciales cumulées. D’ailleurs, le résultat net de l’entreprise progresse de 40% entre 1997 et 1998

77

Visclou a racheté, au cours de l’année 1998, une quincaillerie industrielle susceptible d’apporter un gain potentiel de part de marché de 8,5%.

78

"On a une direction qui travaille pour le personnel et pour l’outil de travail que nous avons, qui veut garder l’outil de travail ; moi, ça fait 31 ans que je suis ici, j’ai connu des périples beaucoup plus houleux que çà...(..) ..la société, ça fait 6 ans qu’elle a été rachetée ; quand elle a été rachetée, il y a eu des hauts et des bas ; et donc, vous savez, c’est comme un bateau : le temps que ça se mette à flots...et là, ça fait deux ans qu’on a (Roland), qui est notre PDG, qui est un super patron..". Une

adhésion, plus exactement une confiance, tout de même considérablement renforcée par la mémoire des plans sociaux qu’a vécus l’entreprise.

Pourtant, malgré un référendum qui a indiqué une proportion de plus de 80% d’avis favorables au projet de la direction, certains salariés ont montré leurs réticences, voire leur opposition : "..ils étaient contre parce que, déjà, ils ne voulaient pas partager le

travail, ils disaient qu’ils gagnaient trop peu, que ça ne les arrangeait pas...(..)...c’était les petits salaires, mais c’était vraiment une minorité ; d’ailleurs, il y en a deux qui sont partis de l’entreprise, ils ont préféré être chômeurs79 ; au moment où l’accord devait se faire, ils n’étaient pas d’accord...c’est aberrant, mais c’est comme çà" (Arlette).

Il ne nous appartient pas de savoir si ces réactions étaient aberrantes ou pas, mais la suppression des heures supplémentaires (celles du samedi en particulier) était bel et bien un des éléments non négligeable du scénario de bouclage économique du projet (avec les aides de l’état et une compensation salariale dynamique) ; nul doute d’ailleurs que les conséquences financières de l’accord pour les salariés à bas salaires aient été de nature à freiner leur adhésion au changement de la norme de travail.

L’accord a finalement été conclus et signé par un des délégués du personnel, dûment mandaté80, en conformité avec les dispositions de la Loi Aubry, par la CFDT81. En réorganisant finement les horaires de l’ensemble du personnel et en réalisant l’embauche de 10 jeunes salariés payés au SMIC, la direction de l’entreprise a pu ainsi élargir de 2 heures et demi quotidiennes la plage d’ouverture du magasin, gagner en clientèle et en marge commerciale (l’opération se faisant quasiment à coûts non salariaux constants). Pour Roland, en résumé :

"cette opération a été un franc succès puisque l’on s’aperçoit qu’au bout de trois mois de fonctionnement de cet accord, le seul chiffre d’affaires nouveau réalisé entre 12 heures et 14 heures est de plus du triple de notre prévision initiale, donc entre 18 000 et 20 000 F., et qu’à lui seul la marge qu’il dégage finance à peu prés l’intégralité des dix embauches. Donc, le conventionnement d’état va servir à donner des moyens supplémentaires à l’entreprise, affectés à sa charge d’investissement, qui vont lui permettre de développer encore plus et de continuer à embaucher". Une "success story" du "partage", en quelque sorte.

2.2.4. Sociolog : une RTT (sociale) comme outil