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CHAPITRE III : LE COMPROMIS SUR LA NORME

3.1. Le temps de travail des cadres n’est pas strictement

En l’absence d’une entente sur la définition du temps de travail effectif, les accords laissent libre cours aux acteurs et, en cas de litige, à la jurisprudence179 pour interpréter la définition fournie -à partir d’un arrêt de la cour de cassation (Cass.soc. 7 avril 1998) et de directives européennes- par la loi du 13 juin 1998 : "La durée du travail effectif est le temps

pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles".

Ces spécifications , l’actualité récente l’a montré, ne semblent pas convenir à tous les acteurs sociaux. Pourtant, l’enjeu d’une définition du temps de travail est d’importance car il paraît difficile de prétendre réduire une quantité qui n’est pas bornée et dont, par conséquent, on ne peut établir ni mesure adéquate ni contrôle objectif. Or, le bornage du temps de travail des cadres ne va pas de soi, dit-on. Et l’on note souvent, pour illustrer la chose, que la subordination à l’employeur de cette catégorie est si diffuse qu’elle échappe inéluctablement à un lieu de travail précis pour pouvoir envahir une multiplicité d’espaces : espaces professionnels (entreprises clientes ou fournisseuses), espace des transports (avion,

179

Cf. Gilles BELIER, "Temps de travail effectif et permanence du lien de subordination", Droit Social, 1998, Vol.6, Juin 1998, pp. 530-533 : "Entre le temps effectif classique et le temps

complètement libre qui en constitue l’antithèse, un dégradé de situations peut être observé ; la mission, l’astreinte, le télétravail, par exemple, nécessitent une analyse concrète pour permettre de déterminer ce qui relève du temps libre, de la simple sujétion ou du temps de travail effectif".

train, bateau, voiture), espaces de reconstitution de la force de travail (restaurants, hôtels), espaces de formation, ou espaces domestiques, familiaux et parfois ludiques (travail au domicile, téléphonie portable, travail en vacances, etc.).

L’examen des 9 accords de RTT couverts par l’étude ne fait apparaître aucune tentative de clarification générale du temps de travail des cadres. Seuls deux accords spécifient une règle formelle d’inclusion (totale ou partielle) des temps de déplacements professionnels dans le temps de travail : celui de Consultec, dans son avenant du 15 janvier 1998 : "Les temps de déplacements des consultants sont inclus dans la durée effective du temps

de travail" ; et celui de Pharmachim qui spécifie que "les missions extérieures sont assimilées à une journée de travail, soit le nombre d’heures que le salarié aurait dû effectuer le jour considéré. Tout déplacement dans un rayon de plus de 150 km donnera lieu forfaitairement à un crédit supplémentaire portant la durée de cette journée à 10 heures. Ce crédit supplémentaire : comprend l’aller et le retour et n’est donc versé qu’une fois (le premier jour du déplacement) ; n’est pas assimilé à du temps de travail effectif et ne donne pas lieu à versement de majorations pour heures supplémentaires, de nuit, etc". Le paradoxe et l’ambiguïté de cette disposition

particulière étant d’ailleurs qu’une partie de ce temps de déplacement serait donc payée au salarié sans être reconnue comme du "temps de travail effectif".

Toutefois, bien que ne figurant pas dans le texte de l’accord mais dans le livret explicatif des 35 heures distribué au personnel par l’entreprise, Aeronef adopte, en matière de décompte des temps de travail "externes" la pratique suivante : du premier au dernier jour de mission, l’horaire pris en compte pour les cadres (forfaités) est de 8 h 56 ; "si le temps de travail

effectif excède cet horaire de référence, le salarié a la possibilité, à son retour de mission, et après accord exprès de la hiérarchie, de faire valider auprès des Ressources Humaines ce dépassement au titre des heures excédentaires".

En plein cœ ur de la question de la durée de la sujétion des cadres à l’employeur se trouvent, bien évidemment, les systèmes d’astreinte180, largement adoptés et rigoureusement réglementés par plusieurs entreprises étudiées181. On peut dire que, même si certains dispositifs dans ce domaine empêchent très sérieusement le salarié de "vaquer à ses occupations

personnelles" et fondent un envahissement certain de la vie personnelle et familiale par

l’entreprise 182, ces temps de travail là sont à peu prés les seuls à se dérouler dans un cadre assez bien normé par les acteurs sociaux. Ce qui ne signifie pas, justement, que ces normes formelles donnent sa pleine limpidité à la notion générale de "temps de travail effectif".

180

Sur ce sujet, voir en particulier : SAVATIER, Jean, "Durée du travail effectif et périodes d’inactivité au cours du travail", Droit Social, N°1, Janvier 1998.

181

Principalement Distribo, Pharmachim, Chimiprod, Urbus, Aeronef et, en cours de maturation pour les cadres, Sociolog.

182

L’accord de Pharmachim, par exemple, précise de la manière suivante les modalités de fonctionnement de l’astreinte technique : "Toute personne concernée par le régime d’astreinte

recevra un Eurosignal, ou système équivalent, lui donnant la possibilité de quitter son domicile sous réserve que le temps de trajet usine-lieu d’appel soit inférieur à 20 mn. Ce temps de trajet aller- retour est rémunéré comme temps de travail et inclut, de ce fait, les frais de transport".

Il est donc à se demander comment et pourquoi les acteurs parviennent relativement bien à se donner un cadre conventionnel précis dans une situation de travail particulière, placée sous le signe de l’aléa, de l’imprévisibilité et de la mobilisation immédiate, et ne peuvent -ou ne veulent- y parvenir dans bon nombre de contextes de travail beaucoup plus généraux et courants d’astreinte informelle183. Car, d’un certain point de vue, l’appartenance à un tableau d’astreinte organisée, n’a pas, sur la vie du salarié, qu’il soit cadre, technicien ou agent de maîtrise, de conséquences pires que l’intrusion téléphonique, aussi inattendue qu’imprévisible, du client, du patron, ou d’un confrère dans sa vie privée en dehors de son "temps de travail" : au nom de quel principe le cadre ne serait-il plus à la "disposition à l’employeur" et ne répondrait-il pas à ses "directives" lorsqu’il dépanne un client ou quand il négocie un contrat commercial le soir, chez lui, en famille, à 21 heures 30 par exemple ; et est-il sérieux de prétendre que, pendant ce temps là, il pourrait véritablement "vaquer librement à ses occupations personnelles" ?.

Pas plus qu’ils n’abordent ces questions d’astreinte informelle, les acteurs sociaux ne se préoccupent-ils de ce que l’on pourrait appeler la variété de temps de travail masqués que les cadres semblent offrir à leurs employeurs. Tout l’édifice de la législation du travail, à partir de ses règles les plus simples, se trouve menacé par des pratiques informelles visant à masquer le temps de travail derrière l’apparence de temps de récupération (repas d’affaires, repas de travail, révélant des temps de pause non pris sur des journées longues), ou des temps de vie personnelle (astreintes informelles, départs en voyage d’affaires du dimanche soir, défiant la législation sur le travail du dimanche) ou des temps de récupération (retour de mission à 23 heures et présence au bureau le lendemain matin à 9 heures)184.

Une façon de contourner la difficulté, mais aussi le coût en termes économiques, qu’il y aurait à borner une définition du temps de travail des cadres sera, nous allons le voir, l’exclusion pure et simple de la RTT de certaines catégories au nom du fait, justement, que leur travail s’exercerait plus fréquemment dans des espaces externes du type de ceux que nous venons d’évoquer '4 membres du directoire chez Consultec185, 6 membres du comité de direction chez Expersoc et 5 chez Visclou, et près de 250 cadres à forfaits tous horaires chez Aeronef). En sortant du territoire de l’usine, de l’atelier, du bureau, le temps du cadre se déplace dans un champ de subordination moins sûrement objectivable ; d’ici à l’en considérer comme exclus, il n’y a qu’un pas que plusieurs accords franchissent ouvertement, d’autres laissant planer une ambiguïté certaine qui peut conduire, pour le salarié lui-même, à un résultat identique.

183

Voir l’arrêt récent de la cour de cassation (9 décembre 1998 (Taxis/Brink’s, N°5146) : "Constitue

une astreinte, notamment, l’obligation pour un salarié, quel que soit son niveau de responsabilité dans l’entreprise, et en contrepartie de laquelle il doit percevoir une rémunération, de demeurer à son domicile ou à proximité en vue de répondre à un appel de son employeur pour effectuer un travail au service de l’entreprise".

184

Le droit du travail est pourtant sensé protéger les salariés contre ce type d’abus : temps de pause et travail du dimanche réglementés, repos minimum de 11 heures par 24 heures,etc..

185

Pascal, PDG salarié de Consultec indique que les instances du travail ont demandé au cabinet d’exclure les membres du directoire de l’accord : "çà, c’est une question de coût, en fait : c’est 4

personnes, mais ça fait 4 MF de salaires" ; on comprend dès lors que, dans le cadre d’un accord de

Robien surtout, où les exonérations de charges sont calculées au prorata des salaires, il y ait eu quelques réticences de la part de l’administration.

3.2. Une spécificité du travail des cadres inégalement reconnue