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CHAPITRE III : LE COMPROMIS SUR LA NORME

3.6. RTT des cadres et conditions de vie

Le dispositif public de réduction du temps de travail vise, en même temps que l’emploi et la modernisation des entreprises, l’"amélioration des conditions de vie et de travail" des salariés. En incluant les cadres dans son champs d’application, il est permis de penser que la loi ne tendait pas a priori à les priver du bénéfice de cette amélioration. Pourtant, les difficultés qu’éprouvent actuellement les intéressés à tirer, sur le plan de leur vie personnelle, le plein parti du dispositif laissent à penser que les accords de RTT n’ont pas forcément fixé les "bonnes règles" pour les cadres. Par ailleurs, la nature même du contrat social tripartite impliqué par le conventionnement d’Etat (et la philosophie sous-jacente du "gagnant/gagnant/gagnant") supposait un partage des coûts de la RTT (sur le mode du "donnant/donnant/donnant") entre

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Idée implicite dans cette réflexion de Francis, DRH de l’établissement de Pharmachim étudié : "Je

crois que souvent les cadres travaillent plus que ce qu’ils devraient, mais moins que ce qu’ils croient". Idée que l’on retrouve également, par exemple, chez jean, DRH de Chimiprod : "...on fait beaucoup confiance à la responsabilité de l’individu..(.)..je crois difficile de savoir quelle est la part de le charge de travail et la part de l’organisation personnelle....(..)..on n’a pas diminué des exigences en termes de résultats, on a demandé aux gens d’être plus efficaces : vous savez, des fois on perd beaucoup de temps aussi.."

l’Etat, l’entreprise et le salarié. Et les cadres, dans certains cas, ne sont pas restés sans "donner" sur le plan financier.

3.6.1. La compensation salariale des cadres, prix à payer pour la RTT

Le contrôle de la masse salariale des entreprises est notoirement une des composantes principales des stratégies compétitives, mais aussi boursières parfois, des entreprises. La pression sur les plus hauts salaires, plus particulièrement dans les entreprises où les cadres sont nombreux et/ou "chers"219, est un élément non négligeable de cette régulation. Par ailleurs, l’analyse de la valeur et les politiques de gestion des ressources humaines conduisent nombre d’entreprises à adopter des systèmes de rémunération et de carrière de plus en plus individualisés et flexibles pour la catégorie des salariés d’encadrement comme pour d’autres travailleurs non cadres. On retrouve ces deux composantes du traitement salarial des cadres dans les accords de compensation salariale de la RTT. Avec, toutefois, une certaine variété des formules retenues.

Le maintien des salaires nominaux est dominant dans six cas sur neuf étudiés. Toutefois, en dehors des cas d’Urbus et d’Expersoc, où l’on peut s’attendre à ce que les négociations annuelles de salaires intègrent malgré tout d’une certaine manière la RTT, l’évolution des rémunérations dans les années à venir est placée sous contraintes fortes220.

Ainsi, Distribo limite durant 7 ans l’évolution de sa masse salariale au "maintien du

pouvoir d’achat des salaires en niveau de l’année précédente, selon le dernier indice connu au 31 octobre (référence INSEE des 12 derniers mois". Les répercussions de cette mesure se feront

en termes d’augmentations générales pour les non cadres et individuelles pour les cadres, pour lesquels les effets supplémentaires de certains abattements sur l’ancienneté seront plus ou moins amortis par la distribution individualisée de 0,2% de leur masse salariale. En revanche, une disposition originale de cet accord réside dans la création d’une "prime individuelle de mérite" destinée à rétrocéder, mais sous une forme individualisée, aux salariés une partie des "gains

financiers liés à l’aide publique" (Albert, directeur).

D’autres accords s’engagent de la même manière dans des gels complets des salaires (Visclou) ou dans des hausses modérées (-1,25% en déduction du taux d’augmentation négocié chez Chimiprod) ou contrôlées (gel à concurrence de 2% chez Pharmachim) pour des périodes pouvant varier de 15 mois (Visclou) à 3 ans (Chimiprod)221. Ces dispositifs s’aplliquent, dans

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La plage de variation des salaires bruts mensuels pour les cadres interrogés est, en gros : 13 000 à 40 000 F.

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En revanche, il ne faut pas négliger que la plupart des entreprises étudiées distribuent, en fonction de leurs résultats, des primes d’intéressement. Dans certains cas, comme chez Visclou par exemple, où l’entreprise continue à prospérer (grâce ou malgré la RTT) après l’accord, une partie des primes supprimées (primes trimestrielles, en l’occurrence chez Visclou) seront compensées, en fin d’année, par les primes d’intéressement. Plusieurs dirigeants en tout cas ont argumenté cette péréquation (Distribo, Visclou, Expersoc).

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Le gel longue durée des rémunérations n’est pas forcément accepté par tous les cadres. Jean, DRH de Chimiprod, fait part de quelques réactions négatives et de leurs fondements : "Il y a eu des

tous ces cas, à l’ensemble du personnel et s’assortissent parfois de suppression ou de réduction d’autres avantages salariaux : prime de transport chez Chimiprod, où les jours de fractionnement des congés payés sont également supprimés, prime trimestrielle chez Visclou, prime d’ancienneté chez Expersoc.

Dans deux situations d’entreprise, on peut observer une différenciation des dispositifs salariaux, non pas par catégories de salariés, mais par tranches de rémunérations brutes annuelles. Ainsi, Sociolog , qui pose d’emblée que "le principe de

compensation salariale privilégie les salaires les plus modestes au sein de l’entreprise". Les

salariés dont le salaire annuel est inférieur à 115 KF "bénéficieront d’une progression salariale

égale à l’inflation si celle-ci est supérieure à 1% ou de 1% si l’inflation est inférieure à 1%".

Les tranches de salaires 115-160 KF verront leurs revenus limités à une progression de 1% par an ; celles de 160 à 250 KF auront leurs salaires bloqués pendant 3 ans ; les salariés dont le salaire annuel a dépassé 250 KF en 1997 "abandonnent 1% chaque année de la fraction de leur

salaire qui excède 250 0000F". Par leur niveau général de rémunération, les cadres se

trouvent donc, plus que d’autres, contributifs du système. La pénalisation salariale plus grande des salariés à salaires élevés est encore plus marquée chez Consultec où, là, les salariés contribuent plus ou moins financièrement au système à l’exception des salariés dont le salaire annuel est inférieur à 100KF ; pour les autres, -1% pour la tranche 100-210 KF, -2% de 210 à 320 KF, -3% de 320 à 450 KF ; les salariés dont la rémunération annuelle est supérieure à 450 HF "se verront appliquer un abattement de 5% de leur rémunération annuelle de base au titre

de la compensation salariale de la réduction de travail"222.

Chez Aeronef, c’est une importante partie du personnel qui participe, au prorata de son salaire, au financement de la RTT, puisque l’entreprise ne compense qu’à concurrence de 60% la perte de rémunération due à la réduction des heures travaillées ; avec toutefois un minimum forfaitaire de 190 F./heure pour les salaires inférieurs à 10 000 F. et de 170 F./heure pour tous les autres.

Sans entrer profondément dans un autre très important débat juridique soulevé par les dispositifs de RTT (débat qui ne connaît pas d’issues plus univoques que les précédents) il convient de rappeler que la perte de salaire constitue à coup sûr une "modification d’un élément essentiel du contrat de travail"223 qui, malgré le principe de la hiérarchie des normes (les clauses d’un accord collectif s’imposeraient au contrat de travail), ne serait pas opposable

je reste plus tard d’autres jours, j’ai entendu cette réaction ; d’autres réactions négatives, c’est des jeunes ingénieurs qui ont pu dire : moi, je suis là pour bosser, je veux développer ma carrière, j’ai besoin de sous, ça m’intéresse plus d’avoir mes 1.5% par an que d’avoir du temps libre ; on a eu ça. Donc, il y a des gens qui font un petit peu la fine bouche, mais c’est tout de même une très très forte minorité"

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Si l’on en croit Rémi, consultant senior chez Consultec la "pilule" de la compensation salariale n’a pas toujours été bien avalée : "Une minorité n’était pas d’accord ; d’ailleurs certains, parmi les plus

jeunes, sont partis : c’est qu’il y avait une remise à plat du contrat de travail et 4 ou 5% de baisse de la rémunération".

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Un autre débat oppose également juristes de tous bords sur la question de savoir si la modification de la durée du travail elle même, lorsqu’elle s’assortit d’une baisse de la rémunération, est opposable au salarié.

au salarié224 ; elle nécessiterait donc l’acceptation individuelle d’un nouveau contrat de travail - ou d’un avenant au contrat existant- et, si l’on en croit une jurisprudence de 1996 (arrêts Majorette et Framatome), la mise en œ uvre d’un plan social dans l’occurrence où la modification substantielle du contrat de travail concernerait plus de dix salariés. Si de nouveaux contrats de travail ont bien été proposés et signés par les cadres d’Aeronef, Visclou et Consultec -tous concernés par une contribution salariale à la RTT-, la société Sociolog, en revanche, s’est placée en position d’attente des évolutions légales ou jurisprudentielles en la matière.

3.6.2. Les contraintes du temps libéré par la RTT

Le véritable niveau auquel il est possible de mesurer les chances que la nouvelle norme formelle du temps de travail améliore les conditions de vie des cadres est celui de la marge laissée par les acteurs pour qu’il y ait une meilleure concordance entre les temporalités requises par l’employeur pour poursuivre ses objectifs de profitabilité et les temporalités propres à la vie du salarié (vie personnelle, vie familiale, vie sociale).

Les modalités conventionnelles d’encadrement du temps libéré par les accords de RTT sont intéressantes à examiner de ce point de vue. On peut d’ailleurs supposer dès le départ que la concordance recherchée sera d’autant plus favorable au salarié que ses possibilités de choix et sa marge de manœ uvre par rapport à la fixation de ses temps de liberté par rapport au travail seront importantes. Par exemple, les solutions de réduction du temps de travail dans le cadre (souvent journalier) d’horaires collectifs fixés par l’entreprise ont peu de chance de convenir à chacun. D’ailleurs, l’heure gagnée le soir, ou le matin, chez Visclou n’a apparemment pas la même "valeur" aux yeux de tous les salariés. Bruno, par exemple, correspondancier commercial dans l’entreprise, aurait volontiers porté sa préférence sur un vendredi après-midi libéré. Mais, à l’inverse, Paul, ingénieur chez Aeronef, rentre désormais encore plus tard à son domicile, ce qui le prive de toute possibilité de vie sociale après son travail (journées de travail de 9 heures augmentées d’une heure de trajet), et dispose, en contrepartie d’un nombre très important de journées du vendredi qu’il a du mal à apprécier parce qu’elles le positionnent en rupture avec son propre environnement (enfants à l’école, épouse au travail, cours du soir par définition non accessibles dans la journée, etc.).

Les formules permettant aux cadres de disposer de journées de repos, ou congés, supplémentaires pourraient a priori permettre aux intéressés de réaliser une meilleure harmonisation de leurs temps de vie. A la condition toutefois, que la liberté de positionnement de ces journées soit réelle, plus que formelle. Or, de nombreuses règles encadrent, là encore, le droit des cadres à disposer de leur temps225.

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Sur ce sujet, voir : Marie-Cécile LAUGIER-LATTES, "Modification du contrat de travail et droit disciplinaire", Droit Social, N°2, Février 1998, pp. 120 et suivantes. Voir également : "35 heures et le travail des cadres", Actes du colloque organisé par les Editions Législatives et Elégia Formation, Dictionnaire Permanent Social, Bulletin 641, 10 novembre 1998.

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Même si, dans les faits, ses règles ne sont pas toujours appliquées. Par exemple, la société Chimprod, malgré les spécifications inscrites dans l’accord, n’a jamais fixé comme elle s’en était réservé la possibilité, les jours de repos de ses salariés, leur laissant la liberté de les organiser.

Tableau 13. Contraintes sur le choix des absences

ENTREPRISES LES CLAUSES ENCADRANT LA RTT

Chimiprod Jours RTT à prendre durant les 12 mois suivant leur acquisition ; 11 jours fixés par l’entreprise ;

Distribo Planification trimestrielle des modules de travail, en modulation annuelle, par les chefs de service en intégrant les tours d’astreinte et les demandes de congés exprimées

Sociolog 2 jours de RTT fixés dans l’accord (veilles de Noël et St-Sylvestre et pont de l’Ascension) + 1 jour par mois non divisible, non reportable d’un mois sur l’autre : sur 12 jours, 5 sont au choix du salarié

Visclou 1 heure par jour fixée les lundi, mardi, mercredi, jeudi

Urbus 1 jour par mois, sous contraintes selon les services, ; capitalisables par accord avec la direction

Expersoc Modulation annuelle des absences : aucune absence de mi-avril à mi- juillet/minimum de 25 jours de CP de mi-juillet à mi-septembre/10 à 15 jours de CP ou d’absences de mi-octobre à mi-avril/17,5 à 22,5 jours fractionnés d’octobre à mi-avril par période n’excédant pas 2 jours Consultec Congés payés et congés RTT à prendre en totalité entre 1er juin de

l’année en cours et 31 mai année suivante ; demande d’absences au responsable de bureau ; délai de prévenance pour congés : 1 semaine Aeronef Horaire collectif annuel, négocié avec les organisations syndicales Pharmachim Programmation collective et calendriers par services. Contraintes sur

jours RTT : pas plus de 5 jours acquis au compteur (10 pour les postés) ; possibilités de cumul maxi : 5 jours (10 jours pour les postés)

Chez Expersoc, par exemple, aucune absence n’est autorisée entre mi-avril et mi- juillet, haute saison pour l’entreprise. Travaillant prés de 10 heures par jour à ce moment là, malgré la RTT, Colette, consultante, fait remarquer que c’est dans cette période là qu’elle aurait justement le plus besoin de temps de récupération. On retrouve, dans le tableau 13, les différentes contraintes qui encadrent la prise des jours de RTT et dont la variation, d’un accord à l’autre , reflète sans doute souvent des choix d’entreprise et des contraintes de marché (saisonnalité) : tantôt, l’entreprise fixe elle-même des jours de repos ; ailleurs, les journées de RTT ne sont pas cumulables et doivent être prises fractionnées ; dans d’autres accords, enfin la journée doit être utilisée dans le mois même de son acquisition (Sociolog). Pour cet ensemble de raisons, la nouvelle norme formelle du temps de travail est perçue de manière très mitigée par les cadres eux-mêmes.

Ainsi tracés, les compromis formels sur le temps de travail des cadres nous paraissent revêtir bon nombre de limites qui font sérieusement douter de la capacité des seules règles qu’ils déterminent à infléchir assez sensiblement les pratiques des acteurs sociaux pour que tant l’équilibre de vie du salarié que l’efficacité productive de l’entreprise s’en trouvent véritablement améliorés.