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CHAPITRE II : LES ELEMENTS CONTEXTUELS

2.2. La genèse des accords : éléments de

2.3.2. Le cas d’Expersoc : une RTT de cadres pour des cadres

2.3.2.1. Une société d’experts en croissance rapide

Tout d’abord ce cabinet qui, au début des années 80, comptait une dizaine de personnes, a connu un développement fulgurant et ininterrompu jusqu’à ce jour, qu’on le mesure à travers des indicateurs de croissance de l’activité, de la profitabilité ou de l’emploi. L’habileté et la compétence de son manager jointes à la qualité de ses experts ont fait que l’entreprise a su se positionner très rapidement sur un segment du marché du consulting qui se trouvait considérablement élargi et dynamisé par les évolutions de la législation : d’abord, par les lois Auroux de 1982, qui concrétisaient un droit d’assistance des salariés pour les comptes annuels et la situation de l’entreprise en cas de licenciement économique ; puis par les lois de 1986 sur la prévention des difficultés de l’entreprise, qui introduisaient le droit d’alerte et l’examen des comptes prévisionnels ; enfin par les évolutions de la législation sur l’introduction des nouvelles technologies. En quelques années, Expersoc devenait donc, avec prés de 200 salariés aujourd’hui, leader incontesté sur le marché français de l’expertise économique et sociale auprés des comités d’entreprise, et dans les 20 premiers cabinets de conseil français,

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Guy, 40 ans, architecte chez Sociolog, attribue cette vertu à la loi Aubry : "Pour moi, le principal

bénéfice des 35 heures, je pensais que ça serait l’emploi ; vraisemblablement, ça ne sera pas l’emploi, par contre, ça re dynamise le dialogue social et ça introduit un coin dans cette logique",

logique "du matérialisme et du constructivisme" ; pour lui, la loi Aubry conduit à une

"reconnaissance de l’individu au sein de la machine de production" et "c’est un basculement, c’est le premier signe du basculement d’une société orientée tout travail dans une société qui bascule vers l’individu".

toutes catégories confondues161.

Une deuxième série de caractéristiques fortes de l’entreprise tient à la nature même de son activité, à ses exigences temporelles et aux composantes du métier de consultant. On peut en effet schématiser l’activité d’Expersoc de la façon suivante : produire et vendre, sans démarche commerciale proprement dite162, à des comités d’entreprise une prestation de naturelle intellectuelle (rapport d’expertise et de conseil) qui sera rémunérée, non pas par le CE, mais par la direction de l’entreprise. Les prescripteurs, ceux qui choisissent de confier la prestation au cabinet, sont donc des élus au comité d’entreprises (souvent des élus syndicaux), mais la négociation des honoraires est faite avec les dirigeants. Ce qui place le produit rendu sous une double contrainte : que sa qualité soit reconnue par le prescripteur -à fins de fidélisation de la clientèle- mais que sa valeur marchande soit validée par le client -afin que la mission soit profitable-. Le prescripteur et le client ayant, par essence, des intérêts souvent divergents par rapport au produit rendu, il est aisé de deviner combien la qualité de l’expertise fournie conditionnera, non seulement la rentabilité d’une opération mais également la viabilité à terme du cabinet.

Des contraintes temporelles fortes pèsent en outre sur l’activité. En effet, certaines missions, dites récurrentes (l’examen des comptes annuels, par exemple), fortement saisonnières parce qu’elles sont liées aux délais de publication des comptes des sociétés, se reproduisent chaque année entre avril et juillet, période de charge importante donc, mais avec des contraintes temporelles de remise et de présentation des rapports suffisamment souples, relativement, pour permettre un certain lissage de l’activité. D’autres missions, en revanche, dites non récurrentes (droit d’alerte et, surtout, licenciement économique) , se caractérisent par leur imprévisibilité, leur court délai de réalisation (fixé par la loi à 22 jours) et l’imposition de la date de présentation du rapport. Ces missions ne sont donc pas programmables et peuvent aussi bien combler des creux d’activité que venir ajouter à une surcharge planifiée. Enfin, d’autres missions récurrentes, mais à temporalité décalée, pourraient permettre un meilleur lissage de l’activité du cabinet en l’absence des activités non récurrentes : il s’agit par exemple des missions sur les comités de groupe ou sur les comptes prévisionnels "révisés" (plutôt à l’automne), ou des missions d’analyse des comptes d’entreprise qui ont des exercices décalés (clôtures au 30 juin). Fort développement de la charge de travail dans une entreprise en croissance et variabilité saisonnière très accentuée et peu maîtrisable impliquaient un besoin de flexibilité très aigu de la force de travail. Dans de nombreux cabinets placés en pareille situation, cette flexibilité est assurée par la sous-traitance ou le CDD163. Tenant à assurer un certain standard de qualité, à construire une méthodologie propre, à capitaliser de l’expérience, Expersoc a fait un autre choix, laissant assurer cette flexibilité par une sur

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En termes de taille, l’écart est assez important entre les firmes leaders, qui produisent à l’échelle européenne, et les cabinets qui n’exercent leur activité que sur le territoire national. Les enjeux sociaux des entreprises se déplaçant rapidement bien au delà des frontières, l’objectif prioritaire que Christophe, son PDG, fixe aujourd’hui au cabinet est d’opérer son développement au niveau européen ; vraisemblablement par alliance ou en partenariat.

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Dans la profession des experts comptables, dont relève formellement Expersoc, tout démarchage commercial est prohibé.

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mobilisation saisonnière de ses experts ; ces derniers, en tout cas ceux qui appartenaient à la strate des anciens du cabinet, jouaient le jeu sans trop de problème au nom d’une forte implication dans un métier "social" qui avait un "sens", implication facilitée, bien souvent, par leurs origines syndicales164.

La prestation d’expertise met en jeu une fonction de production relativement simple à base de travail intellectuel fourni et d’expérience capitalisée. Les caractéristiques de l’activité, telles que précédemment décrites, orientent les types de compétences appelées par le métier : produire une prestation de qualité implique des capacités d’analyse économique, financière et sociale (compréhension des processus, établissement de diagnostics, préconisation), mais également des aptitudes rédactionnelles (rédaction du rapport et des notes de synthèse) et communicationnelles (conduite d’entretien, présentation du rapport au CE) ; mais rentabiliser la mission implique aussi de savoir, non seulement évaluer au plus juste et avec un minimum d’éléments d’appréciation a priori quel va être son coût (devis, estimation), mais encore négocier ce prix avec le client. Aussi la plupart des salariés d’Expersoc sont des cadres diplômés (grandes écoles ou université), plus ou moins impliqués dans l’ensemble de la démarche d’une mission en fonction de leur expérience. Un peu plus de 150 cadres se répartissent dans le cabinet en cinq grandes catégories de niveau de compétence : assistant, assistant confirmé, responsable de mission, responsable de mission confirmé, responsable d’unité de gestion. A la responsabilité des consultants en termes de mission, peuvent s’adjoindre également des responsabilités en terme d’animation ou de management d’équipes, soit au sein de groupes ou de bureaux (unités de gestion) soit dans des structures de diversification 'pôles sectoriels, par exemple). En termes de gestion, l’entreprise fait correspondre à chaque niveau de compétence un niveau d’objectif (en termes de chiffre d’affaires produit) et un niveau de rémunération (coût pour l’entreprise).

La notion de temps joue alors un rôle économique déterminant dans cette activité complexe et entièrement fondée sur le travail humain. Tout d’abord, elle est la base de l’échange marchand entre l’entreprise et le client : c’est un nombre de journées de travail qui est vendu (à un certain taux journalier) au client, plus ou moins important selon la complexité de la mission ; le temps objective la valeur d’échange en quelque sorte. Mais c’est aussi un temps de travail (lié à un niveau de compétences) qui est échangé entre le salarié et le cabinet. Pour le salarié, le temps réellement passé sur chaque dossier joue sur le nombre de missions qu’il sera en mesure de réaliser pour atteindre son objectif ; par ailleurs, l’écart entre la quantité de temps vendu au client et facturé par le cabinet et le temps qu’il aura réellement consacré à la production de la mission est du temps qu’il peut capitaliser et utiliser pour établir une sorte péréquation des marges d’erreur165 en temps sur les différentes missions. Une des difficultés

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Denis, délégué syndical CFDT : "les salariés qui sont dans ce cabinet ont une certaine sensibilité ;

c’est à dire que, dans le passé, cette flexibilité, cette mobilité, cette souplesse, ils la donnaient parce qu’ils adhéraient à un projet si on peut dire, à ce qu’était cette entreprise et sa réalité sociale, son sens social : donc, il y avait une adhésion, il y avait une espèce de sentiment de devoir, il y avait un sens : c’est un point important pour comprendre certains dérapages".

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Erreur, justement, d’appréciation a priori du temps nécessaire pour une mission déterminée, qui peut se traduire, soit par une mauvaise négociation des conditions de l’échange marchand, soit au contraire par la réalisation d’un "sur profit".

majeures que les acteurs rencontrent dans cette économie de l’entreprise un peu particulière, c’est que le temps dont on parle est du temps de travail, certes, mais du temps d’un travail de réflexion, d’analyse, de création, de construction intellectuelle, d’échange et de communication166. Or, par leur nature même, ces tâches là se prêtent assez mal à une évaluation temporelle même si une entreprise qui fonde sa profitabilité sur l’exploitation de ce travail là est tentée, pour assurer la maîtrise de ses ressources et de ses résultats, de les rationaliser quelque peu et de s’acheminer vers une certaine standardisation de ses produits.

Expersoc est donc confrontée aujourd’hui, comme toute PME, mais plus encore que d’autres du fait de sa croissance accélérée, aux questions de l’organisation rationnelle d’une production à grande échelle et de la gestion de ressources humaines nombreuses et spécifiques. C’est en se centrant essentiellement sur son métier, et en y développant une forme d’excellence que l’entreprise à assuré le développement d’une production de qualité et d’une image de marque lui permettant de gagner sans cesse des parts de marché. Cette centration, de l’aveu même de Christophe, PDG actuel et cheville ouvrière de l’essor de l’entreprise, a conduit sans doute à négliger certains aspects de gestion : "Bon, on a toujours eu un petit peu

tendance à sacrifier le fonctionnel plutôt que l’opérationnel dans le cabinet ; parfois à l’excès, quand on a été un peu en retard en matière de recrutement, donc un peu pris par la charge de travail : la tension que j’évoquais tout à l’heure, c’était aussi une gestion des ressources humaines un peu limite, quoi, on ne s’était pas donné les moyens du recrutement". Les

caractéristiques de l’activité, les normes de gestion et un retard pris dans l’adaptation des effectifs et des compétences167 au niveau d’activité permettent de comprendre la crise interne qui, en 1996, a conduit Expersoc à négocier sur le temps de travail.