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Chapitre II. La perception pure et l’image en soi

2.4. Le virtuel et l’autre temporalité

Prenant en considération cette tâche, revenons maintenant à la contradiction énigmatique que présente cette notion de virtuel. En effet, la contradiction en question est moins un problème que le moyen de faire coexister deux nécessités opposées.

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L’image en soi peut certes être sans être perçue, peut être présente sans être représentée, comme l’admet Bergson et comme l’exigence épistémologique le veut, mais cette présence n’est pas simple. La science décrit un monde où il n’y a apparemment pas de place pour l’image, où la présence de l’image en soi ne semble pas explicite : l’image en soi n’y serait donc présente qu’à la condition d’y être en même temps supprimée. Frédéric Worms écrit : « Le tout [de la matière] est donc perceptible et imperceptible, visible et invisible, visible en droit comme ensemble d’images, invisible en fait comme ensembled’images »120.

Bergson éclaire la précarité de cette présence de l’image par l’individualité minimale inhérente à la matière. En effet, quoique chaque point matériel de l’univers ne soit que le passage où s’entrecroisent en nombre infini des mouvements121, il doit néanmoins avoir une individualité minimale puisqu’il est distinct des autres. Sans cette individualité minimale, qui est certes toutefois immédiatement supprimée, les mouvements de l’univers ne seraient pas possibles122ν les points d’un chemin possèdent bien une certaine individualité en tant que constituant chacun ce chemin lui-même, mais alors même qu’ils le constituent, ils doivent perdre aussitôt cette individualité pour se borner à n’exister que comme une partie momentanée de ce chemin. D’ailleurs, en réalité il n’y a pas chemin au sens strict, puisqu’il ne s’agit pas d’un chemin préétabli, ni d’une trajectoire permanente que devraient suivre des mouvements qui passeraient et repasseraient par eux mais seulement d’un certain passage des mouvements eux-mêmes. Cette individualité minimale de chacun des points matériels se résout et se dissout en propagation des

120 F. Worms, Introduction à Matière et Mémoire de Bergson, op. cit., p. 54.

121 MM, p. 33.

122 Cette existence d’une individualité minimale du point matériel concerne précisément l’image en soi. Il faut qu’elle soit nécessairement présupposée quand on pense à l’univers matériel. Voir,

ibid., p. 36. Il nous semble d’ailleurs que Bergson renouvelle d’une manière très originale la

tradition d’une philosophie de la nature qui depuis Spinoza et Leibniz jusqu’à Schelling a cherché un principe supérieur qui, loin de nier la nature mécaniste de la matière, puisse au contraire fonder ce mécanisme matériel. Ainsi Leibniz trouve-t-il la limite du mécanisme dans le fait qu’« il y a, inhérente à la matière, la force même ou la puissance d’agir qui permet le passage de la métaphysique à la nature et des choses matérielles aux choses immatérielles. Cette force obéit à ses lois propres […]. Dès qu’on a établi ces principes par une recherche générale préliminaire, tout peut ensuite s’expliquer mécaniquement dans les phénomènes de la nature » (Leibniz, « Remarques sur la Partie générale des Principes de Descartes » (1692), dans

Opuscules philosophiques choisis, Paris, J. Vrin, 1959, rééd. 2001, p. 155. Sur la différence et le

commun des programmes d’une philosophie de la nature chez Spinoza et Leibniz, Deleuze a écrit quelques pages admirables. Voir G. Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris,

Minuit, 1968, p. 207-213). La singularité de Bergson réside en ce qu’il trouve le fondement du mouvement mécanique dans un apparaître du tout au, et comme, un point matériel, point matériel qui en est une partie.

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modifications reçues123. Cette individualité se fond dans le pandynamisme de l’univers. En outre, chaque point représente, concentre déjà « auparavant » en lui l’ensemble de l’univers, avant de propager les modifications qu’il a reçues dans tous les autres points, puisqu’il ne consiste qu’en cet ensemble tel qu’il est concentré en lui dans la mesure où toutes les modifications qui constituent la « substance » dynamique de l’univers sont reliées en et par lui. C’est pourquoi nous avons parlé de labyrinthe. Pour reprendre une expression spinoziste et leibnizienne, l’univers matériel est l’ensemble infiniment infini formé par ses constituants, qui contiennent, chacun à sa manière, cet ensemble en eux. En conséquence, chaque point matériel est à la fois l’ensemble et individu. Il reflète l’ensemble de l’univers en tant qu’il en exprime toutes les modifications, rassemblées en lui, mais ce reflet est également ce qui constitue et fait exister son individualité en tant que c’est ce mode-ci de refléter l’ensemble, mode propre à chacun de ces points, qui institue et constitue l’essence de son individualité.

Il nous semble qu’il y a bien là la coexistence des deux exigences de la philosophie ou épistémologie, et de la science. Cette individualité de l’image en soi n’est rien d’autre qu’une individualisation de l’ensemble, que l’ensemble individualisé, en un sens, des mouvements universels. Or, si l’on suit rigoureusement ce modèle, il s’ensuit qu’à peine apparue, cette coexistence originaire du tout et de sa partie dans cet ensemble individualisé, dans cette pars totalis disparaitra, devenant un moment passé des mouvements universels. C’est à cette condition de devoir disparaître que chaque point a pu recueillir d’être un reflet de l’ensemble de l’univers. En d’autres termes, c’est d’abord parce que chaque point fait partie du mouvement universel qu’il doit concentrer nécessairement en lui l’ensemble de ces mouvements en en faisant sa propre individualité. Sinon, il ne pourrait y avoir qu’un ensemble statique dont chaque constituant reflèterait à sa manière l’ensemble, mais il ne pourrait se faire que cet ensemble soit, comme il l’est, mouvement. C’est que la coexistence en question n’est possible qu’en admettant une non-coexistence, la résolution de l’individualité dans l’ensemble.

C’est pourquoi l’image en soi est instantanée ou plutôt hors du temps de la matière. Mais, pour le dire à l’avance, s’agissant de la chose, c’est exactement l’inverse. Le temps

123 Notons en effet que Bergson ne parle pas seulement de mouvement mais de modification. Cela suggère que le mouvement de l’univers n’est pas seulement translation mais changement qualitatif. Le choix du mot préfigure donc l’acquis du quatrième chapitre quant à la vraie figure de l’univers matériel.

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de la matière est essentiellement être hors du temps tel que nous le vivons, le temps de la matière est suite d’instants insaisissables. Réciproquement, la coexistence tout/partie dans une partie ou l’individualité comme ensemble individualisé, comme pars totalis, devient la condition nécessaire des modifications de l’univers matériel : c’est grâce aux différences minimales introduites par cette individualité disparaissante et introduites dans le tout que l’ensemble des mouvements universels peut continuer de changer de toutes les manières dont il change. Ainsi, c’est au prix de cette précarité provisoire, de la suppression immédiate de telle coexistence, qu’il peut y avoir une nouvelle coexistence, non simultanée, de tout et de partie dans une partie, dans la mesure où individualité et ensemble s’excluent l’un l’autre tout en s’impliquant mutuellement comme condition de possibilité réciproque. Pour le résumer en un mot, la coexistence tout/partie, la pars

totalis comme présence de l’image en soi est une coupe verticale124 de l’ensemble des mouvements universels. Dans cette coupe, l’ensemble jusqu’à ce moment-là est bien contenu, mais comme elle n’est que coupe de mouvements en cours, donc se poursuivant, elle n’est qu’instantanée et disparaît aussitôt apparue.

C’est ce qui caractérise la singularité de la présence de l’image en soi. L’instantanéité lui est essentielle. L’image en soi a bien un mode de présence dans le monde tel que la science le décrit, bien que la science n’en parle pas (tout en devant la supposer), mais ce n’est pas dans un présent tel que l’on se le figure. Sa présence fugitive, sa présence s’absentant, est le moteur caché insaisissable d’un mouvement universel qui doit être à la fois possible et impossible. Elle constitue l’existence à cet instant du mouvement et donc comme un arrêt de ce mouvement, l’être provisoire d’un devenir et c’est donc par sa disparition que le mouvement « retrouve » son essence de processus, de marche en avant, de progrès.

La présence étant ainsi intrinsèquement liée aussi bien au mouvement qu’à l’instant, nous sommes obligés de la penser dans la perspective du temps, ou de la durée. Il est important de noter que la matière a déjà ainsi une certaine temporalité, qui s’érige entre l’individualité-ensemble (ou comme le dit Jankélévitch, la « totalité organique ») et sa

124 Bergson rendra explicite ce point au début du chapitre II. Le plan des images décrit au chapitre I est ce que « nous obtenons à tout moment en pratiquant une coupe instantanée dans le devenir en général » (MM, p. 81). Pourtant, il reste une différence entre cette coupe instantanée et notre coupe verticale. En effet, Bergson parle dans cette citation des images actuellement perçues qui nous sont données par la pratique d’une coupe instantanée, nous parlons des images en soi dont une coupe verticale n’est pas seulement instantanée mais aussi et surtout neutralisée sans cesse.

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négation. Cette temporalité s’exprime comme moment : « La représentation est bien là, mais toujours virtuelle, neutralisée, au moment où elle passerait à l’acte […] »125. Cet étrange moment n’est cependant pas l’instant tel qu’on l’imagine, puisqu’il a malgré tout une certaine durée, marquée par la conflictualité entre les deux tendances de la matière (tendance à l’individualité-ensemble (la pars totalis) et tendance à la détotalisation). Autrement dit, on trouve dans cet instant clignotant de la présence de l’image en soi un autre rapport entre le passé et le présent que celui que la durée de l’Essai nous présentait. Cet « autre » rapport, analysé, révèle deux phases.

Tout d’abord, dans la « présence » de l’image en soi, le passé n’y est plus immanent au présent. Certes, la tendance formatrice de la pars totalis semble encore comporter quelque chose de la structure de la durée bergsonienne. Tous les mouvements reçus en elle de partout ailleurs en tant qu’ils sont la résultante à cet instant de tout le passé de l’univers coexistent bien encore en quelque sorte tels qu’ils furent dans ce point individuel. Pourtant, il faut distinguer clairement une telle coexistence de cette immanence du passé au présent que la durée bergsonienne de l’Essai nous présentait. Dans la durée, l’immanence du passé au présent empêche le passé d’y être tel qu’il fut, puisque cette immanence du passé s’y épuise dans la formation d’un nouveau présent, d’un présent qui est nouveau126. Par contre, dans l’image en soi, ce sont tous les moments du passé de l’univers matériel qui se rassemblent et qui sont en quelque sorte encore visibles tels qu’ils furent. Il faut donc réintroduire une certaine tension conflictuelle dans ce que Jankélévitch a appelé la totalité organique127.

Du point de vue du temps, entre l’individualité et la totalité il existe un décalage qui s’exprime en termes de celui qu’il y a entre le passé et le présent : le passé est tout le

125 Ibid., p. 33, nous soulignons.

126 En fait, c’est bien l’un des sens de l’interpénétration de la durée : « Quand on dit qu’un objet occupe une grande place dans l’âme, ou même qu’il y tient toute la place, on doit simplement entendre par là que son image a modifié la nuance de mille perceptions ou souvenirs, et qu’en ce sens elle les pénètre, sans pourtant s’y faire voir » (DI, p. 7, souligné par nous). Quoique, comme

nous l’avons fait, la succession temporelle en tant qu’elle est soit inséparable de son effet qualitatif, la représentabilité, la présence à la conscience de cette succession du passé en tant que telle est strictement distinguée de sa présence comme effet qualitatif.

127 Cf. V. Jankélévitch, Henri Bergson, Paris, PUF, 1959, rééd. 1999, p. 6-14. Nous avons déjà suggéré cette idée de totalité organique en employant le terme « pars totalis ». Cependant, dans la mesure où c’est dans le mouvement de la matière elle-même que nous voyons ces « des parties totales [qui] expriment chacun[e] l’ensemble complet du monde dont ils semblent être les parties » (ibid., p. 10), tandis que Jankélévitch fait de ces parties totales « le trait distinctif et vraiment inimitable des choses spirituelles » (nous soulignons), nous sommes déjà allés dans une direction autre que celle de Jankélévitch.

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présent de la pars totalis, au point de ne plus laisser aucune place au présent, et celui-ci semble ne pas pouvoir consister en autre chose que le lieu de rassemblement du passé. Pourtant, le présent y garde une certaine dimension propre en tant que cette dimension est nécessaire pour que ce rassemblement s’y cristallise en cette individualité minimale-là : Si l’on n’accordait cette dimension-là de présent à cette individualité minimale, on ne saurait plus distinguer cette individualité de ce rassemblement du passé, le présent de celle-ci ne serait que le passé concentré. Il existe une singularité individuelle comme synthèse du rassemblement du passé, qui, en témoignant d’un moment présent irréductible, donne à un point matériel une figure suis generis, même si elle se dissout aussitôt. Donc, cette coexistence de l’individualité et de l’ensemble ne dissimule pas leur différence, et celle-ci apparaît clairement comme différence entre le passé et le présent.

Mais cela pose cette question inattendue et redoutable : si le passé n’a pas un rapport harmonieux et continuel avec le présent, comme celui que la durée présuppose, qu’est-ce que devient le temps ? Comment penser un temps qui ne soit pas institué par la continuité fluante du passé au présent mais par une tension entre les deux ? Nous nous bornons à poser ces questions, sans essayer d’y répondre pour l’instant, parce qu’elles ne trouveront de réponse qu’au fur et à mesure du déploiement de la pensée bergsonienne, dans les deux chapitres suivants sur la mémoire pure, mais aussi au-delà de Matière et

Mémoire, et parce que c’est bien la formation de cette réponse que nous voulons suivre dans le développement du bergsonisme. Pour l’instant, il suffit de dégager les deux éléments qui rendent le rapport constitutif de ce temps différent de la durée. 1° le passé nous montre une tendance invasive qui en un sens menace de recouvrir le présent. Au lieu de se prolonger dans le présent pour s’y fondre, il persiste et insiste : il reste lui-même, en rongeant ainsi le présent. 2° on constate toutefois la subsistance d’un présent minimal : le nouveau dans le présent. Par conséquent subsiste néanmoins une différence entre le passé et le présent. Du présent est bien là, irréductible, tenacement dans sa différence avec le passé, et c’est à ce minimum de présent que l’individualité minimale doit son existence. Il y a là en somme une double obstination du passé et du présent, qui marque un autre rapport, un rapport de tension entre les deux.

Passons à la seconde phase du rapport présent-passé. Il s’agit de l’effet que produit cette insistance « obstinée » du passé. Cette tension entre le passé et le présent peut être résolue dans un sens qui va vers le règne du passé. Comme on vient de le voir, telle coexistence momentanée de l’individualité minimale et de l’ensemble s’efface pour faire place aux mouvements de l’ensemble : cette coexistence se résout en la continuité du

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mouvement mécanique de l’univers. On peut penser que cette continuation du passé constitue en réalité le présent même de la matière. Les mouvements universels ne constituent-ils pas l’actualité présente de la matière ? Pourtant on doit comprendre que cette actualité consiste en l’élimination de toute distinction entre passé, présent, et futur128. L’actualité de la matière est donc plutôt atemporelle, ou comme le dit Bergson, spatiale tout court. Une totale promotion du passé n’est rien d’autre qu’une transition du temporel au spatial. Une telle éventualité fait allusion pour nous à cette face obscure du passé que l’Essai n’avait pas soupçonnée tout en le suggérant129 et que notre analyse de la première phase a indiquée. Nous la considérerons de façon plus approfondie dans l’étude de la mémoire. Pour l’instant, il faut noter que cette transition au spatial est intratemporelle. Nous entrevoyons par là la possibilité de faire de l’espace une modalité du temps. Au lieu d’une distinction stricte entre durée et espace, nous trouvons là un passage, de son intérieur même, du temps à l’espace par sa spatialisation. En conséquence, l’instant de l’image en soi, structuré comme il l’est par ces deux phases, en fait quelque chose de différent non seulement de la durée bergsonienne mais aussi du temps au sens usuel, puisque cet instant aboli sitôt surgi « se situe » en quelque sorte hors de la continuité du mouvement universel : c’est en disparaissant qu’il donne lieu au temps du sens commun, qui n’est en réalité que temps spatialisé. Comme la matière bergsonienne consiste en ces instants surgis-abolis, comme elle n’est constituée que d’eux (mens momentanea), on peut dire que la matière est hors du temps. Mais il faut ne pas perdre de vue que cet être hors du temps ne signifie pas que la matière n’ait absolument aucune temporalité. Elle conserve une autre temporalité, bien que cette dernière doive disparaître pour que la matière empirique existe telle qu’elle est.

Ajoutons une brève remarque sur la relation entre ces deux phases. Pourquoi cette autre temporalité (la première phase de la tension entre insistance du passé et résistance du présent) cède-t-elle à la spatialisation comme promotion totale du passé (la seconde phase) ς Parce que le présent minimal résistant dans la première phase n’est pas suffisamment fort pour se maintenir et maintenir ainsi la tension avec le passé. Parce que

128 En fait, dès le commencement du livre, ce point est explicitement déclaré : « Toutes ces images agissent et réagissent les unes sur les autres dans toutes leurs parties élémentaires selon des lois constantes, […] et comme la science parfaite de ces lois permettrait sans doute de calculer et de prévoir ce qui se passera dans chacune de ces images, l’avenir des images doit être contenu dans leur présent et n’y rien ajouter de nouveau » (MM, p. 11, souligné par nous).

129 En fait, la face obscure du passé que nous avons entrevu dans notre étude de l’Essai réapparaît plus manifestement dans Matière et mémoire.

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cette individualité minimale se fond en conséquence dans l’ensemble extensif, ou encore, ce qui revient au même, parce que la matière se résout finalement en ensemble dissipatif se déployant en séries de mouvements mécaniques passant par son moment d’ensemble individualisé en partie totale. Cela veut dire que cette autre temporalité est en elle-même ouverte à son effondrement, ou bien qu’elle est structurée par la possibilité même de cet effondrement, effondrement qui revient à une occupation quasiment totale du présent par le passé130. C’est la raison fondamentale pour laquelle nous avons caractérisé cette autre temporalité comme tension précaire, instable entre le passé et le présent. La source de cette tension est la tendance du passé à parvenir à une totale intégration, à une assimilation sans reste du présent. Il s’ensuit cette conclusion : la neutralisation,

l’annulation de la première phase par la seconde phase est déjà inscrite dans la première phase comme sa propre tension constitutive. L’autre temporalité est le temps en tant qu’il s’expose toujours à être neutralisé par l’un de ses termes, le passé. Cela