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Commençons cette étude sur l’Essai de Bergson en posant directement l’hypothèse qui inspire notre propos. Il s’agit d’un écart textuel. Il y a selon nous dans la philosophie de la durée telle qu’elle est présentée dans l’Essai un écart textuel interne, qui dissocie son principe de son application. Quel est cet écart textuel ? Dans son avant-propos même, où Bergson d’emblée signale l’importance du lien entre spatialité et langage, un écart spatial entre les deux paragraphes qui le constituent représente symboliquement cet autre écart, textuel, dont nous parlons. Après avoir posé la question : « Quand une traduction illégitime de l’inétendu en étendu, de la qualité en quantité, a installé la contradiction au cœur même de la question posée, est-il étonnant que la contradiction se retrouve dans les solutions qu’on en donne ? » Et Bergson va à la ligne, pour continuer : « Nous avons choisi, parmi les problèmes, celui qui est commun à la métaphysique et à la psychologie, le problème de la liberté »19.

Tout se passe comme si, après avoir établi le principe qui distingue fondamentalement l’inétendu de l’étendu, Bergson avait choisi le problème de la liberté comme un exemple insigne, qui pourrait pleinement manifester la portée du principe précédemment énoncé. Comme si, à partir de ce principe, le problème éternel de la liberté était si aisément résolu qu’il en disparaissait, comme disparaît la nécessité de répondre à un problème dès lors que son inconsistance a été portée au grand jour : comment répondre encore à ce qui n’est plus, à ce qui s’est dissipé comme un mirage ? On pourrait en fait affirmer que, n’eût été réputation de sa difficulté, devenue légendaire, le problème de la liberté ne serait en quelque sorte plus rien désormais qu’un cas dissipé avec la confusion dénoncée au paragraphe précédent. On a changé d’espace. On passe à la ligne, car une page de

19 DI, p. VII.

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l’histoire de la philosophie est tournée. Le troisième chapitre de l’Essai porte le principal de son effort sur les réfutations d’erreurs philosophiques qui sont comme autant d’illustrations de la confusion dénoncée, car elles proviennent de cette ignorance principielle, celle de l’opposition fondamentale entre l’inétendu et l’étendu, autrement dit de la durée et de l’espace. Tout se passe comme si, de l’élimination de ces erreurs à la lumière de cette distinction, s’enchaînait directement la résolution du problème de la liberté, choisi presque seulement, pourrait-il sembler, pour son importance, d’où sa plus forte démonstrativité.

Or cela constitue vraiment quelque chose d’étonnant, si l’on se rappelle cette déclaration, répétée à maintes reprises par Bergson, de son opposition à tout esprit de système. « Je n’ai pas de système. Je n’ai pas un principe général dont je déduise des conséquences et qui me permette de répondre à n’importe quelle question sur n’importe quel sujet »20. Bergson commencerait le développement de sa pensée à chaque fois à neuf, à partir d’un problème particulier, et non en y appliquant un principe universel. On peut se demander dès lors, si chacun des livres ultérieurs envisage bien un problème particulier, même s’il peut avoir une portée très vaste comme celui de la relation entre l’âme et le corps ou celui de l’évolution de la vie, ce que peut être ce problème principal qu’étudie l’Essai. Est-ce celui de la nature du temps vrai, élucidée par cette distinction entre l’inétendu et l’étendu ? Ou bien celui de la réalité de la liberté ?

En effet, l’étendue du texte entier de l’Essai est divisée en fait en deux parties (sur trois chapitres), dont l’une s’attache à une étude théorique et à l’établissement d’un principe conceptuel et métaphysique, et dont l’autre est une application de ce principe, entreprise pour en montrer la portée effective et la puissance de résolution quant au problème réputé insoluble de la liberté. La découverte de la durée est donc supposée évidemment n’avoir pas été faite au cours de cette réflexion sur la liberté mais bien au cours de l’examen qui précède de la notion scientifique de temps, et elle aurait été permise par une introspection portant sur les états de conscience, ce qui ferait apparaître le problème philosophique de la liberté comme n’ayant jamais consisté qu’en une simple, quoique capitale, méconnaissance de ce qu’est la durée. Dès lors, l’un des problèmes majeurs de l’histoire de la philosophie s’étant ainsi évanoui, n’aurons-nous pas l’impression, pleine de confiance, semble penser Bergson, que tous ces autres problèmes, censés insolubles, et qui ont provoqué tant de débats interminables dans l’histoire de la

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philosophie sont solubles et comme déjà virtuellement résolus, ou plutôt dissouts, puisque a pu l’être celui de la liberté, le plus difficile de tous peut-être. Il apparaîtrait donc que le vrai problème était celui de la nature du temps, résolu par la découverte de la durée avant même que soit envisagé le problème de la liberté21. Ce dernier ne risquerait donc pas, sa cause profonde supprimée avec la confusion du temps et de la durée, ayant trouvé ainsi sa solution dans sa disparition, de pouvoir revenir remettre en question sa solution qu’est la conception de la durée. Il ne menace pas la durée, et il s’avérerait presque, rétrospectivement, n’avoir jamais été un vrai problème, mais seulement une occasion de manifester la puissance de la lumière apportée par la révélation de la durée. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’avec cette « double candidature » au rang de problème central, la structure de l’Essai diffère de celle des autres ouvrages. Quel est donc le problème central de l’Essai ?

Or, nous le demandons : ces deux problèmes sont-ils vraiment séparables d’une telle manière? Qu’en serait-il, si au contraire le problème de l’Essai tenait dans leur intrication ? Autrement dit, le Problème pourrait être que le problème de la liberté lancerait un défi redoutable au principe établi de la durée, et que la durée bergsonienne ne pourrait être comprise que moyennant ce défi qu’elle veut relever dans le problème de la liberté. Les notions de durée et de liberté se « co-appartiendraient », et la durée de l’Essai serait déterminée par celle de la liberté. La durée bergsonienne serait alors en vérité le temps de la liberté avant d’être celui de la conscience. Mais il reste cependant vrai que le problème de la liberté serait étroitement associé à une confusion sur la nature du temps et donc ne pourrait trouver sa solution que dans la durée, et qu’à sa lumière il apparaît comme un faux problème. Et cependant, il nous semble que se repose, apportée par la notion même de la durée, un nouveau problème concernant la liberté, et cette fois véritable car il est lié à l’essence de cette durée elle-même. On peut le formuler comme suit : comment penser la relation entre le passé et le présent autrement que selon le mode

21 Même si la durée était le principe à partir duquel le problème de la liberté est quasi-automatiquement résolu (il dissipe de lui-même la confusion qui suggérait l’irréalité de la liberté), nous n’aurions là que la preuve de sa puissance, et non, la garantie que tous les problèmes de la philosophie pourraient être résolus par lui. Comme Deleuze l’affirme (G. Deleuze, Le

bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 3 sq.), il faut distinguer vrais problèmes et faux problèmes. Et

ce sont de vrais problèmes ceux devant lesquels Bergson a dû reprendre à chaque fois sa réflexion philosophique, à partir de zéro, si bien que la durée ne peut pas être prise considérée comme un principe universel, général, de solution de tous les problèmes, mais peut-être seulement des faux, qui sont en fait plutôt autant de mauvaises manières de poser des problèmes, dont l’histoire de la philosophie est hantée depuis si longtemps, comme le problème du désordre et du néant absolus, ou celui du possible, selon Bergson.

30 de la causalité déterministe ?

Interrogeant sur la relation temporelle elle-même, ce problème exigera donc de revenir critiquement sur la notion même de la durée. En fait, nous pourrons dire que ce problème d’une durée menacée de déterminisme, comme sa solution, ne se dessinent qu’en creux, au travers des arguments qui en distinguent et en dissolvent le faux problème. Il nous faut donc, dépassant ce que ait apparemment cet avant-propos, aller jusqu’à déclarer : ce n’est en fait rien d’autre que le problème de la liberté qui ébranle, de son intérieur même, la notion de durée. Nous pensons que c’est seulement si l’on va jusque-là qu’il devient possible de comprendre dans toute son originalité et ses conséquences inattendues le geste bergsonien de fonder à nouveau la philosophie première. Pour anticiper, disons que cette compréhension va prendre la forme de ce que nous appelons la dialectique de la

durée.

Ainsi, il existe selon nous un écart textuel et spéculatif à l’intérieur de la philosophie du temps que présente l’Essai. D’une part, le texte sépare explicitement l’établissement de l’opposition fondamentale de la durée et de l’espace de son application au problème de la liberté, mais d’autre part, il existe et doit inévitablement exister un lien intime entre les deux. Derrière le choix, à première vue un peu arbitraire de Bergson du problème de la liberté, qui n’aurait été choisi que pour la raison extérieure alléguée qu’il est « commun à la métaphysique et à la psychologie », se tiendrait un enjeu décisif pour la compréhension de la durée. Contre ce que Bergson lui-même semble suggérer, il faut donc aller chercher une raison plus solide pour laquelle c’est bien le problème de la liberté (et nul autre) que devait rencontrer nécessairement la philosophie de la durée. L’écart est somme toute ici entre ce que le texte dit explicitement et ce qu’il signifie implicitement. Seule la perception de cet écart ruine la vision trop paresseuse qui ne verrait dans l’Essai que la tentative ambitieuse d’une philosophie première qui prétendrait fonder tout le savoir. Si c’est bien la durée qui est le principe, alors, loin de pouvoir jamais constituer ce dernier mot du philosophe qui mettrait fin à tout conflit en philosophie, elle doit bien plutôt être ce qui fraie un chemin dont la destination ne peut jamais être préalablement assurée, en commençant par se confronter au problème de sa propre constitution, de sa structure. La notion de durée, comme telle, demanderons-nous n’implique-t-elle pas une dialectique ou une odyssée de la durée ?

Il convient donc d’abord d’accéder à cette dialectique de la durée par la durée elle-même, en retraçant le mouvement de l’Essai qui la fait sortir. Puisque cette dialectique apparaît à partir de la mise au jour d’une tension interne au temps lui-même, temps tel

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qu’il est pensé par Bergson c’est-à-dire comme durée, il faut reconstruire l’Essai selon la perspective du temps pour pouvoir y voir à l’œuvre cette dialectique implicite de la durée qui lui est immanente. A nos yeux, les trois chapitres de l’Essai s’articulent en effet successivement sur les trois dimensionnels du temps, à savoir le présent, le passé et le futur. Mais il ne s’agit pas là d’une juxtaposition ni même d’une addition successive de ces dimensionnels du temps. L’essentiel réside dans la logique de la transition d’un dimensionnel à l’autre, transition qui s’accompagne chaque fois d’une réorganisation du temps lui-même. Il faut donc dire, pour être plus précis, que le présent, le passé, le futur ne sont pas simplement les dimensionnels d’un unique temps, mais proprement trois temps.

Pour bien saisir ce point dans le texte de l’Essai, prenons pour départ un passage de l’Essai, qui peut servir comme d’indication à suivre :

Or, de même que pour déterminer les rapports véritables des phénomènes physiques entre eux nous faisons abstraction de ce qui, dans notre manière de percevoir et de penser, leur répugne manifestement, ainsi, pour contempler le moi dans sa pureté originelle, la psychologie devrait éliminer ou corriger certaines formes qui portent la marque visible du monde extérieur. — Quelles sont ces formes ? Isolés les uns des autres, et considérés comme autant d’unités distinctes, les états psychologiques paraissent plus ou moins intenses. Envisagés ensuite dans leur multiplicité, ils se déroulent dans le temps, ils constituent la durée. Enfin, dans leurs rapports entre eux, et en tant qu’une certaine unité se conserve à travers leur multiplicité, ils paraissent se déterminer les uns les autres. — Intensité, durée, détermination volontaire, voilà les trois idées qu’il s’agissait d’épurer, en les débarrassant de tout ce qu’elles doivent à l’intrusion du monde sensible et, pour tout dire, à l’obsession de l’idée d’espace22.

Selon ce passage, qui en est comme une récapitulation, les trois chapitres de l’Essai ont porté successivement sur l’intensité, la durée, la détermination volontaire afin d’épurer la perception que nous nous faisons du moi et de retrouver sa véritable essence en tant qu’elle se distingue de ce qui lui vient du monde extérieur. Nous procéderons donc en suivant l’ordre successif et les thèmes de ces trois chapitres. Tout d’abord, nous allons montrer ce que sont ces « données immédiates de la conscience », et comment ces données n’ont en elles-mêmes aucun caractère quantitatif, tout en étant une multiplicité, de telle sorte que la notion d’intensité, un genre spécial de la quantité dans lequel le quantitatif et le qualitatif semblent coexister, est en réalité à dénoncer comme n’étant qu’un concept bâtard. Ensuite, nous traiterons de la notion de durée dans le cadre de la

22 DI, p. 168.

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problématique de savoir comment cette multiplicité, qui sera déterminée comme qualitative, est susceptible d’être non-numérique, malgré sa multiplicité. Dernièrement, il s’agira du problème de la liberté, qui comme on l’a dit se pose inévitablement à cette durée, et nous verrons comment sa réponse modifiera implicitement la notion de durée elle-même. Les notions de données immédiates, de durée, et de liberté sont chaque fois obtenues en en expulsant successivement et respectivement les notions d’intensité, de nombre, et de déterminisme psychologique. Mais c’est aussi parce que ces notions-là semblent d’abord comporter tour à tour ces notions-ci. Ce que nous voudrions montrer, c’est finalement le mouvement qui enchaîne ces deux séries de notions, qui se constituent par des insinuations et des exclusions. Et comme nous l’avons indiqué, ce mouvement implique également trois compréhensions du temps, qui organisent respectivement le temps autour du présent, du passé, et de l’avenir. C’est bien par ce mouvement que nous pouvons voir comment le problème de l’Essai consiste en l’intrication des deux problèmes de la durée et de la liberté.

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