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Le problème de la liberté et l’avenir

Chapitre I. La dialectique de la durée

1.3. Le problème de la liberté et l’avenir

Nous en arrivons maintenant au point que nous signalons au début de notre étude, où se produit un écart, où s’ouvre une faille dans l’Essai. Le mouvement dialectique de la singularité semblait avoir trouvé son terme avec la notion de durée ν l’itinéraire de Bergson semblait pouvoir se terminer ici. Les dispositifs conceptuels permettant de penser la durée avaient été fournis. Il semblerait donc que si le problème de la liberté est posé, c’est seulement, comme le suggère Bergson, comme un cas privilégié pour mettre de nouveau à l’épreuve leur validité. La possibilité de sa solution serait garantie en quelque sorte avant même d’attaquer le problème.

Pourtant, il se pourrait bien qu’ait été entrevu par Bergson un véritable problème dans le rapport de la durée ainsi conçue avec la liberté, et pas seulement une solution, comme il le dit. Cela aurait empêcherait en réalité l’Essai de s’achever sur la seule présentation de la notion de durée, parce que le problème de la liberté se poserait de l’intérieur même de cette notion de durée. De même que la contradiction latente dans la notion de multiplicité avait surgi d’un essai pour penser la singularité, de même une nouvelle contradiction serait apparue au cours et à cause de l’élaboration de la notion de durée elle-même. Il nous semble qu’elle porterait sur la causalité. En effet, vu la nature de la durée ainsi exposée, on pourrait se poser d’emblée cette question : si le présent est ce qu’il est du fait de l’immanence du passé en lui, n’étant que l’effet de celui-ci, cela ne conduit-il pas à un déterminisme ? Toutes les singularités ne sont-elles pas soumises à cette détermination unilatérale du présent par le passé ? Cela aurait été la question qui aurait obligé Bergson à ne pas s’arrêter. La durée ne serait pas une solution au problème de la liberté, mais un nouveau problème de la liberté serait posé à la durée, pour ainsi dire. Mais nous gardant de poser trop hâtivement de telles questions, faisons les mûrir en procédant.

Un point, au moins, est certain : sans même qu’intervienne aucune instance subjective, la durée, cette immanence du passé au présent, ne peut pas ne pas advenir

automatiquement au sens où elle se produit d’elle-même sans nulle intervention volontaire ni consciente de notre part. Cette automaticité intrinsèque à la durée est d’autant plus inéluctable que la durée est conçue comme la véritable essence du temps : le temps étant le fond de tous les êtres, la détermination-formation du présent par le passé reste hors du pouvoir de toute volonté. Notre être et notre conscience ne sont par là

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que des effets de cette durée. Si la durée est aussi l’acte de la conscience, cette activité a lieu au niveau le plus primordial, là où activité et passivité ne se scindent pas encore, là où l’activité elle-même se forme : l’acte qui fait entrer le passé dans le présent en produisant ce présent est l’acte de l’acte, archi-acte. Par rapport à ce point, remarquable est le contraste entre Bergson et Husserl. Celui-ci caractérise comme « rétention », l’acte de la conscience qui retient le passé dans le présent, celui-là choisit plutôt le terme de « prolongement ». Le passé n’est alors pas retenu par la conscience, mais se prolonge dans le présent par le simple fait qu’il existe, subsiste, demeure. Ne s’effaçant pas, il est encore là, là où il peut seulement être : dans le présent58.

En tous cas, la durée est une synthèse passive59 sur laquelle toutes les activités de la conscience s’appuient. Cette passivité nous est révélée par le fait qu’il arrive que nous ne soyons pas exactement au courant de ce qui se passe, même dans notre conscience elle-même : « Les opinions auxquelles nous tenons le plus sont celles dont nous pourrions le plus malaisément rendre compte, et les raisons mêmes par lesquelles nous les justifions sont rarement celles qui nous ont déterminés à les adopter »60. Alors qu’elles sont bien celles-là mêmes qui nous forment, les opinions auxquelles nous tenons le plus se forment pourtant à notre insu, derrière notre conscience.

Il faut donc concevoir un autre processus de la conscience, processus qui est la prise de conscience de sa propre durée. Bergson lui donne le nom d’« appropriation » : « Certes, notre caractère se modifie insensiblement tous les jours, et notre liberté en souffrirait, si ces acquisitions nouvelles venaient se greffer sur notre moi et non pas se fondre en lui. Mais, dès que cette fusion aura lieu, on devra dire que le changement survenu dans notre caractère est bien nôtre, que nous nous le sommes approprié »61. Bergson s’efforce ici de minimiser la distance entre le moi et ce qui l’a fait changer : ce changement n’est pas greffe ou insertion mais assimilation, faire sien, identifier au sens

58 Un passage de Durée et Simultanéité dont Frédéric Worms a adéquatement rappelé l’importance capitale, trop méconnue, montre explicitement cette différence entre rétention et prolongement : « [la durée] est mémoire, mais non pas mémoire personnelle, extérieure à ce qu’elle retient, distincte d’un passé dont elle assurerait la conservation ν c’est une mémoire intérieure au changement lui-même, mémoire qui prolonge l’avant dans l’après et les empêche d’être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaîtrait sans cesse » (DSi, p. 41, souligné par nous)

59 Au sens où elle se fait sans nous et à notre insu. En elle-même, elle peut bien être dite active mais nous n’y sommes pour rien, nous ne faisons pas durer la durée, c’est elle qui nous fait durer. Nous sommes fait durer. Nous sommes durés.

60 DI, p. 100.

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étymologique d’idem facere, faire, rendre même. Bergson réduit l’altérité entre la spontanéité de l’activité de la durée et la conscience proprement consciente (ou il serait peut-être plus adéquat de parler de l’altérité entre l’être de la conscience et la conscience de son être, de cet être de la conscience lui-même62) et il veut par là identifier cette appropriation à la pénétration du passé dans le présent par l’évocation de l’image fluide de la fusion.

Mais à l’encontre de l’intention de Bergson, force nous est de devoir distinguer nettement cette appropriation d’une part, et le processus de l’immanentisation du passé au présent par lequel le passé se rend immanent au présent, d’autre part. En effet, c’est seulement si cette différence est maintenue que la distinction entre moi profond et moi superficiel reste possible. Si nous vivions au fond dans la durée, si notre être se constituait exclusivement en la durée, comment la spatialisation et son moi superficiel serait-elle possible ? Comment serions-nous capables d’ignorer la durée en nous superficialisant par spatialisation, s’il n’y avait déjà une possibilité d’aliénation de soi, de distance d’avec soi dans et pour la durée elle-même ? Ce moi superficiel, ne se forme-t-il pas quand nous ne réussissons pas à nous approprier notre durée ? Bergson écrit :

Il s’en faut d’ailleurs que toutes nos idées s’incorporent ainsi à la masse de nos états de conscience. Beaucoup flottent à la surface, comme des feuilles mortes sur l’eau d’un étang. […] De ce nombre sont les idées que nous recevons toutes faites, et qui demeurent en nous sans jamais s’assimiler à notre substance, ou bien encore les idées que nous avons négligé d’entretenir, et qui se sont desséchées dans l’abandon63.

En nous il existe donc des idées non assimilées et devenues sclérosées par un manque

d’alimentation vitale de notre fait, qui relèveraient du moi superficiel.

Comment cet abandon est possible, alors que la durée est pénétration inéluctablement

spontanée du passé dans le présent ς En tant que la durée est l’essence universelle du temps, pareils délaissement et sclérose de nos idées, pareille aliénation de soi semblent par principe impossibles. Il ne peut pas y avoir un dehors du temps. Pourtant nous en avons des preuves empiriques ; le fait empirique que nous ignorions, et massivement, le comment et le pourquoi du mouvement de notre conscience nous fait constater que nous sommes à distance de notre durée. Mais ce qui en témoigne par-dessus tout, c’est bien

62 En effet, il s’agit du problème classique de la philosophie réflexive qui voit toujours un écart entre conscience pensée et conscience pensant, entre conscience thématiquement posée comme un objet de la conscience et conscience qui pense cette conscience.

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sûr l’existence même de l’Essai, que soit nécessaire une description de la durée pour nous la faire connaître, alors qu’elle nous constitue. Nous sommes coupés de notre être. L’Essai implique en lui-même par sa seule existence non seulement que la durée n’est point évidente mais qu’elle exige un effort théorique ardu pour se laisser entrevoir ν c’est donc une grande distance qu’il y a, entre cette durée et nous, philosophes contemplant cette durée. On a beau alléguer qu’il ne peut pas y avoir de distance entre durée et le sujet philosophant, puisque l’intuition de la durée n’est pas contemplation spéculative de quelque réalité transcendante, située dans les lointains, mais pure coïncidence avec son objet. Quoi de plus simple de coïncider avec ce qu’on est ? Y a-t-il quoi que ce soit à faire pour cela ? Pour parler rigoureusement cependant, cette coïncidence ne sera que le résultat de l’intuition, si elle advient jamais, et le cœur de la démarche bergsonienne semble tenir dans l’effort vers cette coïncidence, cette intuition étant en effet décrite comme le fruit d’un effort qui revient à tenter de supprimer la distance entre durée et sujet philosophant. Qu’il faille cet effort, cela prouve déjà la distance à supprimer.

Ainsi la spontanéité de la durée nous conduit au constat d’une distance interne à la durée, et la question est maintenant de trouver le moment réflexif où cette distance, que l’Essai lui-même présuppose, figure dans l’Essai. La transition tacite de deux multiplicités à deux moi (« deux aspects de la vie consciente »64) prend ici toute son importance. Il semble tout d’abord que la multiplicité numérique porte sur les choses extérieures, tandis que la multiplicité qualitative, sentie, serait proprement celle de notre conscience ; les états de conscience se constituent en une multiplicité qualitative, et les états de choses en une multiplicité numérique. Par conséquent, si l’on considérait les états de conscience dans la perspective d’une multiplicité numérique, ceux-ci, dénaturés, ne seraient plus alors que « l’ombre » d’eux-mêmes, et une illusion de la conscience, si par là elle croyait alors se voir telle qu’elle est. Mais cette ombre trouverait quelque réalité, quand un second moi se formerait, comme effet de cette optique, de cette façon de voir illusoire que la conscience peut avoir d’elle-même. Cette vision spatialisante que la conscience se donne d’elle-même ne produit alors pas seulement une simple auto-méconnaissance de la conscience, ou plutôt du fond de la conscience, qui est durée, mais aussi une réalité psychique qui est « réelle » en tant qu’elle est crue telle, et produit en conséquence des effets bien réels : le moi superficiel :

64 Ibid., p. 95.

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Mais à mesure que se réalise plus complètement les conditions de la vie sociale, à mesure aussi s’accentue davantage le courant qui emporte nos états de conscience du dedans au dehors : petit à petit ces états se transforment en objets ou en choses ; ils ne se détachent pas seulement les uns des autres, mais encore de nous. Nous ne les apercevons plus alors que dans le milieu homogène où nous en avons figé l’image et à travers le mot qui leur prête sa banale coloration. Ainsi se forme un second moi […]65.

Ainsi, les deux points de vue pris sur les états de conscience se transforment en deux formes, en deux sortes d’états de conscience, dont les uns ne sont pas nombrables et s’appellent « les états de conscience profonds », et dont les autres sont nombrables, séparables, et forment la surface de la conscience. En d’autres termes, on trouve ici un moment véritablement réflexif où la distance entre l’objet (les états de conscience) et le sujet qui les contemple (sujet qui peut être l’un ou l’autre de ces deux points de vue profond ou superficiel) s’intériorise et se « concrétise » dans l’objet lui-même ; même le sujet philosophant ne serait pas capable de sortir de la scène que jouent ces deux moi. Sa pensée se meut dans un mouvement allant de son moi superficiel à son moi profond.

Il faut souligner que cette division vient de l’idée rigoureusement poursuivie de l’immanence. La pensée sur la durée, qu’elle spatialise celle-ci en états de conscience distincts, séparés, nombrables ou bien qu’elle suive l’intuition qui les lui a montrés en réalité fusionnels, non dénombrables, ne manque pas d’affecter en retour la durée ; cette pensée est aussi une durée. La durée n’ayant pas de dehors, derrière la pensée de la durée, il y a la durée de cette pensée, la durée qui garde la marque de cette pensée. C’est ce que les expressions « la qualité de la quantité, non pas la quantité de la qualité », ou « la sensation d’accroissement plutôt que l’accroissement de sensation » impliquent. « La durée de la pensée plutôt que la pensée de la durée » : la distinction de deux moi se produit quand la durée est ainsi doublée de pensée. Quand on pense la durée sur le mode de la multiplicité numérique, en la spatialisant, la durée de cette pensée forme le moi superficiel. Sans cette pensée spatialisante de la durée, le moi superficiel ne viendrait jamais à exister.

Alors, une question se pose nécessairement : quel est donc l’effet d’une pensée non numérisante, non spatialisante de la durée ? Quel moi se forme, et d’ailleurs peut-il et comment encore se former quand on a l’intuition de la durée, du moi profond ς C’est la question qui est exigée par la lecture du troisième chapitre de l’Essai. Il faut remarquer

65 Ibid., p. 103.

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encore une fois que celle-ci se pose depuis l’intérieur même de la notion de durée. La

place du problème de la liberté se trouve ici, puisque le problème de savoir quel est l’effet de la pensée de la durée sur la durée est bien celui de savoir comment le sujet pensant, en réfléchissant sur sa durée, affecte cette durée elle-même. Il s’agit au moins d’une détermination subjective, sinon d’une détermination volontaire. C’est l’immanence radicale de la durée, qui doit donc inclure la pensée d’elle-même en elle, qui fait surgir l’instance subjective du monde primordial des singularités.

Or, si nous avons ainsi établi la nécessité interne de poser encore la question de la liberté à partir de, et selon la pensée de la durée, il est d’autant plus important de se demander ce qui, précisément, constitue dans cette nécessité ce qui oblige à poser cette question. C’est au fond la différence, l’opposition entre les deux points de vue constitutifs de deux moi, à savoir la durée et l’espace. Cette opposition commande que le moi profond, qui se forme par et selon l’intuition de la durée, doive être différent du moi superficiel, généré par et selon une pensée spatialisante. Cela implique, ou présuppose au contraire, une possibilité dangereuse de les mêler. En effet, le fait de venir de reconnaître une réalité au moi superficiel comme forme de la durée, cette forme, ne serait-elle qu’une déformation d’un moi plus profond, qui se produit sous l’effet de la pensée spatialisant, signifie que la spatialité s’est insinuée de nouveau dans la durée ! La spatialité revêtira cette fois la forme de la détermination mécanique du présent par le passé, parce que le moi superficiel suit la logique de la chose, est un moi figé, répétitif, « matériel ». Puisque, sous les yeux de la pensée spatialisante, les états de conscience deviennent autant de choses distinctes, la détermination des états présents par les états passés, détermination par laquelle le moi superficiel est formé, ne manquera pas d’avoir à ses yeux et de devenir aussi en conséquence le mode d’une détermination mécanique, celle qui vaut pour les choses inertes. Cela s’exprime par cette formule apparemment simple du déterminisme psychique, « les états de conscience postérieurs sont déterminés par les états de conscience antérieurs ». Ainsi, le déterminisme psychique ou la causalité déterministe du présent par le passé est bien une seconde forme de la spatialité qui s’insinue dans la durée elle-même et qui peut la « mécaniser ». Le risque de comprendre l’immanence du passé dans le présent comme une relation de détermination unilatérale et mécanique, et de supprimer par là la liberté, pose la nécessité de concevoir et d’élaborer, pour pouvoir penser sa possibilité, une autre relation entre le passé et le présent.

Nous voyons ainsi comment le problème de la liberté en vient à se poser à l’intérieur même de la notion de durée. C’est en vertu de la transition qui s’effectue de deux points

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de vue sur la durée à deux moi, qui renvoient au fond à deux formes de la durée. Cette transition est aussi celle qui va du monde primordial des singularités à la subjectivité qui se forme sur le fond d’un tel monde au travers de l’opération d’appropriation. En conséquence de cela, se produit un écart tacite entre les deux premiers chapitres et le troisième chapitre, écart qui équivaut à celui qu’il y a entre la singularité et la subjectivité.

En revanche, la transition de la singularité à la durée est continue et intrinsèque. La durée est la notion dont la compréhension est exigée pour que la structure de la singularité ne soit pas conçue comme quantitative, numérique ; la durée montre comment la singularité est l’effet du temps, comment elle est le produit de l’immanence du passé dans le présent ; elle est la notion exigée pour pouvoir penser cette multiplicité qualitative sentie qui constitue la singularité sans qu’intervienne la notion de nombre. Le nombre est un avatar de la spatialité, et si cette spatialité pénètre dans la compréhension de la singularité sous la forme du nombre, après en avoir été expulsée par la critique de la notion d’intensité, c’est en raison de notre habitude de penser. Avec la durée, il s’agit de purifier notre pensée. Le nombre est le moyen par lequel nous pouvons penser les objets, et le risque était dès lors inévitable de déformer la singularité en y introduisant le nombre, devenu tendance naturelle de notre pensée. La notion de la durée est le dispositif conceptuel élaboré à partir de l’intuition des expériences temporelles, en vue de surmonter cette tendance. En somme, les deux premiers chapitres de l’Essai constituent selon nous une dialectique interne de la pensée, qui veut par là surmonter une tendance naturelle qui lui est propre afin de pouvoir saisir ce qui est tel que cela est.