• Aucun résultat trouvé

De la durée à la vie : une dialectique entre métaphysique et politique chez Bergson

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "De la durée à la vie : une dialectique entre métaphysique et politique chez Bergson"

Copied!
497
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: tel-01365947

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01365947

Submitted on 13 Sep 2016

HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

De la durée à la vie : une dialectique entre métaphysique

et politique chez Bergson

Jae-Hyung Joo

To cite this version:

Jae-Hyung Joo. De la durée à la vie : une dialectique entre métaphysique et politique chez Berg-son. Philosophie. Université Paris sciences et lettres, 2016. Français. �NNT : 2016PSLEE001�. �tel-01365947�

(2)

THESE DE DOCTORAT

de l’Université de recherche

Paris Sciences et Lettres

 –

PSL Research University

préparée à

l’Ecole normale supérieure

DE LA DUREE A LA VIE

Une Dialectique entre

Métaphysique et Politique chez Bergson

par Jae-Hyung JOO

Ecole doctorale n°540

Spécialité

 : Philosophie

Soutenue le 22.01.2016

Composition du Jury : M. Paul-Antoine Miquel Université Toulouse Président du jury M. Frédéric Worms Ecole normal supérieure Directeur de thèse

Mme. Florence Caeymaex Université Liège

Membre du jury M. Arnaud François Université Poitiers Membre du jury

(3)
(4)

DE LA DUREE A LA VIE

UNE DIALECTIQUE ENTRE

(5)
(6)

R

EMERCIEMENTS

Mes remerciements vont d’abord à mon professeur, Frédéric Worms, qui m’a soutenu constamment par sa précieuse amitié et sa bienveillante générosité. Je lui dois le meilleur de ce que j’ai pu penser et écrire.

Je suis particulièrement reconnaissant à M. Laurent Chouteau pour sa lecture lucide, son examen précis, et nos discussions passionnantes sans lesquels je n’aurais pas pu finir cette recherche. Et je remercie mes deux chères collègues, Seo-Young So, qui m’a donné l’impulsion nécessaire pour poursuivre ce travail par la lecture de sa première version, et Jee-Sun Rhee, qui m’a aidé particulièrement par ses connaissances philologiques.

Je remercie la Kim Hee-Kyung Scholarship Foundation for European Humanities de Corée du Sud qui m’a accordé un généreux financement pour pouvoir mener à bien ce travail. Je remercie mes amis et collègues coréens de l’Association des étudiants coréens de la philosophie française, pour leur amitié inappréciable.

Je remercie mes parents, qui m’ont attendu avec une patience inimaginable, et à qui je dois tout ce que je suis. Je remercie enfin Young-hye Yang, dont la confiance en moi et l’amour invariables rendent possibles ce que je serai, ainsi que Yang-Joo, qui m’a toujours accompagné de son regard silencieux.

(7)

R

ESUME

L’évolution du bergsonisme semble aller de la durée à la vie. C’est que dans

L’Evolution créatrice, après ses deux premiers ouvrages, Bergson découvre que la vie

elle-même dure, d’une manière au moins analogue à celle dont notre conscience dure. Pourtant, sous cette apparence de continuité, le bergsonisme pourrait bien receler quelques écarts, et même ruptures, entre durée et vie. Notre étude commence par cette hypothèse d’une discontinuité implicite dans sa pensée, et consiste d’abord à repérer des ruptures possibles entre durée et vie dans ses quatre ouvrages majeurs. Nous faisons apparaître ces ruptures en rendant manifestes des écarts textuels au sein de ces quatre ouvrages, chez tous quoique différemment. Nous en méditons la signification, non seulement pour la compréhension du bergsonisme mais aussi pour toute la philosophie. Cette étude veut établir deux points : 1° chez Bergson l’évolution de la vie manifeste un

temps autre que la durée, temps qui se tisse nécessairement avec une certaine spatialité. Nous nommons la logique propre à ce temps du développement de la vie « dialectique de

la vie ». 2° La conséquence ultime de cette dialectique de la vie advient dans le moment réflexif où le sujet, réalisant cette dialectique, s’engage sciemment dans ce mouvement de la vie, étant aussi un vivant. Ce moment réflexif est alors le moment de notre présent, où s’ouvre à nous la politique comme champ de l’action commune de décider l’avenir. Ainsi, la dialectique de la vie nous conduit à la politique.

(8)

ABSTRACT

From the duration to the life :

a Dialectic between Metaphysics and Politics in Bergson

The evolution of Bergsonism seems to be going from durée (duration) to life. In his

Creative Evolution, after his first two works, Bergson discovered indeed that life endures, in an at least similar way our consciousness does. Yet, beneath this appearance of continuity, Bergsonism might well conceal some gaps, or even breaks between durée and life. Our study, beginning with this assumption of a discontinuity in his thought, first consists in trying to identify these potential breaks between durée and life in his four major works. We show these ruptures by making plain textual breaks inside each of these four books, all of them, but each one in a different way. We discuss their significance, not only for an understanding of Bergsonism but also for Philosophy as a Whole. We want to establish by this study two points: 1. In Bergson, the evolution of life manifests a time which is alien to durée, a time which necessarily is woven with some spatiality. We name the logic characteristic of this time of life the "dialectic of life." 2. The ultimate consequence of this dialectic of life occurs in the reflexive moment when the subject, as he realizes this dialectic, commits himself knowingly to this movement of life, as he himself belongs to the living. This reflexive moment is the very moment of our present, where Politics as the field of the common action for deciding the future opens up to use. This is how the dialectic of life leads us to Politics.

(9)
(10)

A

BREVIATIONS

DI Essai sur les données immédiates de la conscience

MM Matière et mémoire R Rire

EC L’Evolution créatrice ES L’Energie spirituelle DSi Durée et simultanéité

DS Les Deux Sources de la morale et de la religion PM La Pensée et le mouvant

M Mélanges

(11)

1

T

ABLE DES MATIERES

R

EMERCIEMENTS

···

IV

R

ESUME

···

V

A

BREVIATIONS

···

VIII

T

ABLE DES MATIERES

··· 1

I

NTRODUCTION

··· 5

0.1.Bergson ne s’arrêtant pas… ... 5

0.2.L'hypothèse d’une dialectique de la vie entre métaphysique et politique chez Bergson ... 11

0.3.Contre ou avec Bergson ? : La méthode de l’indice de la rupture textuelle ... 21

I.

DE LA DUREE ··· 26

P

REMIERE

P

ARTIE

.

L

A

D

IALECTIQUE

D

E

L

A

D

UREE DE L

’E

SSAI

··· 27

Le problème de l’Essai ... 27

Chapitre I. La dialectique de la durée ··· 33

1.1.L’état de conscience, la singularité et le présent ... 33

1.2.Multiplicité qualitative et durée ... 47

1.3.Le problème de la liberté et l’avenir ... 57

D

EUXIEME

P

ARTIE

.

L

ES DEUX DIALECTIQUES DE

M

ATIERE ET MEMOIRE

··· 75

Un deuxième essai de Bergson... 75

Chapitre II. La perception pure et l’image en soi ··· 80

2.1.La déduction de la nécessité de la perception ... 80

2.2.Un « réalisme réflexif » ... 86

2.3.Les deux exigences du réalisme réflexif ... 93

2.4.Le virtuel et l’autre temporalité ... 97

2.5.L’élucidation finale de la représentation perceptive ... 104

2.6.Les deux lectures de la théorie de la perception pure, et l’affection ... 109

(12)

2

. . L’importance de la mémoire et les deux dialectiques ...120

. . L’autre temporalité et le paradoxe du présent idéal ...127

3.3. Une théorie de la temporalisation ...130

3.4. Présent vécu et temporalisation ...147

3.5. Le passé à partir du présent ...165

3.6. Le passé en lui-même : l’« image invisible » ...173

. . L’« image invisible » : un schéma dynamique ...177

. . L’être passé de l’« image invisible » ...187

3.9. Une temporalisation à partir du passé ...193

Chapitre IV. Vie et durée : au-delà des images ou entre les images ? ·· 206

4.1. Un monisme de la durée ou une synthèse par la durée ...206

4.2. La tension irréductible ...215

. . Les deux dialectiques à propos de l’image ...220

II. A LA VIE ··· 228

T

ROISIEME

P

ARTIE

.

L

A DIALECTIQUE DE LA VIE DANS

L’E

VOLUTION CREATRICE

··· 229

Dialectique de la vie, histoire de la vie ...229

Chapitre V. La durée et la vie ··· 237

5.1. Une réévaluation de la structure conceptuelle de la durée ...237

5.2. La vie comme limite de la généralisation de la durée ...242

5.3. L’ambiguïté de la relation entre vie et matière...251

Chapitre VI. De la fondation de la science à la vie comme son fondement ··· 256

. . L’entreprise globale de L’Evolution créatrice ...256

. . L’idée de désordre et la critique de la théorie de la connaissance ...265

. . Le problème de l’induction : l’origine de la croyance à la causalité 271 6.4. Le problème de la déduction : la nécessité géométrique ...278

. . L’équivalence entre interruption et inversion : l’obscurité de la genèse par privation ...287

Chapitre VII. Un nouveau concept de la vie ··· 303

. . L’image de la vie originaire : l’immanence de la tendance matérielle à la vie ...303

. . L’image de la source terrestre de la vie ...308

(13)

3

. . De la tension de la vie à l’histoire de la vie ... 323

Chapitre VIII. L’historicité de la vie ··· 330

. . L’unicité de l’histoire de la vie ... 330

8.2. Une communauté « affective » ... 335

8.3. Le déploiement de l'historicité de la vie ... 343

. . L’histoire de la vie comme ensemble des déterminations des tendances ... 350

. . L’histoire de la vie comme rapport temporel entre un passé et plusieurs présents ... 357

8.6. Le « finalisme rectifié » de Bergson et l’historicité de la vie ... 364

. . La temporalisation propre à l’historicité de la vie : la contemporanéité ... 370

8.8. La transformation de la philosophie par le temps de la vie ... 376

. . L’histoire de la pensée comme histoire de l’homme lui-même ... 380

Q

UATRIEME

P

ARTIE

.

L

A POLITIQUE

,

ENTRE

L

ES

D

EUX

S

OURCES DE LA MORALE ET DE LA RELIGION

··· 387

La place de la politique dans Les Deux Sources ... 387

Chapitre IX. La société close et la politique ··· 397

. . La naissance de l’homme ou l’essence de l’homme ... 397

. . Le pouvoir formateur de l’obligation sociale ... 400

9.3. Une anthropologie biologico-métaphysique : vivant impossible, vivant communautaire ... 404

9.4. Instinct virtuel ou « virtuel d’instinct » ... 415

9.5. Etre communautaire et « virtuel d’instinct » ... 421

. . Un second virtuel d’instinct : la religion statique ou l’idéologie... 427

Chapitre X. Les deux politiques ··· 441

10.1. La société close ou société pour la guerre ... 441

10.2. Le pouvoir politique ... 448

. . La démocratie et la possibilité d’une politique positive ... 456

C

ONCLUSION

··· 473

(14)
(15)

5

I

NTRODUCTION

0.1.

Bergson ne s’arrêtant pas…

Bergson ne s’arrêtant pas. C’est un Bergson que nous voudrions étudier, présenter,

faire apparaître, et donc prolonger, voire construire. Peut-on se contenter, s’agissant d’un philosophe de la durée, qui affirme que le changement est la seule réalité substantielle, si l’on veut lui être fidèle, de répéter Bergson ς L’enjeu est de mesurer l’effet et la conséquence de cette affirmation, que le changement est la seule réalité substantielle, sur la pensée de celui qui l’affirme. En fait, une telle déclaration de l’universalité ontologique du changement ne peut être donnée une fois pour toutes, comme un axiome qui serait posé sans que son évidence apodictique ne puisse jamais être mise en doute. Il lui faut au contraire une dialectique1 qui sans cesse puisse l’assurer en l’argumentant, pour tenter de le démontrer, comme pourrait l’être un théorème, dialectique que le premier ouvrage de Bergson, L’Essai sur les données immédiates, commence à mettre en

œuvre, dans des limites explicites qui en restreignent la portée au domaine des états psychologiques (quoique ces états ne sont pas ceux d’un moi seulement subjectif, même solipsiste comme nous allons le montrer), mais qui sera progressivement élargie pour finalement porter sur l’ensemble des êtres avec les ouvrages suivants.

Cependant, quand nous parlons de l’effet et des conséquences de l’affirmation susdite sur la pensée de l’auteur lui-même, ce n’est pas seulement parce que cette affirmation devrait sans cesse tenter de s’établir par un processus de pensée dialectique. C’est parce qu’un problème ou un paradoxe évident et simple est aussitôt inévitablement posé par une pareille tentative de démonstration de l’universalité du changement. Si les arguments et les démonstrations de Bergson étaient validés, s’il s’avérait que la vérité en ontologie, n’est pas seulement que tout change, mais, plus radicalement, que seul existe le

1 Nous allons l’occasion de développer notre usage du terme « dialectique ». Pour l’instant, ce terme est employé au sens que Bergson définit lui-même.

(16)

6

changement, alors cette affirmation la plus universelle ne s’en révélerait pas moins être la plus pauvre de sens, presque insignifiante. Sans parler du paradoxe de l’invariabilité de l’énoncé lui-même au milieu de ce changement dont il affirme pourtant l’universalité (pour que l’affirmation soit vraie, il faudrait que l’idée ou la pensée exprimée par cette affirmation puisse se situer et demeurer hors de ce changement universel qui comme tel ne peut tolérer d’exception. Certains y verraient une contradiction performative entre le contenu de l’énoncé et l’énoncé lui-même), sans parler donc de ce paradoxe, il faut bien avouer que la certitude, désormais, que tout es bel et bien changement, ne nous apprendrait pas grand-chose, ne nous apporterait guère d’informations inédites. L’affirmation en question n’aurait de sens que comme la négation de l’affirmation contraire, celle qui dit que rien ne change ou qu’il y a quelques choses, certaines choses qui ne changent pas. Or, la démarche procédant à la démonstration empêche que soit ainsi donné du sens par la négation de son opposé, parce que la démarche de cette affirmation consiste précisément déjà à infirmer cet opposé, si bien que, si cette affirmation doit avoir un sens, elle exige de nous que nous le trouvions en elle-même, dans cette affirmation toute seule, et non pas dans son contraste avec l’affirmation contraire. Or nous sommes laissés, avec cette « affirmation toute seule », devant l’énoncé le plus abstrait qui soit, où le changement énoncé, si vide par son universalité, ne désigne aucun changement réel, concret, qui pourrait faire véritablement sens pour nous. C’était d’ailleurs bien là le point que la critique virulente de Politzer prenait pour cible :

Le schéma de la durée est, considéré en lui-même, un schéma indifférent : il n’est pas psychologique plutôt que biologique ou physique, mais il pourra recevoir successivement chacune de ces applications. La durée deviendra une expérience psychologique dans la mesure où l’on transposera conformément à ce schéma les données de la psychologie classique, et il en sera de même pour la biologie et pour la physique2.

Politzer caractérise la démarche de pensée de Bergson par son formalisme et son réalisme, en ce sens que Bergson ne traite que du mode général de l’acte libre, que de la relation générale définissant une série temporelle, etc., et qu’il le fait comme s’il considérait la liberté, l’homme ou la vie comme une chose, pour réalité sur laquelle on pourrait prendre un point de vue « en troisième personne »3. Bien que l’on puisse estimer

2 George Politzer, La Fin d’une parade philosophique : le bergsonisme (1929), dans Contre

Bergson et quelques autres. Ecrits philosophiques 1924-1939, Paris, Flammarion, 2013, p. 180.

(17)

7

très contestable de comprendre ainsi la durée comme un schéma qui serait indifféremment applicable à tout, comme une « clef universelle », reproche déjà fait à la dialectique hégélienne par Schopenhauer notamment. Cette critique de Politzer garde malgré tout une certaine pertinence, dans la mesure où il est vrai qu’en étendant la portée de la durée à tous les domaines et en la distribuant à tous les niveaux ontologiques du monde, Bergson court le risque d’aboutir à l’extrême pauvreté d’une telle généralisation. Si tout dure sans exception, la notion d’une pareille durée ainsi généralisée ne signifierait plus que la relation assez formelle d’un certain prolongement du passé dans le présent. On n’aurait guère plus qu’une définition nominale.

Or Bergson a lui-même critiqué la pauvreté sémantique de telles généralisations ontologiques4ς Pour lui, la durée n’est jamais un schéma général. Dans un entretien avec Jean de la Harpe, il éclaire quel rôle a eu la durée dans ses recherches :

J’ai fait chacun de mes livres en oubliant tous les autres. Je me plonge dans la méditation d’un problème ; je pars de la durée et je cherche à éclairer ce problème, soit par contraste, soit par similitude avec elle. Malheureusement, voyez-vous, mes livres ne sont pas toujours cohérents entre eux : le « temps » de L’Evolution

créatrice ne « colle » pas avec celui des Données immédiates5.

Ainsi, Bergson dit qu’il oublie tout d’abord les acquis précédents, parce que chaque nouveau problème doit être abordé en tant que tel, pour lui-même, indépendamment. « Partir de la durée », expression étrange, il est vrai, ne consiste pas à la prendre comme un moule pour couper tout ce qui dépasse au nom de quelque chose de préétabli. La durée ne préexiste pas comme un schéma indifférent à son contenu, qui vaut a priori dès avant les recherches et quel que soit le problème traité. Lorsque Bergson invoque la notion de durée, ce n’est pas pour l’appliquer automatiquement à chaque problème. La durée est plutôt comme une boussole, comme le sens et le sentiment du réel qui peut orienter sa pensée dans le domaine réellement inconnu au départ qu’ouvre chaque problème nouveau. De ce fait, il peut y avoir non seulement des similitudes avec la durée, mais aussi des oppositions, des différences, que le mot « contraste » implique. Au lieu de la continuité, Bergson avoue l’incohérence dans son œuvre. A l’encontre donc de ce que prétend Politzer, qui ne voit dans les trois livres majeurs de Bergson qu’autant

4 « Le mot peut avoir un sens défini quand il désigne une chose ; il le perd dès que vous

l’appliquez à toutes choses » (PM, p. 49).

5 J. de la Harpe, « Souvenirs personnels », dans A. Béguin et P. Thévenaz (dir.), Henri Bergson.

(18)

8

d’applications simples et répétitives de la notion de durée aux divers domaines de la philosophie, Bergson constate franchement un désaccord entre L’Essai et L’Evolution créatrice, précisément concernant la notion de temps elle-même. L’Evolution créatrice présente un autre temps que la durée de L’Essai.

Ce désaccord lui-même, c’est-à-dire cet autre temps de la vie est la réplique à la critique de Politzer, mais il amène à réexaminer le risque inhérent à l’affirmation de l’universalité ontologique du changement. Bien entendu, il ne faudrait pas non plus, excès inverse, exagérer la discontinuité dans la pensée de Bergson. Au contraire, sa pensée montre bel et bien une grande continuité, et une forte cohérence. Sa pensée se caractérisera donc jusqu’au bout, par la durée. Mais il n’en reste pas moins que la critique de Politzer garde malgré tout une certaine pertinence, et nous trouvons cette pertinence dans ce que garde de pauvre universalité un peu vide d’un pandynamisme. D’ailleurs Bergson reconnaît lui-même quelque incohérence, partielle mais non moins importante et signifiante, concernant la notion du temps. En somme, d’une part l’on constate la continuité d’une même pensée chez Bergson, mais d’autre part, la discontinuité exigée pour éviter la pauvreté d’un pandynamisme et cette exigence peut être liée à la reconnaissance d’une discontinuité par Bergson lui-même.

Ceci étant, n’est-il pas besoin d’une lecture plus délicate et plus poussée de l’œuvre de Bergson, qui sache rendre justice aux exigences légitimes de continuité et de discontinuité pour juger de la pertinence de la pensée de Bergson comme pensée du réel ? A nos yeux, deux lignes de pensée semblent traverser en s’y croisant l’œuvre de Bergson. Sa pensée est avant tout celle de la durée, et tend donc à s’accomplir un monisme de la durée. Mais elle ne se réduit cependant pas à l’entreprise d’une synthèse ou d’une intégration maximale de tous les êtres sous et par la durée. Cette entreprise ne va en effet pas sans le processus d’une réintroduction de différences hétérogènes, voire irréductibles, entre les êtres, ce qui rend problématique un tel monisme de la durée. On ne peut se contenter de l’affirmation que si tout dure, tout change en durant, ou, ce qui revient au même, que si tout change, tout dure en changeant. Si toutes les choses changent, ce qui importe, ce n’est plus d’affirmer la mobilité essentielle de l’être, en un héraclitéisme de manuel pourfendant un cliché de parménidisme : la différence contre l’identité, le temps contre l’éternité. Après avoir démontré que cette identité n’existe pas, faudra bien trouver quelques principes, quelques règles qui permettent de penser la diversité d’êtres non distinguables par la seule notion trop lâche de changement ou de durée, filet aux mailles trop distendues pour les retenir, sous prétexte qu’ils changent tous, durent tous.

(19)

9

Oui, ils changent tous, oui, ils durent tous, mais ils durent selon

Certes, Bergson introduit bien un appel à des différences de degré, ou d’intensité, pour penser la diversité des durées. Mais il nous semble que cela ne suffit pas, parce qu’il y faudrait également des différences qualitatives, distinctives, et en quelque sorte

normatives, qui nous permettraient de penser des oppositions, des antagonismes réels entre les êtres, toutes choses qu’un pandynamisme risque de dissimuler sous le grand manteau de l’essence commune de changement, même précisé sous la forme de durée, comme continuité créatrice. En effet, la durée de la matière notamment persiste à résister à la compréhension, en tant qu’ou bien elle semble se réserver une certaine durée « spéciale », échappant au destin commun de la durée en général et s’opposant même à cette durée au moment même où elle se révèle comme durée (dans Matière et Mémoire), ou bien elle est placée explicitement à l’antipode de la vie (dans L’Evolution créatrice). Pour essayer de penser plus exactement le rapport entre matière et durée, la différence de degré ne suffit plus. Leur opposition est telle qu’elle ne peut être complètement et pleinement convertie en cette continuité impliquée par la notion de différence de degré. Il se pourrait que ce moment de l’intégration ou de la synthèse maximale des êtres sous et par la notion de durée soit aussi le moment où la durée implose sous l’effet d’une contradiction provenue de l’intégration excessive de son contraire, de cet opposé que lui est la matière6.

Pareille implosion ne signifierait cependant pas seulement l’échec de l’entreprise d’une généralisation ou d’une universalisation de la durée. La pensée de Bergson s’ouvrirait peut-être alors par là même sur quelque réalité que la durée, ou la durée comprise comme elle l’était, ne pourrait inclure, car la première conséquence de cette généralisation de la durée serait que la possibilité d’une quasi-immobilité, représentée par la matière, deviendrait alors une des possibilités propres ouverte à la durée elle-même. C’est alors le changement ou le devenir dont la notion de durée voulait rendre compte qui devrait être qualifié différemment : il y aurait non seulement des changements incessants créateurs de nouveautés, mais aussi des (non)changements, des « changements » se répétant, reproduisant presque l’état précédant, reproducteurs des

6 Lorsque Deleuze a reproché à Bergson d’avoir accordé trop de chose dans la qualité, il a

peut-être raison (cf. G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 308). Mais nous ne pensons pas que ce serait l’intensité qui pourrait synthétiser, ou dépasser des oppositions bergsoniennes entre qualité, esprit, et durée, d’un côté et d’autre côté, quantité, matière, et espace. Nous allons proposer une autre interprétation qui met au centre l’antagonisme irréductible, non la différence.

(20)

10

mêmes choses, des changements affaiblis, s’affaiblissant et s’approchant de l’état matériel, voire des changements qui dégraderaient d’autres changements.

C’est pourquoi, bien que tous les êtres durent, la véritable création est en réalité si rare, et que, même si nous durons tous, il nous faut faire des efforts vigoureux, et même douloureux, pour pouvoir vivre véritablement notre durée. En un mot, il (nous) faut changer le changement. Sub specie durationis, il y a partout changements, nouveautés, créations, mais dans ces changements, quelques-uns sont en réalité des quasi-piétinements sur place, entravant ou retardant ceux qui, au contraire, apportent du réellement nouveau. Ainsi, au sein de l’universalité de la durée, il advient une opposition entre durées répétant plus ou moins et durées créant plus ou moins. C’est qu’il faut repenser les êtres à partir d’une telle différence, pouvant aller jusqu’à l’opposition. Mais cette opposition ne passe en vérité pas entre deux sortes de durée, la répétitrice et l’innovatrice, car si elle apparaît ainsi, c’est qu’elle s’inscrit en réalité à l’intérieur même de chacune de ces deux durées comme deux pôles dans chacune, et dans chaque être, faisant qu’il peut devenir soit plus répétitif soit plus créatif.

D’ailleurs, à nos yeux, ce changement du changement, cette différenciation du changement (devenir plus répétitif ou plus créatif) se fait bien dans et par les relations entre les êtres ; cela dépend des relations entre les êtres, affectant en retour ces relations. Au lieu de réclamer un retour à l’origine, afin de retrouver, effaçant l’exile, l’essence intime de l’Etre comme durée, il convient bien plutôt d’analyser les causes qui empêchent la création dans les relations actuelles entre les êtres, les rendant si mortellement répétitives, et de chercher les moyens de les surmonter, de les détourner. En somme, au fur et à mesure qu’une pensée de l’universalité de la durée s’approchait de son point culminant, une autre pensée se préparait dans le silence : une pensée qui réintroduirait l’opposition irréductible de la répétition et de l’innovation, de l’identité et de la différence, du même et de l’autre, au sein de la durée elle-même, conduisant par là à une implosion de la durée, et qui, sur cette implosion, réinstaurerait la complexité et la fécondité de relations complexes entre les êtres, en vue du changement du changement. En un sens, si tous durent, mais pas dans le même sens, alors le plus important devient de distinguer entre les durées. Et pour pouvoir aborder cette distinction, il faut d’autres conceptions, d’autres moyens conceptuels que la seule durée.

Tels sont la conséquence et l’effet inattendus de l’énoncé de l’universalité de la durée rétroagissant sur la pensée de Bergson. Et c’est ce Bergson, qui va au-delà du monisme de la durée. Ce faisant, on le voit, notre intention n’est pas de congédier tout simplement

(21)

11

la notion de durée chez Bergson, en dénonçant ses limites. La lecture que nous entreprenons tente bien plutôt de construire une pensée qui se voit contrainte d’outrepasser les limites qu’elle perçoit dans une certaine notion de la durée, tout en reconnaissant par là la validité de la notion de durée telle qu’elle est ordinairement comprise, mais dans ses propres limites. La durée est bien la première et la plus importante découverte de la philosophie de Bergson, mais, comme la déclaration que le temps de l’Essai, la durée donc, ne colle pas avec celui de L’Evolution créatrice, elle ne peut intégrer tous les êtres, mais seulement conduire à ses limites, là où une autre pensée se dessinera. Bergson s’est avancé toujours plus vers autres pensées, à partir de cette durée qui avait été celle de l’Essai. Autres pensées, parce qu’il y a une pensée sur la relation de la mémoire et de la matière, et une pensée sur l’histoire de la vie, et une pensée sur la politique des hommes. Ces pensées se continuent toutes l’une dans l’autre, mais chacune d’elles trouve à chaque fois une vérité locale qui ne peut être généralisée à tous les domaines de l’être. La durée fut la première vérité dont la validité ne fut jamais niée, mais cette durée pouvait-elle durer sans changer ? Et, changeant, pouvait-elle être la même durée, ou même être encore de la durée ς La durée telle qu’elle avait été conçue, et même telle qu’elle avait changé, en durant, ne devenait-elle pas de plus en plus locale ? Bergson ne s’est pas arrêté à la découverte de la durée, et a même changé la durée, voire changé de durée, mais n’a-t-il pas dû finalement sortir de la durée (même sortie d’elle-même tant elle avait changé), tout en gardant ce mouvement d’elle-même qui lui avait permis d’aller de la durée à d’autres choses qui sont la matière, la mémoire, la vie, l’homme et la politique ?

0.2.

L'hypothèse d’une dialectique de la vie entre

métaphysique et politique chez Bergson

Voulant vérifier ou au moins rendre plus concrète cette idée d’un autre de la durée, nous en sommes venu à l’hypothèse, celle d’une « dialectique de la vie, entre métaphysique et politique, chez Bergson ». Cette hypothèse s’est constituée en deux aspects, la dialectique de la vie, et le mouvement propre de cette dialectique qui la fait passer du métaphysique au politique, aussi bien du point de vue de l’être que du point de vue de la connaissance de l’être, du point de vue du devenir que du point de vue de la

(22)

12

réflexion sur ce devenir. Nous allons présenter ces deux aspects.

1) Sur la dialectique de la vie. Tout d’abord, avouons que le concept de dialectique est problématique, et même troublant. Il l’est surtout si l’on veut l’employer à propos d’un auteur qui a tellement critiqué la vacuité verbale que peut devenir la dialectique : « dialectique pure, c’est-à-dire tentative pour construire une métaphysique avec les connaissances rudimentaires qu’on trouve emmagasinées dans le langage »7. Pour lui, la

dialectique est une méthode philosophique qui ne peut que tourner « à vide », autour de mots, d’idées trop larges. Sans doute, il pense à la version vulgarisée de la dialectique hégélienne, qui avance par contradiction entre concepts. Ou bien peut-être à la dialectique platonicienne du dialegein, dialegesthai, qui est, dit-il, « à la fois une conversation où l’on cherchait à se mettre d’accord sur le sens d’un mot et une répartition des choses selon les indications du langage »8. La dialectique est en effet toujours rattachée au langage, à la croyance selon laquelle le langage suit le découpage linguistique de la réalité. Il en va de même, lorsqu’il reconnaît ailleurs l’utilité de cette dialectique : « La dialectique est nécessaire pour mettre l’intuition à l’épreuve, nécessaire aussi pour que l’intuition se réfracte en concepts et se propage à d’autres hommes ; mais elle ne fait, bien souvent, que développer le résultat de cette intuition qui la dépasse. [...] En résumé, la dialectique est ce qui assure l’accord de notre pensée avec elle-même »9.

La dialectique est nécessaire pour que l’intuition devienne dicible, et communicable, parce qu’elle est méthode qui « lie des idées à des idées »10. Elle assure l’accord de notre

pensée avec elle-même, parce qu’elle concerne l’expression non contradictoire ; elle est aussi méthode d’exprimer en fonction des principes d’identité, de contradiction.

Mais cela ne nous interdit pas d’envisager une dialectique réelle, non pas simplement verbale ou idéale. En effet, intuition et dialectique ne sauraient être séparées d’une façon simpliste comme ce qui accéderait seul à la réalité qui serait en elle-même indicible, et ce qui relèverait seulement du langage, parce que le langage lui-même fait partie du réel. Comme la science qui est une connaissance langagière par excellence, le langage reflète nécessairement quelque aspect de la réalité. En outre, le langage crée lui-même une réalité qui est proprement humaine. La société, la pratique, et la science de l’homme

7 PM, p. 98.

8 Ibid., p. 88. 9 EC, p. 239. 10 Ibid.

(23)

13

s’appuient en partie sur le langage. L’effort intellectuel de Bergson comme philosophe ne consiste-il pas à tenter d’exprimer son intuition, à la traduire, comme il peut, en réalité langagière ?

Par conséquent, le rapport entre intuition et dialectique pose bien le problème, difficile de penser le rapport entre la réalité et le langage, rapport qui ne peut en aucun cas se réduire à celui entre réalité et illusion ou même déformation par la pensée, mais qui renvoie au contraire sans doute à une dualité qui est interne à la réalité elle-même. La réalité elle-même est en partie indicible et en partie dicible, et ces deux parties ont des relations dynamiques et complexes d’influences réciproques. Ces deux parties ne recoupent pas exactement d’autres dualités de la réalité (durée et espace, ou vie et matière, etc.), car l’indicible doit pouvoir être exprimé quand même. Le langage suit la logique de la matière, si bien qu’il est inadéquat pour exprimer la vérité de la durée ou de la vie. Durée et vie relèvent d’une autre « logique ». Il n’en reste pas moins qu’il faut en

parler. Malgré la différence essentielle entre la matière et la durée, tous deux doivent être dicibles. L’intuition doit donc trouver le moyen de se prolonger en dialectique.

Alors, ne peut-on pas dire que la dialectique au sens bergsonien comporte déjà en elle-même la contradiction entre intuition et dialectique, entre indicible et dicible, et que cette contradiction serait bien le moteur de la dialectique ς Etant l’expression verbale idéale de l’intuition, la dialectique suppose bien une intuition qui l’a inspirée, et elle doit retourner à cette intuition pour ne pas perdre pied. Pour ce retournement, « il faudra défaire la plus grande partie de ce qu’on avait fait »11. C’est que la dialectique contient le moment de

son autodestruction. La dialectique est née de l’intuition et y retourne. Pourtant, ce n’est pas là subordonner simplement la dialectique à l’intuition, mais l’inverse. En effet, la dialectique a un rapport tellement intime et essentiel avec l’intuition dont elle est issue, alors que l’intuition muette n’a pas de sens en dehors de la dialectique. L’intuition est l’âme de la dialectique : « Telle que [l’intuition] existe, fuyante et incomplète, elle est, dans chaque système, ce qui vaut mieux que le système, et ce qui lui survit »12. L’intuition est bien le mouvement qui engendre la dialectique, et le système, et elle survit à la dialectique, mais cette survie est justement pour lancer une autre dialectique ou pour continuer la dialectique sans l’enfermer dans un système.

Nous avons donc une conception de dialectique plus positive qui concerne l’activité

11 Ibid.

(24)

14

philosophique même. Elle tourne autour de la contradiction entre ce qui ne peut pas être dit et ce qui est dit, non pas seulement autour de mots. Cette contradiction rend tout d’abord le travail du philosophe impossible. Le philosophe doit traverser l’abîme infranchissable de l’indicible et du dicible. Mais cette impossibilité est au fond le fondement même de la production infinie de la philosophie. De même que la grandeur de Sisyphe tient dans son courage de convertir l’absurdité d’un travail infiniment répété en une affirmation inlassablement réaffirmée, de même la créativité philosophique se nourrit de l’infinité redoutable de son devoir de produire. La philosophie de Bergson lui-même n’y fait pas exception. C’est ainsi que nous entrevoyons une dialectique à l’œuvre chez Bergson qui l’oblige à aller plus loin, à aller même au-delà de l’intuition de la durée, sans s’y arrêter. De l’intuition simple, mais indicible, à ses expressions par images, puis discursives et conceptuelles, une continuité, qui comporte bien des ruptures, des sauts, des altérations profondes, et qui se constitue donc en réalité aussi par ou à travers certaines discontinuités, tisse bel et bien le mouvement de la pensée bergsonienne. Sa pensée ne peut pas être simplement intuitive, elle ne saurait non plus être dialectique au sens de systématique. Elle est plutôt dialectique intuitive, consistant à convertir la contradiction entre intuition et discursivité dialectique en une créativité incessante.

Ainsi, malgré le mépris de Bergson pour la dialectique comme méthode philosophique qui s’enferme dans les limites du langage, nous pouvons dégager une conception plus positive de la dialectique chez Bergson. Si la dialectique au sens étroit est une méthode qui répartit les choses selon l’ordre de mots, la dialectique au sens large, la dialectique intuitive serait plutôt la création incessante d’un nouvel ordre de mots à partir de l’ordre de choses intuitionnées. Mais cette création ne vise pas à un accord plus ou moins parfait entre les choses et les mots, parce qu’un tel accord est par principe impossible. Les choses et les mots sont foncièrement hétérogènes, sans commune mesure. La dialectique intuitive, qui crée des idées, des images, des concepts, pour exprimer l’intuition, établit plutôt le passage qui permettre le va-et-vient entre choses et mots. Elle rend les choses accessibles, et les mots vivants. Au lieu de l’abîme séparant choses et mots, à l’intérieur de chacune de ces deux parties, l’autre partie pénètre, s’insinue, tout en ne réduisant pas la tension entre elles. Il n’y a de soi ni adéquation ni harmonie, il n’y a que des mouvements qui passent sans cesse entre choses et mots. C’est la dialectique intuitive qui fait de la pensée ces mouvements vivants.

Mais il est certain que dans cette possibilité il n’y va pas seulement de la pensée philosophique. En effet, la possibilité de cette dialectique intuitive doit tenir à la réalité.

(25)

15

Si, dans l’ordre de la connaissance, il est possible, et donc impératif de surmonter l’abîme entre indicible et dicible, entre réalité et langage, n’est-ce pas parce que déjà, la réalité elle-même consiste en ce genre de mouvement qui tend à possibiliser de l’impossible. La contradiction entre indicible et dicible ne relève pas seulement de l’ordre épistémologique, ni non plus d’une distance entre une réalité (que l’intuition seule saisirait) et une connaissance (que la dialectique au sens étroit concerne). Elle vient d’abord du fait que les deux composantes de la réalité sont vie et matière, et que par conséquent, l’essence de la vie est, comme durée psychologique, indicible, tandis que la matière, tendant d’elle-même à se spatialiser se laisse plus ou moins adéquatement exprimer par un langage discursif et connaître par la connaissance issue de l’intelligence. L’opposition entre réalité et connaissance est donc en quelque sorte déjà inhérente à la réalité elle-même. Une opposition radicale, qui nous apparaît d’abord sous la forme de celle entre réalité et connaissance, traverse la réalité, la subdivisant en deux, et cependant la dialectique intuitive témoigne non seulement qu’il est possible de surmonter cette opposition, mais, plus que cela, que c’est cette opposition qui est le moteur interne de la création13.

A partir de cette dialectique intuitive, ne doit-on pas alors envisager une dialectique cette fois réelle, qui serait inhérente au mouvement de la réalité elle-même, selon une sorte de la logique de la création comme réalisation de l’impossible ? A vrai dire, la vie telle que nous la connaissons ne s’oppose pas extérieurement à la matière, mais se réalise bien au contraire dans la matière, et dans cette mesure, son opposition avec la matière est, bon gré mal gré, la condition incontournable de toute création vitale. D’où notre thèse fondamentale que cette tension elle-même entre la vie et la matière est intérieure à la vie elle-même, et que c’est bien cette tension interne qui définit ce qu’est la vie. Cette conception de la vie nous livre ce qu’est l’essence d’une dialectique au sens large, d’une dialectique renvoyant à la dynamique même de la création, création au sein de laquelle une tension insoutenable en tant que telle, une tension impossible, contradictoire, exigerait de créer.

Nous entrevoyons donc la possibilité d’une dialectique de la vie en transportant la

13 Frédéric Worms indique bien ce point : « Certes, « le mouvement interne du bergsonisme »,

pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty, le porte de l’opposition de deux domaines de réalité à l’expérience de leur croisement, ou même à décrire notre expérience par leur croisement, de manière de plus en plus rapprochée, et d’une critique du langage à une « philosophie de l’expression » » (F. Worms, « Les trois dimensions de l’espace », dans Epokhê n° 4, 1994, p. 91).

(26)

16

conception explicitée par l’analyse de la dialectique intuitive à la réalité de la vie. Il s’agirait en effet d’une dialectique de la réalité elle-même, bien qu’elle soit découverte comme animant la dynamique de la vie elle-même, parce que, même si la vie ne forme qu’une partie de toute l’extension de la réalité, tous les phénomènes, y compris ceux de la matière inerte, doivent être compris dans un certain rapport avec la vie ou une vitalité. En un sens, le monde purement physique n’est rien d’autre qu’une abstraction (le monde réel est toujours avec la vie), et il en va de même que pour le « règne transcendantal de l’esprit » ou la Vie comme principe vital des vitalistes du XIXe siècle que Bergson a

critiqué. La réalité est bien cette relation de tension entre matière et vie, et cette relation prendra plusieurs formes, qui correspondront aux divers existants, matériaux et vitaux. Chez Bergson, la dialectique de la vie, c’est donc ce qui lancée après, ou en même temps, que la dialectique de la durée irait à son achèvement, achèvement qui conduirait à son tour à cette dialectique de la vie. Cette dialectique de la vie, autre que celle de la durée, montre concrètement que la pensée de Bergson ne s’arrête pas, ce que nous voulons faire apparaître.

2) Maintenant, pourquoi une telle dialectique de la vie passe-t-elle entre métaphysique et politique ou de la métaphysique à la politique ? Parce que les deux dialectiques, dialectique intuitive comme méthode de la pensée, et dialectique de la vie comme dynamique de la réalité ne sont plus séparées. Comme nous allons le voir, dans le mouvement immanent à la pensée même de Bergson arrive un moment où devient capable de situer l’émergence, puis l’histoire de la pensée, intellectuelle ou intuitive, et la sienne propre au terme provisoire de celle-ci, dans l’histoire de l’évolution de la vie. Et par là advient dans la vie cette possibilité pour le pensant et le pensé de se rencontrer, de se coïncider. On pourrait donc considérer cette rencontre comme le point culminant de la métaphysique de Bergson, voire de toute l’histoire de la métaphysique, puisque là s’incarne au niveau suprême l’identification révélant l’identité de la pensée et de la réalité. Comme Parménide le soutenait, « même chose sont le penser et l’être ».

Toutefois, chez Bergson cette rencontre n’est pas une telle coïncidence de béatitude, en tant que c’est dans la vie elle-même qu’elle a lieu. C’est un évènement dans, et donc de la vie, et la vie n’est pas arrêtée par cet évènement. La vie continue. Alors, la rencontre en question serait au fond cet évènement que le pensant se replacerait dans son propre présent, à partir d’une réflexion théorique sur ce qu’est la vie, évènement par lequel il retrouverait sa propre vie présente à partir de l’histoire de la vie. Cela

(27)

17

signifierait également que cet évènement est comme le moment où l’histoire de la vie tout entière est ouverte à son avenir imprévisible. Le déploiement de la dialectique de la vie peut et doit aboutir à un tel évènement ou à un tel moment, à ce moment où le pensant, donc « nous » qui pensons avec Bergson, nous apercevons que le destin de l’histoire de la vie, qui fut l’objet et le souci de notre pensée, dépend de nous-mêmes. Toute l’histoire conduit nécessairement à ce présent à partir duquel cette histoire peut être vue, saisie, mais qui n’est en retour accessible comme tel, qu’à partir de cette histoire ainsi saisie.

Par conséquent, la dynamique dialectique de la vie en est venue à nous faire nous confronter à notre présent comme étant celui de l’histoire de la vie. D’une métaphysique qui fonde la science, nous passons ainsi à une pratique, à un devoir pratique de décider notre présent. C’est bien là l’effet proprement théorico-pratique de la pensée de la dialectique de la vie qui exige de l’intérieur même de cette pensée d’agir en se replaçant dans son objet. Du plus profond de lui-même, le théorique amène nécessairement au pratique. Comme Henri Gouhier l’a dit, « il y a des paroles qui agissent parce qu’elles furent des actes qui parlent »14.

Certes, ce n’est pas une loi générale applicable à toutes les sortes de pensées. Cela n’est dû qu’à la spécificité d’un objet bien particulier de pensée. Nous croyons que le temps est un objet tout à fait extraordinaire pour la pensée. Toute pensée sur le temps doit d’une manière ou d’une autre, explicitement ou implicitement, en arriver au présent où le penseur se situe. Sinon, l’on en restera à une pensée seulement objectivante du temps, à une pensée qui ne traite du temps que comme d’un objet qu’on peut avoir devant les yeux ou sous la main parmi les autres, pour parler en termes heideggériens. Or, alors que la pensée de la durée bergsonienne nous fait ressaisir notre propre présent, la pensée de la vie bergsonienne nous engage dans le présent commun, et commun non pas seulement aux humains, mais à toute la communauté des vivants et, au-delà, à l’univers tout entier, en tant que cette pensée de la vie implique toute l’étendue de l’univers comme un seul ensemble des existants.

Là réside, selon nous, l’importance capitale de la pensée de la vie de Bergson, pensée de la vie qui se dessine en quelque sorte avec celle de la durée, mais sans pouvoir s’y réduire. Ces deux pensées imposent en effet deux tâches pratiques différentes pour la pensée : la recherche de la liberté individuelle et spirituelle, qui culminera dans

(28)

18

l’intuition mystique et qui définira la morale bergsonienne, et la recherche de la liberté commune ou la recherche commune de la liberté, qui consistera à s’ouvrir un avenir commun, et qui exigera pour cela d’inventer une forme collective qui rendra possible la liberté de chacun et de tous. Par là, cette pensée de la vie, ou cette dialectique de la vie, qui implique nécessairement une réflexivité de la pensée sur elle-même s’ouvre un champ qui doit légitimement être appelé « politique » en ce sens que la politique désigne l’entreprise collective de se décider par soi-même, entreprise qui est donc celle d’une liberté commune.

Ainsi, nous soutenons que la recherche sur la dialectique de la vie ne se borne pas à une étude métaphysique de ce qu’est la vie, mais outrepasse de l’intérieur même cette étude vers une étude du champ politique comme le lieu où, au travers de l’action humaine de se décider collectivement, s’acquiert en même temps la signification de l’auto-détermination de la vie elle-même. Toutefois, il nous faut être plus précis sur ce point. Ce dépassement n’est jamais un simple et naïf abandon de la métaphysique ou de la pensée théorique. Au contraire, il demande, et produit, une nouvelle intensification de la tension entre le théorique et le pratique. Encore une fois, dans le présent de l’histoire de la vie, il faut concentrer tout l’effort de la pensée métaphysique pour pouvoir théoriser ce champ de la politique à partir même de cette histoire, parce que c’est seulement dans une telle théorisation métaphysique de l’activité politique de l’homme que se révélera ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. En d’autres termes, ce n’est que moyennant un tel effort que peut nous apparaître l’authentique indétermination de la situation actuelle, indétermination que ne saurait déterminer aucune pensée seulement théorique. La pensée métaphysique requise par la situation actuelle, par le présent de l’histoire de la vie, ne peut plus consister à réduire la réalité à un système discursif de concepts liés par des raisonnements, aussi ingénieux soient-ils, mais elle exige que soit comprise, que l’on s’approprie la situation actuelle à partir des forces, des tendances mêmes qui l’ont constituée et qui continuent de la constituer, afin de transformer par là cette situation, reçue comme quelque chose de donné, en une situation comprise comme quelque chose de formé, constitué, ou conditionné et donc susceptible d’être changé par nous. C’est donc une transfiguration entraînant une transsubstantiation du monde des données en monde de la liberté qui est effectuée par cette pensée métaphysique. Dans cette transfiguration-transsubstantiation, la pensée métaphysique se transforme elle aussi en une pensée pratique, une pensée qui se prolonge nécessairement en une pratique, exactement par l’effet propre de ses énoncés. C’est un discours performatif.

(29)

19

Ce discours performatif, ou cette pensée performative, prend plus précisément la forme d’une question. Toutes questions véritables consistent dans le fait de s’adresser directement à un sujet pensant. La question véritable, question qui n’a donc aucune réponse préalablement donnée ou supposée (Quand Bergson a affirmé que tout le problème est répondu s’il est bien posé, le vrai problème devient la position correcte d’un problème et cette position n’a pas de loi préétablie. C’est l’objet véritable de création philosophique) ne relève pas exclusivement à l’ordre du langage, du discours, et de la pensée. Elle concerne plus précisément l’effet quasi matériel ou existential du langage, du discours, et de la pensée. Devant une question sans réponse, chacun de nous sent peser sur lui un poids de responsabilité terrible et même insupportable, au point qu’il lui faudra y penser et agir pour pouvoir y répondre. C’est là précisément ce qui est supposé pouvoir arriver au lecteur sérieux et passionné d’un livre tel que Le Recueil de la

falaise bleue, recueil du bouddhisme Chan de pareilles questions sans réponse. Ce n’est pas par hasard que Bergson termine ses derniers ouvrages par une question. Nous ne pensons pas seulement ici à la fameuse question demandant à l’humanité si elle voudra vivre seulement ou si elle voudra dépasser cette vie minimale, question qui clôt Les Deux

Sources, mais aussi à la question qui, empruntant la voix de Ravaisson, est également posée à l’humanité par l’alternative entre « l’égoïsme et la haine », d’un côté et « la générosité » de l’autre côté, dans La pensée et le mouvant15.

C’est ainsi qu’en parvenant à une réflexion sur la politique comme champ d’action de la décision collective sur le présent commun, notre hypothèse d’une dialectique de la vie prend en compte cette transformation de la pensée métaphysique en un discours performatif à effet pratique : discours qui analyse l’actualité et qui pose une question

vitale16.

*******

Pour conclure, nous reformulerons cette hypothèse de « la dialectique de la vie entre métaphysique et politique chez Bergson » en une série de propositions qui énoncent les

15 En ce qui concerne le problème de déterminer quel est le dernier ouvrage de Bergson,

problème qui, contre l’apparence, comporte bien une implication philosophique, cf. F. Worms,

Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004, p. 348-351.

16 Sur le sens de « vital », nous renvoyons au texte de F. Worms, « Qu’est-ce qui est vital ? »,

(30)

20

tâches précises dont nous a fait prendre conscience notre lecture de Bergson. Ce sont telles qui ont dirigé l’exposé de notre interprétation de son œuvre.

1. La pensée de Bergson ne se réduit pas à celle de la durée, mais il y existe aussi la pensée d’autre chose.

D’où la tâche de déterminer la logique qui caractérise la pensée de la durée, et que nous avons appelé dialectique de la durée, si l’on veut mieux saisir, par mise en relief, la différence entre cette pensée de la durée et cette pensée d’une autre chose. Nous nous sommes donc efforcé de montrer ce qu’est la dialectique de la durée, qui nous semble résumer la doctrine centrale, et pour ainsi dire orthodoxe, du bergsonisme. Nous y procédons par une relecture de l’Essai.

2. Cette pensée porte sur ce qu’est la vie.

D’où la tâche d’élaborer un concept de la vie qui diffère de celui de la durée. Pour ce faire, nous avons d’abord montré que dans l’Essai l’achèvement de la dialectique de la durée conduit aussi à son échec, ou à son inachèvement, en ouvrant une autre pensée. Ensuite, dans Matière et mémoire se fait jour cette autre pensée, de la vie, à côté mais distincte de celle de la durée, autre pensée qui n’est certes pas encore explicite mais déjà lisible malgré tout. Finalement, nous avons tenté de montrer comment cette pensée de la vie se développait explicitement dans L’Evolution créatrice.

3. Cette pensée de la vie, à l’analyse, montre que la vie n’est rien d’autre que le temps de la vie.

La vie se pense comme une certaine temporalité propre, qui n’est pas la durée. D’où la tâche de l’élaboration d’une théorie de l’histoire de la vie comme temps propre de la vie, caractéristique de la vie. Ce travail consiste à montrer comment dans L’Evolution

créatrice ce temps de la vie doit être conceptualisé comme une dialecticité qui n’est autre que le dynamisme d’une tension à la fois insoluble et originaire. Cette tension se transforme elle-même sans fin, entre deux tendances fondamentales, l’une à la répétition matérielle, l’autre à la création vitale. C’est dire que, si la vie est par essence créatrice, c’est seulement parce qu’elle est déchirée de son intérieur même par deux exigences incompatibles, de telle sorte que pour être elle-même elle doit surmonter sa propre impossibilité, sa propre négation provenant de cette contradiction constitutive d’elle-même entre ces deux tendances, ces deux exigences qui lui sont inhérentes. Elle le fait

(31)

21 par la création.

4. Cette dialectique de la vie, ou du temps de la vie, conduit celle-ci jusqu’à la politique, chez l’homme, champ politique qui est son présent ouvert où se décidera son avenir.

Il faut ici montrer comment la pensée de la vie en vient à celle de l’homme comme être vivant historique, et comment la réflexion sur la spécificité de cet animal qu’est l’homme à partir de la pensée de l’histoire de la vie implique une transformation de la métaphysique de la vie, transformation dont l’effet ultime est rien moins que de nous faire saisir notre présent commun et de nous y replacer, par la position d’une question sans réponse qui exige pourtant une réaction de notre part. Cela a dirigé notre étude des

Deux Sources.

La structure d’ensemble de notre étude est ainsi donnée par ces quatre propositions qui sont comme un résumé analytique de l’hypothèse de la dialectique de la vie entre métaphysique et politique. D’après cette hypothèse, Bergson ne s’arrête pas à la durée, à la métaphysique, mais va vers la vie, vers la politique, se dépassant lui-même, s’aventurant.

0.3.

Contre ou avec Bergson ? : La méthode de l’indice de la

rupture textuelle

Il est enfin temps de préciser notre positionnement eu égard à la question de la fidélité interprétative aux textes, ou même à l’esprit de Bergson lui-même, dernier point que nous avons déjà abordé. Bien sûr, nous proclamerons simultanément une fidélité et une infidélité. En effet, notre méthode pour prouver l’existence d’une dialectique de la vie dans l’œuvre de Bergson, a consisté en principe à procéder en deux étapes, que nous n’avons cependant pas aussi distinctement effectuées dans chacune des parties de notre étude.

Tout d’abord, nous avons essayé de lire fidèlement et attentivement les quatre ouvrages majeurs de Bergson. Au fil de ces lectures, grâce à elles, nous avons fait apparaître certaines difficultés, certains désaccords entre les théories, les points de vue,

(32)

22

les idées présentées par chacun de ces livres, mais surtout certaines profondes ambiguïtés, voire ambivalences, qui semblaient inhérentes à chacun de ces livres. Chaque ouvrage majeur de Bergson comporte, chacun à sa manière, des ambiguïtés, des ambivalences et cela retrouve dans la constitution de la suite des chapitres. Il s’agit d’autant des faits

textuels qui ouvrent naturellement, comme d’eux-mêmes, à plusieurs interprétations différentes, voire même incompatibles. Nous prenons ces faits textuels comme les enregistrements d’autant de marques d’un contact tendu entre la réalité et un auteur s’efforçant de l’atteindre et qui serait si intellectuellement honnête que ses textes n’enregistraient pas seulement sa pensée tentant d’exprimer la réalité pensée, mais aussi la résistance qu’il éprouve dans sa propre pensée à l’occasion de ces contacts avec cette réalité, qui résiste aussi, pour ainsi dire, à sa pensée. Dans ces contacts, en effet l’auteur rencontre bien la réalité mais c’est une réalité fuyante, dont l’expression semble se distancier aussitôt émise : une rencontre-séparation. Outre l’intention consciente de l’auteur, qui règle le texte, nous croyons pouvoir voir et devoir montrer, les enregistrements de tels contacts avec la réalité, qui se révèlent par certaines ambiguïtés, certaines apories, et même certaines contradictions. Nous sommes d’avis que les découvertes, mais aussi les explicitations que nous donnons de ces contradictions sont en fait le résultat d’une lecture fidèle, fidèle à la lettre du texte de Bergson. C’est là la première étape de notre recherche, qui se prétend fidèle à Bergson, en repérant des « points d’hérésie »17 dans les textes du philosophe. Ce serait une orthodoxie au seuil de

l’hérésie. Il s’agit d’un repérage des points problématiques où plusieurs interprétations toutes possibles mais exclusives les unes des autres, d’où des malentendus et des abuses peuvent sortir. En un mot, d’abord nous avons tenté simplement de faire des quatre ouvrages majeurs de Bergson les textes problématiques, aporétiques, ouverts à plusieurs interprétations, et cela en les lisant fidèlement.

La deuxième étape consiste bien dans le risque pris d’une hérésie, voire d’une apostasie partielle, pour proposer une interprétation dont nous sentons bien qu’elle nous est propre. De cette interprétation, nous avons déjà présenté les idées principales dans la présentation de notre hypothèse de la dialectique de la vie entre métaphysique et politique. Par conséquent, il nous suffira de préciser ci-dessous quels sont ces faits textuels qui correspondent, selon nous, à des « points d’hérésie », à des points réellement

17 Nous empruntons le terme de Foucault (Les Mots et les Choses, 1λ66), à l’instar d’Etienne

Balibar (Cf. E. Balibar, Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF,

(33)

23

problématiques ou troublants dans l’œuvre de Bergson. Ces points se situent toujours dans le passage non naturel, ou « supplémentaire » d’un chapitre à une autre, le plus souvent le dernier. Ce sont les suivants :

1. Entre les deux premiers chapitres et le troisième et dernier chapitre de l’Essai. 2. Entre le premier et le deuxième chapitre, puis entre les trois premiers et le quatrième et dernier chapitre de Matière et mémoire.

3. Entre les trois premiers chapitres et le quatrième et dernier chapitre de L’Evolution

créatrice.

4. Entre les trois premiers chapitres et le quatrième et dernier chapitre de Les Deux

Sources.

Parvenu au terme d’un chapitre avec lequel sa démarche semblerait devoir s’arrêter, Bergson ne s’arrête pas. Or ce non-arrêt implique, chaque fois différemment, chaque fois pour une raison différente18, une autre pensée, une autre possibilité, une autre interprétation. Nous appuyant sur ces faits textuels, qui sont en fait de véritables ruptures textuelles, en tant qu’il s’y agit d’un arrêt qui eût été possible mais qui est neutralisé, nous avons essayé de mettre à l’épreuve la validité et même l’intelligibilité de notre hypothèse.

C’est ainsi que nous pouvons définir notre méthode de recherche visant à confirmer la légitimité de notre hypothèse comme celle de l’indice de la rupture textuelle, en tant que cette rupture textuelle est en fait un premier indice, quoique non probant à lui seul, non suffisant mais nécessaire pour ouvrir l’enquête visant à valider notre hypothèse. Nous espérons qu’avec cet éclaircissement notre position interprétative deviendra plus nette. Nous voudrions aller en un sens en dehors de Bergson, de ce que Bergson a dit explicitement, et intentionnellement, mais cela précisément pour suivre sa propre suggestion, sa propre indication, qui a pris la forme d’une rupture textuelle. En fait, il nous semble que c’est aussi une certaine manière de continuer Bergson, et donc de durer chez lui ou de vivre avec lui.

18 Nous avons dégagé ces différentes significations et ces différentes formes que pouvaient

prendre le développement de ces points problématiques. Pour le moment, nous nous bornons à dire que tous ces points ne portent pas exclusivement sur le passage de (la dialectique de) la durée à (celle de) la vie, mais tantôt sur l’approfondissement de la dialectique de la durée, tantôt sur le prolongement ou les conséquences de la dialectique de la vie.

(34)
(35)
(36)

26

(37)

27

P

REMIERE

P

ARTIE

.

L

A

D

IALECTIQUE

D

E

L

A

D

UREE DE L

’E

SSA I

Le

problème de l’Essai

Commençons cette étude sur l’Essai de Bergson en posant directement l’hypothèse qui inspire notre propos. Il s’agit d’un écart textuel. Il y a selon nous dans la philosophie de la durée telle qu’elle est présentée dans l’Essai un écart textuel interne, qui dissocie son principe de son application. Quel est cet écart textuel ? Dans son avant-propos même, où Bergson d’emblée signale l’importance du lien entre spatialité et langage, un écart spatial entre les deux paragraphes qui le constituent représente symboliquement cet autre écart, textuel, dont nous parlons. Après avoir posé la question : « Quand une traduction illégitime de l’inétendu en étendu, de la qualité en quantité, a installé la contradiction au cœur même de la question posée, est-il étonnant que la contradiction se retrouve dans les solutions qu’on en donne ? » Et Bergson va à la ligne, pour continuer : « Nous avons choisi, parmi les problèmes, celui qui est commun à la métaphysique et à la psychologie, le problème de la liberté »19.

Tout se passe comme si, après avoir établi le principe qui distingue fondamentalement l’inétendu de l’étendu, Bergson avait choisi le problème de la liberté comme un exemple insigne, qui pourrait pleinement manifester la portée du principe précédemment énoncé. Comme si, à partir de ce principe, le problème éternel de la liberté était si aisément résolu qu’il en disparaissait, comme disparaît la nécessité de répondre à un problème dès lors que son inconsistance a été portée au grand jour : comment répondre encore à ce qui n’est plus, à ce qui s’est dissipé comme un mirage ? On pourrait en fait affirmer que, n’eût été réputation de sa difficulté, devenue légendaire, le problème de la liberté ne serait en quelque sorte plus rien désormais qu’un cas dissipé avec la confusion dénoncée au paragraphe précédent. On a changé d’espace. On passe à la ligne, car une page de

19 DI, p. VII.

Références

Documents relatifs

MM PENE Pierre PIANA Lucien PICAUD Robert PIGNOL Fernand POGGI Louis POITOUT Dominique PONCET Michel POUGET Jean PRIVAT Yvan QUILICHINI Francis RANQUE Jacques RANQUE Philippe

Il me semble pourtant que cela pose la question de la dyna- mique de formation d'une opinion publique nationale, celle du balance- ment des différentes instances du pouvoir entre

La société Levage Concept Industrie, c’est le gage de l’excellence en termes de qualité de prestations et de conseils adaptés pour répondre aux besoins spécifiques dans

Dans ce cadre théorique de la transition et des ressources de Zittoun (2012), nous nous sommes donc posés la question suivante (pour l’élaboration du canevas

familiarité au territoire d’origine et la congruence de la catégorie du produit avec son origine territoriale ont un effet positif sur la relation entre le territoire d’origine

This paper proposes an adaptive prefetching mechanism aiming to reduce the time required to simultaneously boot a large number of VM instances on clouds from the same initial VM

En butte à une double opposition (monarchiste et radicale), qui reprochait déjà à Gambetta ses compromissions supposées avec l’Allemagne et au premier Cabinet Ferry son

C’est le cas lorsqu’un époux avance des fonds à l’autre pour le paiement des primes de son contrat, ou lorsque les deux époux souscrivent ensemble un contrat avec