• Aucun résultat trouvé

L’état de conscience, la singularité et le présent

Chapitre I. La dialectique de la durée

1.1. L’état de conscience, la singularité et le présent

Commençons d’abord par cette question préliminaire pour entrer dans l’Essai : De quoi s’agit-il en cet ouvrage ? Quel est son objet théorique ς Ce n’est ni le temps ni la liberté23, ni même les données immédiates de la conscience, si l’on comprend ces données comme quelque chose extérieur qui serait donné à la conscience. En effet, l’objet de l’Essai ce sont plutôt les états de conscience comme les titres des chapitres le manifestent clairement (« de l’intensité des états psychologiques », « de la multiplicité des états de conscience », « de l’organisation des états de conscience »).

Cependant, il importe ici de ne pas se tromper. Ces états de conscience ne sont pas simplement non plus des états purement subjectifs conscients. Ce sont certes des états qui constituent un moi conscient, mais ce moi est un moi « avec » un corps propre et qui communique constamment avec le monde environnant. Ces états de conscience comportent donc non seulement des dimensions proprement subjectives mais aussi des références au monde extérieur en tant que le rapport à celui-ci participe à la formation de la conscience elle-même.

Par exemple, quand Bergson traite de l’effort musculaire, il intègre par là le corps dans le champ de la conscience. Le corps est en quelque sorte inclus sous la forme de la

sensation de l’effort corporel. Le monde extérieur est lui aussi explicitement impliqué dans les sensations représentatives, parce qu’elles ne sont autres que les qualités avec lesquelles les objets extérieurs nous sont donnés. Même ce qui nous semble relever seulement du moi n’est pas exonéré de cette communication avec le monde extérieur :

Mais petit à petit il [un obscur désir profond] a pénétré un plus grand nombre d’éléments psychiques, les teignant pour ainsi dire de sa propre couleur ; et voici que

23 Si nous devons distinguer ainsi l’objet et le problème de l’Essai, c’est parce que le problème du temps et celui de la liberté ne se posent que par rapport au domaine de l’être, ou de l’expérience. Avant de poser le problème lui-même, il faut d’abord localiser où ce problème se pose. Il faut un certain contexte par où et dans lequel un problème est susceptible d’être posé.

34

votre point de vue sur l’ensemble des choses vous paraît maintenant avoir changé.

N’est-il pas vrai que vous vous apercevez d’une passion profonde, une fois contractée, à ce que les mêmes objets ne produisent plus sur vous la même impression24 ?

Les sentiments profonds, tels qu’ils sont appréhendés par Bergson dans l’Essai, ne sont pas séparés des perceptions des objets et ils ne perdent pas tout lien avec le monde extérieur. Les descriptions bergsoniennes de la joie et de la tristesse considèrent que joie et tristesse peuvent même aboutir à un certain sentiment profond de l’existence ou de la vie :

Dans la joie extrême, nos perceptions et nos souvenirs acquièrent une indéfinissable qualité, comparable à une chaleur ou à une lumière, et si nouvelle, qu’à certains moments, en faisant retour sur nous-mêmes, nous éprouvons comme un étonnement d’être […] Et elle [la tristesse] finit par une impression d’écrasement, qui fait que nous aspirons au néant, et que chaque nouvelle disgrâce, en nous faisant mieux comprendre l’inutilité de la lutte, nous cause un plaisir amer25.

Cet « étonnement d’être » qui vient d’un retour sur nous-mêmes, ce n’est pas autre chose que l’affirmation de notre existence en ce monde. L’« impression d’écrasement », qui conduit à la prise de conscience de l’inutilité de la lutte, ne se confirme pas à la sphère subjective d’un moi solipsiste ; elle est bien la désespérance à la mort, le dégoût même de notre existence en ce monde. Il en va de même pour le sentiment esthétique et le sentiment moral.

Il faut souligner un autre aspect de ces états de conscience. Si ce ne sont pas les états de quelque sujet solipsiste qui se les seraient « concoctés » en lui-même, par lui-même et pour lui-même, mais bien des états de conscience qui se produisent exactement dans le champ de communication entre le moi conscient et le monde, ils peuvent donc être ramenés à des états primordiaux, c’est-à-dire antérieurs à toute distinction entre le moi et le monde « extérieur ». Ce sont absolument les toutes premières données, celles qui précèdent toutes les autres pour nous. C’est ici que le mot « immédiat » trouve toute sa portée ; ces états de conscience sont capables de fournir un certain principe fondamental dans la mesure où il est sans doute impossible d’en douter, parce qu’ils viennent en

premier et précèdent donc le doute lui-même. L’immédiat est une autre expression de la

24 Ibid., p. 6, souligné par nous.

35

certitude première26. C’est bien un texte de Bergson concernant la sensation représentative qui manifeste plus que tout autre, avec la marque d’un étonnement, combien s’impose ce caractère d’immédiateté indubitable :

Considérez attentivement une feuille de papier éclairée par quatre bougies, par exemple, et faites éteindre successivement une, deux, trois d’entre elles. Vous dites que la surface reste blanche et que son éclat diminue. Vous savez en effet qu’on vient d’éteindre une bougie ; ou, si vous ne le savez pas, vous avez bien des fois noté un changement analogue dans l’aspect d’une surface blanche quand on diminuait l’éclairage. Mais faites abstraction de vos souvenirs et de vos habitudes de langage : ce que vous avez aperçu réellement, ce n’est pas une diminution d’éclairage de la surface blanche, c’est une couche d’ombre passant sur cette surface au moment où s’éteignait la bougie. Cette ombre est une réalité pour votre conscience, comme la

lumière elle-même27.

Ce qui est exclu par l’« abstraction de vos souvenirs et de vos habitudes de langage », c’est tout notre savoir, notre « connu », scientifique comme empirique, tous les cadres interprétatifs qui pourraient venir se surajouter et qui feraient écran entre nous et notre expérience. Ce commandement, d’autant plus radical, profond, difficile à suivre, qu’il semble simple, de « faire abstraction » détermine rigoureusement quelle serait la condition indispensable pour pouvoir saisir un état de conscience : cet état de conscience exigerait que soient écartées toutes les choses préalables et que nous devions faire face à nous-mêmes. L’effet de ce commandement n’a rien d’anodin. Ce qui se produit alors, c’est pour ainsi dire une transsubstantiation d’un néant en être. Ce qui n’était perçu par la conscience ordinaire que comme une négation, une diminution d’être relative nous apparaît maintenant dans la pleine attention, comme une réalité aussi réelle que l’être lui-même : « Cette ombre est une réalité pour votre conscience, comme la lumière elle-même ». Ce mot de « réalité », que Bergson ose choisir, nous convainc paisiblement de la certitude indubitable de l’existence de cette ombre qui est une donnée factuelle de la conscience. Les états de conscience ne se trouvent donnés comme des faits indubitablement certains que lorsqu’on écarte d’emblée toute possibilité d’en douter en tant qu’ils sont alors indubitablement présents à la conscience, et tels qu’ils se présentent, en faisant abstraction de tous les savoirs et de tous les cadres étrangers à eux. L’immédiat vient forcément avant le doute.

26 Dans un texte ultérieur, Bergson est un peu plus explicite sur cette évidence puissante de l’immédiat : « L’immédiat se justifie et vaut par lui-même […] » (« Discussion à la société française de philosophie sur Immédiat », dans EP, p. 363).

36

Ainsi, en vient-on à mieux comprendre l’expression de « données immédiates de la conscience ». Si l’on y tient, malgré le risque de la comprendre comme parlant de données à la conscience28, conscience qui préexisterait donc d’une certaine manière à ces données, c’est parce que lesdits deux aspects, de donnée factuelle et d’immédiateté, sont reliés fermement dans cette expression. Les états de conscience sont bien des données dans la mesure où ils ne sont pas seulement les états subjectifs d’une conscience solipsiste qui se donnerait à elle-même en spectacle, mais des expériences réelles vécues par le moi conscient dans son rapport corporel et vital au monde. Que ces états soient des données, ce n’est pas parce que quelque chose d’extérieur serait donné à la conscience, mais parce que la conscience se les donne à elle-même sans les avoir tirés seulement de son propre fond29. Et ils sont immédiats seulement parce que nous n’avons accès à eux qu’après avoir fait abstraction toutes ces choses censées venir avant eux, toutes les médiations. En somme, les états de conscience sont la première auto-donation absolue du moi au moi, mais le moi donné n’y est pas un moi solipsiste mais un moi inséparable du monde dont il fait l’expérience.

On pourrait aisément objecter à cette interprétation. Il serait même possible de présenter des phrases de Bergson qui y contredisent explicitement. Par exemple, voyons le texte suivant :

Or, de même que pour déterminer les rapports véritables des phénomènes physiques entre eux nous faisons abstraction de ce qui, dans notre manière de percevoir et de penser, leur répugne manifestement, ainsi, pour contempler le moi dans sa pureté originelle, la psychologie devrait éliminer ou corriger certaines formes qui portent la marque visible du monde extérieur30.

Bergson ne met-il pas ici les états de conscience, le moi, en opposition avec le monde extérieur ? Cela ne suffit-il pas pour montrer que les états de conscience d’un moi pur sont proprement subjectifs, différents en nature et donc isolés du monde extérieur ? Que

28 Sur la signification philosophique de la différence entre ces deux expressions, « les données à la conscience » et « les données de la conscience », voir F. Worms, « La conscience ou la vie ? Bergson entre phénoménologie et métaphysique », dans Annales bergsoniennes II : Bergson,

Deleuze, la phénoménologie, Paris, PUF, 2004, p. 194.

29 C’est qu’il faut voir dans ces données autant d’activités d’auto-donation et d’auto-constitution de la conscience. Des données de la conscience sont données qui constituent cette conscience. Il y a une activité qui se donne à elle-même, et elle constitue la conscience, mais précisément dans cette mesure elle n’est pas encore caractérisée elle-même comme conscience humaine, mais se trouve à un niveau proprement ontologique dans lequel communiquent primordialement le monde et notre être.

37

signifie « le moi dans sa pureté originelle », sinon le moi bien replié et préservé dans sa subjectivité solitaire ? Mais il ne faut pas négliger la précision des termes de la phrase. Ce qui doit être éliminé, supprimé, ce n’est pas simplement le monde extérieur mais bien « certaines formes qui portent la marque visible du monde extérieur ». De qui ces formes sont-elles les formes ? Ce sont bien évidemment des formes du moi ! Il s’agit des formes qui ont été imposées de l’extérieur au moi pur, et que la conscience a absorbées en elle comme si elles la constituaient ; elles renvoient en fait à ces connaissances qui tentent de saisir le moi en usant d’une méthode élaborée pour le monde extérieur. Ce qui doit être éliminé c’est une déformation défigurant le moi, déformation causée par la domination du mode de connaissance portant sur le monde extérieur, et non pas les rapports concrets du moi au monde extérieur.

Mais ce n’est pas tout. Il est important d’attirer l’attention sur le début du texte cité. Bergson parle là de l’abstraction opérée par la physique dans sa connaissance du monde extérieur. Or le monde que présente la physique n’est plus le monde naturel mais un monde rendu abstrait, qui n’est plus constitué que de rapports mathématiques. Ces formes qu’une « contemplation » du moi dans sa « pureté originelle », pour pouvoir advenir, devra avoir « éliminées ou corrigées », viennent donc du monde de la science physique non pas de ce monde naturel et empirique lui-même. Après cette épuration bergsonienne, le monde, non traité par la physique, non mathématisé, redevenu intact retrouverait avec le moi redevenu lui aussi pur son rapport essentiel. L’opposition est finalement entre le monde du moi pur, le monde encore gros d’une infinité de qualités sensibles et le monde de la science physique, le monde constitué désormais seulement, après ce traitement de rapports mathématiques. C’est pourquoi Bergson ne s’enferme pas dans la conscience solipsiste qui guette souvent la philosophie réflexive classique et peut, sans aucun inconvénient, parler d’un rapport authentique du moi pur à un monde extérieur naturel à partir de l’essence propre du moi.

Il n’en est certes pas moins vrai que, bien que les états de conscience impliquent toujours un rapport au monde extérieur, les descriptions de Bergson penchent vers le pôle du moi en écartant hors de son propos le monde extérieur et les modes de rapport qu’entretient le moi avec ce monde à travers le corps propre. En effet, une distance visible demeure entre les descriptions des états de conscience du premier chapitre, qui nous semblent porter sur les faits primordiaux se situant « avant » la séparation entre le monde et la conscience, et l’affirmation de la liberté de l’acte, quand il est acte qui émane du moi pur, que nous trouvons au troisième chapitre, moi qui semble bien être

38

distingué du monde extérieur. Cette distance est liée à cet écart interne que nous signalions dans l’Essai. Il s’agit précisément de la différence entre des états de conscience décrits tels qu’ils sont dans l’instant présent et la liberté subjective de l’acte du moi, qui elle se situe dans l’ouverture vers l’avenir. Nous verrons ce que signifie cette

différence.

C’est précisément que dans l’Essai Bergson n’aborde pas encore véritablement la question de la relation entre le monde du moi pur et le monde de la science physique, ni celle de la relation entre la conscience et son corps, qui seront mises au centre de Matière

et mémoire. Autrement dit, Bergson ne fixe pas a priori ce qui pourrait être une limite de validité de la notion de durée comme essence des seuls états de conscience. Ne s’applique-t-elle qu’au sujet humain, au monde humain ? Ou bien vaut elle aussi pour les animaux ou pour les végétaux, qui sont encore des vivants, ou même encore pour les choses inertes ? Laissant ouvertes toutes ces possibilités, Bergson concentre son attention sur l’aspect psychologique de ces états de conscience, et la durée y est donc forcément, celle d’un moi humain.

Quoi qu’il en soit, la description des états de conscience comme objet propre de l’Essai garde une portée ontologique générale. Nous pouvons dire d’emblée ce qu’est cette ontologie. C’est une ontologie de la singularité. Elle dit que tout est singulier, et par là détruit donc toute notion générale de l’Être.

Pour cela, il suffit de considérer ce de quoi Bergson en vient à parler réellement quand il s’efforce de décrire les états de conscience tel qu’ils sont et pour autant qu’ils sont. Revenons sur le texte cité, qui évoquait une feuille de papier éclairée par quatre bougies. Que veut dire pareille expérimentation de pensée ? Bergson dénonce ici la fausse évidence de la perception quotidienne, qui croit et va jusqu’à croire percevoir qu’il y a une couleur propre à chaque chose et que c’est toujours cette unique couleur que l’on voit, qui nous apparait seulement différemment à cause de la variation de l’éclairage environnant. Il détruit les catégories classiques de la substance et des attributs essentiels et accidentels. Il n’est en effet pas vrai que « la surface reste blanche et que son éclat diminue ». Si l’on ne s’en tenait qu’à ce qu’on perçoit réellement, sans y mêler ni mémoire, ni désir secret de permanence, aucune idée ne surgirait d’une quelconque identité substantielle d’une surface, qui serait restée toujours aussi blanche « en elle-même ». Seuls des changements de nuance nous sont donnés, sans aucun support. Lisons la suite du texte cité : « Cette ombre est une réalité pour votre conscience, comme la lumière elle-même. Si vous appeliez blanche la surface primitive dans tout son éclat, il

39

faudra donner un autre nom à ce que vous voyez, car c’est autre chose : ce serait, si l’on pouvait parler ainsi, une nouvelle nuance du blanc »31. La surface éclairée par trois bougies n’est pas « la même surface mais seulement moins éclairée » que celle éclairée par quatre bougies, mais autre chose. C’est, pour ainsi dire, une autre substance.

Ici la différence entre substance et attribut est réduite à celle entre deux attributs, sans substance. Après l’élimination de la notion de substance, s’étend le spectre infini de différences, qui pourront être indéfiniment de plus en plus petites mais qui auront toutes le même statut ontologique. C’est bien un tel monde de différences de nuances, de singularités éphémères que les états de conscience nous présentent. Ces singularités évènementielles, qui précèdent toute fiction identitaire de « choses » et de « sujet » conscient permanent, auxquelles tout se réduit, ces qualités sensibles minuscules, des choses comme des sentiments profonds, ce sont d’abord, immédiatement, des états de conscience.

C’est pour l’indiquer plus manifestement que nous avons choisi le mot « singularité » au lieu de « qualité ». Tandis que la qualité nous semble être soumise à autre chose, que ce soit à la conscience la percevant comme sa qualité ou bien à la chose perçue comme son attribut, la singularité renvoie, elle, à l’existence même d’un existant en tant que celui-ci est considéré sous l’angle de sa teneur propre et singulière, variable et chaque fois unique selon le cours du temps. La singularité est le fait premier de notre conscience et cette clause restrictive, « de notre conscience », ne marque pas l’appartenance de la singularité à notre seule conscience mais la limite intérieure propre à notre conscience, le fond, le point le plus bas de celle-ci. Mais cette limite n’est point négative comme elle l’est chez Kant. Chez Bergson, la singularité est le fait premier que nous puissions connaître, de sorte qu’elle est le point de départ absolu pour toute notre expérience et pour tout notre savoir ; elle ouvre et constitue le champ de notre expérience concrète.

Ces singularités ne sont cependant pas ineffables par principe. Si elles l’étaient, ce serait en raison de l’absence empirique d’un sujet ou d’une communauté de sujets qui pourrait en témoigner éventuellement. Quelque chose (se) passe dans notre conscience, non remarqué explicitement par elle peut-être, quelque chose est apparu et a fuit avant que nous le fixions dans notre mémoire et le cristallisions en mots. Mais il y a toujours la possibilité de le faire. Comme le fait Bergson, chaque singularité peut être décrite rigoureusement et distinguée des autres. Chaque singularité jouit de sa factualité

31 Ibid., p. 40.

40

implacable et inamovible, qui lui donne l’éternité d’une Idée platonicienne. Les descriptions admirables de Bergson en font la preuve ; il discerne explicitement les formes singulières des états de conscience. Il écrit : « Ainsi, il y a plusieurs formes