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Les deux lectures de la théorie de la perception pure, et l’affection et l’affection

Chapitre II. La perception pure et l’image en soi

2.6. Les deux lectures de la théorie de la perception pure, et l’affection et l’affection

Reste une question, mais elle est la plus cruciale pour notre propos. Il s’agit de repérer le point de divergence implicite qui permet la bifurcation vers deux lectures différentes de la théorie de la perception pure. A cet égard, l’analyse de la présence paradoxale de l’image en soi, qui aboutit à dégager une nouvelle temporalité de la matière, a une importance décisive. Parce qu’avec cette autre temporalité nous retrouvons cette possibilité d’une alternative continuité – rupture entre matière et vie qui était déjà impliquée par le cas du toucher – simple contact. L’enjeu ultime est de savoir comment comprendre le risque que comporte cette autre temporalité, celui de supprimer la relation

139 Le caractère temporel de la perception, qui est rapport spatial « de l’organisme à des objets plus ou moins lointains », est bien illustré par ce passage : « La distance qui sépare notre corps d’un objet perçu mesure donc véritablement la plus ou moins grande imminence d’un danger, la plus ou moins prochaine échéance d’une promesse » (ibid., p. 57, souligné par nous).

110 minimale entre le passé et le présent.

On peut cependant admettre que ce risque constitue bien la structure essentielle du temps, et alors construire une temporalité fondée sur ce risque140. C’est ce que nous avons désigné par « autre temps », « autre temporalité ». Comme nous l’avons dit, cette autre temporalité a pour structure la tension entre le passé et le présent. Or la source de cette tension vient de la tendance qu’a le passé à la spatialisation en s’assimilant complètement le présent. Ce risque de spatialisation, de détemporalisation est donc essentiel à cette autre temporalité. Nous pouvons la tenir maintenant pour la temporalité qui est originaire, et matérielle. Elle est matérielle, en ce sens que sans autre intervention, intervention ne venant que du vivant, elle aboutit nécessairement à la matière, par auto-neutralisation. Elle est néanmoins originaire, parce qu’elle est celle qui est également ouverte à tous les efforts du vivant : en d’autres termes, les divers temps des vivants ne seraient qu’autant d’efforts pour empêcher cette temporalité de se neutraliser. En tant que telle, elle est le point où commence le temps du vivant141.

Mais il apparaît qu’il y a alors au moins deux façons pour le vivant de s’efforcer d’empêcher cette neutralisation. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, le vivant peut former une autre connexion entre mouvements en interrompant celle qu’il reçoit, qui est mécanique. Il dégage alors la présence autrement fugace et précaire de l’image en soi, en « l’extrayant » et s’en faisant une représentation perceptive, arrêtant ainsi sa tendance inhérente à la spatialisation, qui tend à défaire cette présence en la poursuite du mouvement mécanique. Le vivant obtient donc par là la perception, et il forme un ensemble dont il est le centre. Ce n’est alors pour lui plus l’univers matériel, mais « mon univers ». Avec la perception, qui signale le premier exercice de la liberté du vivant, commence le temps du vivant, qui consiste en la connexion au mouvement mécanique d’un autre mouvement, volontaire, après rupture de cette connexion mécanique.

Cependant, nous constatons qu’il y a une autre façon d’éviter la spatialisation, autre façon qu’on peut découvrir dans l’élément complémentaire que Bergson ajoute à sa théorie de la perception pure afin d’y rectifier ce qu’elle gardait de trop abstrait, quoique

140 C’était la conclusion de notre analyse des deux phases de l’autre temporalité : la seconde phase est déjà immanente à la première.

141 D’où une implication assez étrange : cette autre temporalité n’est proprement ni temps de la matière ni temps du vivant, en étant en quelque sorte la source commune des deux. Elle est en elle-même tension foncièrement précaire, jamais stable, alors que le temps de la matière et les temps des vivants en sont des formes de stabilisation. Nous développerons plus clairement ce point dans notre étude de la mémoire pure bergsonienne.

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ce fût alors inévitable. C’est l’affection. Il la définit comme un cas limite de la perception :

Passez maintenant à la limite, supposez que la distance [entre l’objet perçu et notre corps] devienne nulle, c’est-à-dire que l’objet à percevoir coïncide avec notre corps, c’est-à-dire enfin que notre propre corps soit l’objet à percevoir. Alors ce n’est plus une action virtuelle, mais une action réelle que cette perception toute spéciale exprimera : l’affection consiste en cela même. […] Son action virtuelle concerne les autres objets et se dessine dans ces objets ; son action réelle le concerne lui-même et se dessine par conséquent en lui142.

Cette prise en compte de l’affection est la première adjonction à la théorie de la perception pure, car elle nous rappelle l’action réelle que peut avoir notre corps. Certes, Bergson avait évoqué l’affection tout au début du chapitre. Elle était la marque qui permet de distinguer mon corps comme corps vivant propre d’autres images : « Pourtant il en est une qui tranche sur toutes les autres en ce que je ne la connais pas seulement du dehors par des perceptions, mais aussi du dedans par des affections : c’est mon corps »143. On comprend déjà qu’il y a deux façons de sortir de la nécessité de la matière : la première par la perception, et c’est de cette façon que des objets individuels apparaissent. La seconde par l’affection, autre façon, pour les êtres vivants de manifester une individualité, la leur car de l’intérieur. Mais Bergson n’avait recours alors à l’affection qu’en tant qu’elle était indice d’une action libre, volontaire, afin de montrer brièvement le trait distinctif de mon corps comme image tranchant sur les autres. Ce qui est maintenant approfondi, c’est le statut de l’affection, non comme indice d’un acte libre ou réel, mais comme connaissance réelle de l’intériorité. L’affection est cette « perception spéciale » qui porte sur mon corps ou plus précisément sur une action réelle qui a lieu en lui. En effet, comme nous l’avons vu dans le cas du toucher de l’amibe, qui ne se distingue à vrai dire pas clairement du simple contact de deux boules de billard, s’il n’y a pas distance, il semble que ne puisse avoir lieu que quelque chose qui soit en fait réellement une réaction et non proprement une perception.

La question est donc de savoir comment une telle perception, qui est justement celle

d’une réaction réelle, est possible, alors que la condition de la perception était

précisément l’interruption d’une telle réaction. La différence de l’affection avec le cas du simple contact tient d’abord à ce que l’objet de l’affection est bien mon corps lui-même,

142 Ibid., p. 57-58.

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ne lui est pas extérieur. Mais cela semble rendre le problème plus difficile : comment est-il possible que j’aie une connaissance, une perception véritable portant sur mon corps, si ce dernier est la condition de la possibilité de la perception elle-même ? Comment peut-il y avoir une perception de ce qui est la condition de toute perception ?

Cependant nous trouvons aisément les éléments de la réponse dans l’examen des conditions de la perception elle-même. Si, pour qu’il y ait perception, il fallait, comme on l’a vu, qu’il y ait interruption de la réaction, dans l’affection, si elle est aussi perception, il devra donc y avoir là aussi quelque chose qui arrête, qui suspende la réaction automatique de mon corps. Pourtant, à la différence de la perception, ce quelque chose vient moins de l’extérieur que de l’intérieur de l’objet perçu. Par conséquent, l’affection, qui est la perception d’une action réelle, ne sera possible que moyennant un certain freinage intérieur de cette action réelle. Nous retrouvons donc là la même structure contradictoire que dans le cas de la présence virtuelle de l’image en soi. De même que l’image en soi de la matière voyait sa présence aussitôt neutralisée, l’affection portera sur une action neutralisée. Bergson relève cette contradiction de l’affection : « Il me semble que chacune d’elles [mes diverses affections] contient à sa manière une invitation à agir, avec, en même temps, l’autorisation d’attendre et même de ne rien faire »144.

Mais il faut ici éviter de confondre. Tandis que le paradoxe de la présence de l’image en soi présentait une condition d’impossibilité pour la perception réelle de cette image (et la perception consistait précisément à lever cette condition d’impossibilité en interrompant, s’agissant de cette image en soi et dans le cadre de cette perception, la continuité du mouvement mécanique), la double exigence contradictoire impliquée par l’affection, celle d’agir et de ne pas agir, est bien la condition de possibilité de l’affection comme perception spéciale. La différence tient à l’existence de ce freinage. Dans le cas de la présence de l’image en soi, il n’y a pas d’interruption réelle du mouvement. Il y a seulement que l’intervalle insaisissable de l’instant, entre le passé et le présent, fait différer la continuation des mouvements mécaniques de l’univers. C’est pourquoi la présence est en fin de compte aussitôt neutralisée, et la contradiction résolue, en un sens, avant même qu’elle soit posée. Si nous avons alors parlé malgré tout de contradiction, celle-ci ne se trouvait pas entre la continuation (qui a lieu) du mouvement et son interruption (aussitôt virtualisée d’actuelle qu’elle n’aura presque pas été, et qui n’a donc

144 Ibid., p. 12.

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pas lieu), mais dans la nécessité contradictoire qu’à la fois existe et n’existe pas cet instant qui distingue le présent du passé, dans cet instant comme contradiction inhérente à ce mouvement mécanique sans interruption réelle. Il s’agissait en somme du présent minimal, de cette individualité minimale que l’on ne peut pas ne pas supposer mais que l’on ne peut pourtant pas en même temps poser positivement. S’agissant donc cette fois de l’affection, il ne serait pas exact de parler d’une action neutralisée ν il s’agit bien d’une action réelle, et Bergson insiste là-dessus145. Mais il est certain qu’il ne s’agit pourtant pas d’une action réelle au sens ordinaire, pour autant qu’elle doit comporter d’une certaine manière un freinage à l’action pour pouvoir satisfaire à la condition de la perception en général. Comment alors caractériser l’action en question ?

Revenons sur ce fait important que le freinage vient de l’intérieur. Cela fait que l’action de mon corps est, de l’intérieur, divisée en deux, l’agir et le freiner. Pour mettre en lumière ce point, commençons par rappeler qu’il y a composition de mon corps puisque c’est un corps vivant. Mon corps n’est pas une image unique, mais un composé, une communauté d’images : « Mais à mesure que l’organisme se complique, le travail se divise, les fonctions se différencient, et les éléments anatomiques ainsi constitués aliènent leur indépendance »146. Cette communauté du travail se constitue moyennant l’aliénation de leur indépendance pour les images qui constituent le corps. La division principale du travail est celle entre une partie passive et une partie active : « Dans un organisme tel que le nôtre, les fibres dites sensitives sont exclusivement chargées de transmettre des excitations à une région centrale d’où l’ébranlement se propagera à des éléments moteurs. Il semble donc qu’elles aient renoncé à l’action individuelle pour concourir, en qualité de sentinelles avancées, aux évolutions du corps tout entier »147. Cette aliénation, cet abandon de l’action individuelle signifie bien l’arrêt du prolongement du mouvement reçu en réaction immédiate. Pourtant, mêmes ces fibres sensitives ne perdent pas complètement leur capacité de réagir, pour autant qu’elles se sont développées à partir d’un organisme élémentaire dont toutes les parties pouvaient se mouvoir, comme on le voit dans le cas de l’amibe.

C’est bien pourquoi Bergson parle d’« immobilité relative » pour l’élément sensitif148.

145 « Ce n’est plus une action virtuelle, mais une action réelle que cette perception toute spéciale exprimera : l’affection consiste en cela même » (ibid., p. 58, souligné par nous).

146 Ibid., p. 55-56.

147 Ibid., p. 56.

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Immobilité relative implique mobilité relative. Et il peut donc y avoir opposition entre immobilité et mobilité dans l’élément sensitif. Bergson prend l’exemple de la douleur. Quand un organisme supérieur est menacé de destruction, ses éléments sensitifs sont aussi exposés à cette menace. Ils sont alors placés dans un conflit entre la nécessité de rester, pour signaler le danger à l’organisme dans son ensemble, et une tendance impuissante à se mouvoir eux-mêmes pour échapper à ce danger. De fait, éléments d’un tout, ils sont désormais condamnés à l’immobilité par la division du travail, ils ne sont plus capables, comme l’étaient leurs ancêtres dans l’évolution, de se mouvoir eux-mêmes réellement pour fuir ce danger. Mais l’évolution n’a cependant pas supprimé cette « tendance motrice ». Bergson en tire une définition de la douleur :

Toute douleur doit donc consister dans un effort, et dans un effort impuissant. Toute douleur est un effort local, et c’est cet isolement même de l’effort qui est cause de son impuissance, parce que l’organisme, en raison de la solidarité de ses parties, n’est plus apte qu’aux effets d’ensemble149.

Voilà la réponse finale à notre question de savoir comment est possible la perception spéciale d’une action réelle. L’action en question n’est pas une action neutralisée, mais une action locale. Rappelons à nouveau que toute perception n’est possible que par l’interruption de la réaction immédiate. Dans l’affection, la réaction immédiate, qui n’est autre que la tendance motrice de l’élément sensitif, est freinée, étant limitée, isolée

spatialement, ne concernant qu’une partie de l’organisme. Tandis que la perception interrompt la réaction, l’affection la limite parce qu’elle doit être négligée et ne pas se propager, ne concernant qu’une partie du corps. La perception est l’exclusion de toute réaction mécanique, tandis que l’affection en est l’inclusion limitatrice. Pour emprunter l’évocation d’un autre contraste à Bergson, alors que la perception vient de l’accueil d’un mouvement qui n’est pas prolongé en réaction immédiate, la douleur surgit de la répulsion par la partie lésée, d’un mouvement extérieur150. L’affection n’est pas connaissance d’un objet immobilisé, mais d’une action inefficiente ; cette dernière est bien réelle, mais ne produit pas vraiment l’effet qu’elle ébauche seulement ; son effet réel, si l’on peut encore parler d’une telle chose, n’est autre qu’une sorte de piétinement,

149 Ibid.

150 « […] Il doit y avoir un moment précis où la douleur intervient : c’est lorsque la portion intéressée de l’organisme, au lieu d’accueillir l’excitation, la repousse » (ibid.). Plus généralement, Bergson dit que l’affection lutte contre une action du dehors, et « absorbe ainsi quelque chose de cette action » (ibid., p. 57).

115 de mouvement sur place.

C’est pourquoi, à la différence de la perception, l’affection est une connaissance obscure, confuse151. Elle prend pour objet à percevoir cette partie de mon corps où des éléments sensitifs ont subi une lésion. Mais comme ces éléments sensitifs, sans pouvoir réagir par un mouvement réel, ne restent pas pour autant inactifs et font des efforts impuissants, cette partie, qui n’est pas isolée complètement des autres parties, interagit avec ces autres parties par sa tendance à se mouvoir, à réagir. L’affection ne représente donc pas un tableau, mais un mouvement.

Nous voyons ici que la question de la perception du mouvement en tant que tel se pose naturellement. Si l’intuition bergsonienne est connaissance du mouvant, ne devrait-elle alors pas prendre moins la forme d’une perception que d’une affection152 ? Nous nous bornerons à poser cette question sans pouvoir y donner une réponse, qui déborderait le cadre de notre présente étude.

Maintenant, relativement au risque susmentionné de l’autre temporalité, on peut se demander ce que signifie le mode de l’affection. Le mode perceptif consiste à éliminer le risque de spatialisation de la temporalité en suspendant la tendance à réagir. Par contre, le mode affectif, étant réaction esquissée, semble bien conserver ce risque sous une autre forme. Avec cette tendance motrice propre à l’élément sensitif, qui assure une continuité au mouvement mécanique, la spatialisation matérielle demeure dans l’organisme. Mais elle est cependant en même temps limitée par la constitution organique du corps vivant. Par conséquent, l’élément sensitif est ce lieu où deux séries de mouvement de type différent se croisent sans s’unir, dont l’une est une séquence de mouvements « réflexes » qui ne sont par essence pas différents du mouvement mécanique matériel, et dont l’autre est le mouvement libre n’advenant qu’au niveau de l’organisme dans son ensemble. D’où la contradiction entre « l’invitation à agir » et « l’autorisation de ne rien faire », contradiction qui caractérise en propre l’affection. Tout se passe finalement comme si la tension de l’autre temporalité gagnait une forme stable par cette coexistence des mouvements mécaniques et des mouvements vitaux dans l’élément sensitif.

Mais posons-nous la question : comment est-ce possible ? Comment peut-il y avoir à

151 « Le danger peut être mortel et la douleur légère ; la douleur peut être insupportable (comme celle d’un mal de dent) et le péril insignifiant » (ibid., p. 56).

152 Frédéric Worms a présenté une pareille hypothèse, bien que ses raisons soient différentes des nôtres : « L’affection prépare l’intuition » (F. Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, op. cit., p. 134).

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la fois mouvement mécanique et mouvement vital, si le mouvement mécanique est spatialisation par auto-suppression de l’autre temporalité et si le mouvement vital interrompt cette spatialisation ? Cette coexistence est possible grâce à la transformation de la tension originelle propre à l’autre temporalité en tension spatiale entre la partie de l’organisme concernée et l’ensemble de l’organisme. La tendance à la spatialisation et la tendance à s’y opposer ou à l’arrêter se distribuent entre cette partie qui est l’élément sensitif et l’organisme dans son ensemble.

Mais il faut ici être plus précis, car cette distribution se fait en réalité à l’intérieur de l’élément sensitif lui-même, puisque celui-ci, à la fois, s’oppose à l’ensemble et fait partie de cet ensemble. Par conséquent, cette tension spatiale ne se situe pas entre un endroit de mon corps et le reste, mais dans cet endroit lui-même. L’élément sensitif est divisé de l’intérieur en deux ; il est le lieu où la spatialisation et son freinage adviennent simultanément. Rappelons que l’affection est bien une action réelle, en ce sens qu’elle est un effort, même s’il est impuissant. Cette action de l’élément sensitif ne produit pas son effet sur un autre objet, mais se retourne sur lui-même. Cet effet qu’elle produit sur lui-même est bien effort, vu que tout effort est en fait une forme d’opposition entre une tendance à faire quelque chose et son obstacle. L’action, en rencontrant l’opposition de l’obstacle, se retourne vers son origine et produit le sentiment de l’effort. Nous voyons par là que ce qui se produit en fin de compte est une distanciation interne. Même si Bergson insiste sur le fait que l’affection surgit quand la distance devient nulle, pour qu’il puisse s’agir encore d’une action réelle, il faut bien pouvoir parler d’une certaine distance qui sépare le sujet et l’objet de l’action, sans laquelle on ne saurait plus distinguer entre action réelle et action virtuelle. L’expression « effort » nous suggère qu’il s’agit d’une distanciation interne au sujet de l’action lui-même. Nous venons de