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Chapitre II. La perception pure et l’image en soi

2.2. Un « réalisme réflexif »

Avant d’approfondir cette question décisive, qui se reposera lors de l’explication de la forme consciente de la perception, revenons sur la déduction de la nécessité de la perception. Il nous faut bien comprendre ce que veut dire ici « déduction ». L’écart entre les deux schèmes possibles que nous venons d’indiquer pour interpréter la perception étant laissé de côté, l’argument essentiel de cette déduction est très aristotélicien. Pour Aristote, la sensorialité, ou la perception, est nécessaire pour un vivant parce qu’elle lui transmet des informations sur le monde extérieur qui sont indispensables pour sa survie : « Si donc tout corps capable de locomotion n’est pas un corps doué du sens, il va périr sans parvenir à sa fin, alors que c’est ce à quoi travaille la nature »95. Une pareille idée est explicite chez Bergson. Soit une image quelconque qui communique mécaniquement un mouvement à d’autres images. « Comme elle n’aura pas à choisir, écrit Bergson, elle n’a pas non plus besoin d’explorer la région d’alentour, ni de s’essayer par avance à plusieurs actions simplement possibles »96. C’est l’indétermination, la marge laissant possibilité de choix qui appelle le besoin de se préparer à diverses actions possibles et il est facile de voir dans l’apparition de ce besoin ce qui rend nécessaire la perception. Ce lien entre l’indétermination et le besoin d’obtenir des informations sur l’environnement par la perception est en dernière analyse soumis à la finalité vitale. C’est pour pouvoir

94 Ibid.

95 Aristote, De l’âme, 434 a 32-b 1 ; trad. R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 252.

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vivre ou survivre que s’il y a indétermination de la réaction il faut nécessairement qu’il y ait perception97.

Ce que Bergson entend par déduction, c’est au fond la découverte empirique de cette logique réelle qui mène de l’indétermination à la nécessité de percevoir. A l’encontre d’une déduction logique, où il est important de montrer qu’un conséquent est correctement tiré d’un antécédent, la déduction bergsonienne porte sur ce que peut être le principe à la lumière duquel un phénomène comme la perception pourra trouver une explication raisonnable et cohérente. Rappelons-nous ce que Bergson nous a dit de l’échec commun du réalisme et de l’idéalisme : ils ne savent pas expliquer la perception sans faire intervenir quelque deus ex machina. Ou bien le cerveau devient une image mystérieuse capable de créer d’autres images, ou bien l’ordre de la nature, à savoir la réalité objective du monde, devient un mystère qui n’est compréhensible que grâce à une certaine harmonie préétablie. Or le principe d’indétermination peut être ce principe, en tant que l’on voit bien la logique qui lie ce principe d’indétermination à la nécessité de la perception. Ce principe ici est principe pour une découverte empirique, mais cette découverte ne porte pas sur un fait empirique mais sur une nécessité réelle, qui apparaît sous la forme d’un besoin de percevoir.

Pour résumer, la perception est découverte en tant qu’elle est ce qui est nécessaire pour qu’un vivant doué d’une latitude d’action puisse exister, survivre, et dans cette mesure, la perception n’est pas un phénomène mystérieux qui ne serait explicable que par quelque deus ex machina. Cela veut dire finalement que la perception n’est compréhensible que dans le contexte comportemental d’un vivant, d’« un corps vivant et

agissant »98.

Cependant, pour que cette sorte de déduction acquière une validité suffisante, elle doit

97 Ainsi, Frédéric Worms souligne : « Le véritable et indépassable présupposé de la théorie de la connaissance, selon Bergson, ce n’est pas la conscience, mais c’est la vie » (F. Worms,

Introduction à Matière et Mémoire de Bergson, Paris, PUF, 1λλι, p. 55). Ce point est d’autant

plus important que beaucoup de lecteurs de cet ouvrage ne soulignent que l’absolue identité ontologique des images, sans y voir également une différence irréductible entre certaines images (corps vivants, corps affectifs) et les autres, si bien que Bergson leur apparaît comme naturaliste naïf qui oserait à déduire la conscience des rapports seulement matériels entre les choses. Mais la conscience n’est jamais réduite à l’image en soi. Elle est l’écart même entre action et réaction rendu possible par la latitude, l’indétermination de la vie, et c’est elle qui donne la forme consciente à l’image en soi, qui fait donc surgir l’image perceptive de notre perception. Autrement dit, l’image en soi n’est pas en elle-même consciente, mais seulement le corrélat de la

conscience perceptive. Nous reviendrons sur ce point dans nos études sur L’Evolution créatrice.

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encore être complétée par un autre argument. Dans la déduction en question, nous n’avons pas simplement l’explication de la nécessité de la perception, mais une précompréhension de ce qu’est la perception. Celle-ci est « une relation variable entre l’être vivant et les influences plus ou moins lointaines des objets qui l’intéressent »99. Il reste à vérifier si cette précompréhension correspond à ce que le sens commun pense de la perception. Sans un tel examen, on ne saura pas si l’objet de l’explication fournie par la déduction bergsonienne est bien ce qui est communément entendu par « perception », ou bien quelque chose d’autre. En d’autres termes, pour que cette déduction ne soit pas une redéfinition arbitraire et purement verbale du mot « perception », le renouvellement qu’elle apporte à la compréhension courante de la perception doit être cependant intégrable en termes du sens commun. La seconde partie de la théorie de la perception pure assume cette tâche. Il s’agit de pouvoir rendre compte de la forme consciente de la perception. Pourquoi la perception, qui est une relation comportementale d’images à une image centrale capable de librement agir, nous apparaît-elle comme un tableau ? Pourquoi la perception prend-elle la forme d’une représentation, alors qu’elle ne reproduit rien ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord préciser ce que la question demande exactement. Comme Bergson le déclare, il n’est pas question de déduire la conscience100. C’est que la différence entre la perception comme relation comportementale et la perception comme représentation n’est pas du genre de celle entre la chose en soi et le phénomène. En effet, sans lui reconnaître la phénoménalité il est impossible de penser le monde extérieur. La raison pour laquelle une déduction de la conscience n’est pas nécessaire est en effet que ce que nous prenons pour l’aspect conscient du monde, son phénomène, constitue en fait une partie réelle et inhérente du monde lui-même. L’argument de Bergson sur ce point a une portée beaucoup plus vaste, et il est décisif malgré son caractère succinct. Il déclare qu’aucune théorie de la matière n’est capable d’éviter de présupposer la phénoménalité :

Réduisez la matière à des atomes en mouvement : ces atomes, même dépourvus de qualités physiques, ne se déterminent pourtant que par rapport à une vision et à un contact possibles, celle-là sans éclairage et celui-ci sans matérialité. Condensez l’atome en centres de force, dissolvez-le en tourbillons évoluant dans un fluide continu : ce fluide, ces mouvements, ces centres ne se déterminent eux-mêmes que

99 MM, p. 29.

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par rapport à un toucher impuissant, à une impulsion inefficace, à une lumière décolorée ; ce sont des images encore101.

Si nous n’accordons pas une forme d’image, même minimale, à la réalité extérieure, nous ne pouvons plus rien en dire102. Bien qu’il soit impossible de voir, d’observer directement les mouvements des atomes, ou les tourbillons de niveau subatomique, ces mouvements doivent être représentables ou imaginables. Ils seraient perçus s’il y avait un être capable de les percevoir, et dans cette mesure ils possèdent des qualités perceptibles même si celles-ci sont hors des modalités ou de la portée de notre propre préhension perceptive. Les expressions paradoxales de « toucher impuissant », « impulsion inefficace », « lumière décolorée » signifient qu’il s’agit seulement dans ces images de la possibilité de percevoir, non pas de quelque chose d’objectivement observable. Remarquons au passage que Bergson emploie des expressions contradictoires pour dire cette possibilité. Cela veut dire que cette possibilité n’est pas quelque chose du genre de ce à quoi l’on pense habituellement. En fait, cette possibilité concernant l’enjeu essentiel de notre propos, nous y reviendrons. Si l’on voulait ici le comparer à Kant, nous pourrions dire que Bergson substitue à la distinction entre chose en soi et phénomène celle entre perceptible (ou représentable) et perçu.

Il est important de comprendre quelle est la portée de cette notion de perceptible. Le perceptible marque certes une limite pour notre pensée, limite qui conditionne tous les discours théoriques sur la matière, sur la réalité extérieure : le perceptible est donc posé comme à la fois indépassable et nécessaire. C’est « une nécessité théorique ou

épistémologique » ou même tout simplement une « nécessité logique »103. Pourtant, ce perceptible n’est pas simplement une forme de notre pensée, à laquelle l’accès pour nous à la connaissance des choses extérieures devrait se soumettre. En fait, cette condition pour notre pensée est aussi bien condition « objective », « pour la réalité » : le perceptible est également la forme d’existence de la réalité extérieure elle-même et en

101 Ibid., p. 32.

102 Bergson a présenté un même argument sous une forme plus concise dans « Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique » : « Mais la vérité est que le réalisme ne se maintient jamais à l’état pur. On peut poser l’existence du réel en général derrière la représentation : dès que l’on commence à parler d’une réalité en particulier, bon gré mal gré on fait plus ou moins coïncider la chose avec la représentation qu’on en a » (ES, p. 204). Ce réalisme, qui englobe toutes les tendances de pensée, a beau vouloir mettre un écart entre ce que nous percevons et le réel, ne peut cependant pas ne pas en venir à assimiler plus ou moins la représentation perceptive à ce réel.

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elle-même. La chose existe de manière à pouvoir être perçue s’il y a un être qui le peut104. Elle est possibilité réelle, possibilité qui existe en tant que possibilité105. Nous parvenons là à un point où l’usage conventionnel des catégories de modalité devient presque impossible. C’est l’indice qu’il y a là un vrai problème philosophique, qui impose à la pensée de s’aventurer à penser par elle-même sans plus pouvoir encore recourir à ses instruments préétablis. Ce qu’indique le terme éminemment problématique de « virtuel » commence à faire pressentir l’importance de son enjeu. Nous allons voir en effet quel rôle décisif il joue dans la théorie de la perception pure.

Ainsi, avec Bergson s’opère un tournant irréversible menant au-delà du kantisme. L’argumentation bergsonienne dénonce l’illégitimité de la limitation kantienne. Les limites de notre pensée ou les conditions de nos énoncés théoriques ne sont pas des limites de nous-mêmes, limites infranchissables au-delà desquelles on pourrait penser que se trouverait la vraie mais inaccessible réalité, car une réalité ainsi pensée comme absolument transcendante est tout simplement une contradiction logique. Si l’on peut penser une certaine chose comme tout à fait au-delà des formes de notre pensée, cette forme ne contiendra, ne limitera pas notre pensée, car notre pensée aura pu penser quelque chose se trouvant au-delà de ces formes prétendues de notre pensée, et cette chose que l’on avait dite au-delà des limites de notre pensée ne sera pas vraiment au-delà de notre pensée. Cet argument est certes bien connu, depuis l’époque de Kant lui-même106. Le tour de force de Bergson est de convertir la question des limites ou de la

104 D’après Frédéric Worms, la notion d’image « nous dit simplement que l’on ne peut par principe rien se représenter qui ne puisse faire l’objet d’une représentation » (ibid.). Mais à nos yeux, Bergson va jusqu’à faire de cet être pouvant faire l’objet d’une représentation le mode d’existence même de la chose elle-même. Pour parler en termes de phénoménologie, l’image en soi bergsonienne désignerait l’existence même de la structure de corrélation de l’intentionnalité

avant même et en attente de l’émergence du sujet conscient de cette intentionnalité. Une telle

structure lui préexisterait, où la place du sujet conscient serait encore vide.

105 Nous allons voir que cette possibilité réelle comme image en soi concerne le mouvement de l’univers matériel. Rappelons la définition aristotélicienne du mouvement : « l’entéléchie de l’étant en puissance en tant que tel est un mouvement » (Aristote, Physique, III, p. 201 a 10-11 ; trad. P. Pellegrin, Paris, GF Flammarion, 2002, p. 162).

106 La chose en soi kantienne est donc en elle-même contradictoire. C’est pourquoi la substitution du perceptible à la chose en soi a un sens philosophique important. L’envers de cette contradiction, ou la même contradiction, se retrouve quand on veut assimiler condition de notre pensée et limite de notre pensée. Nous ne pouvons pas admettre une telle limitation anthropologique, parce que celle-ci n’est possible qu’à partir d’un point de vue qui, en déterminant la limite de notre pensée, par cette condition même l’outrepasse déjà (en posant une intelligence divine, ou une intuition divine). La contradiction est évidente : l’homme lui-même se figure parvenu à un point de vue qui lui serait cependant en même temps inaccessible, afin de limiter sa propre pensée : en disant que la condition de notre pensée est une condition qui ne vaut

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condition inéluctable de la pensée en la recherche de la modalité d’existence de la réalité. Il réussit à dissiper définitivement cette illusion d’un dehors absolument irrelatif et à jamais inaccessible à notre mode de pensée, illusion à laquelle Kant n’avait pas su échapper, captivé par son fameux concept de chose en soi. Au lieu de soutenir que la réalité extérieure inaccessible telle qu’elle serait en soi se conformerait à la forme de notre pensée pour n’apparaître qu’en tant que phénomènes, Bergson soutient que c’est parce que cette forme est déjà au fond celle de l’existence de la chose elle-même qu’elle est aussi la forme de notre pensée107. D’où s’ouvre une voie allant de la forme ou de la condition de notre pensée à la forme de l’existence de la réalité.

Bergson exprime cette idée de manière brève en la présentant comme n’étant autre que la position du sens commun dans son avant-propos à la septième édition : « Cet esprit [le sens commun] croirait naturellement que la matière existe telle qu’il la perçoit ; et

puisqu’il la perçoit comme image, il ferait d’elle, en elle-même, une image »108. Ce passage de la fidélité de la perception à l’existence de la chose comme perception, de l’image perçue à l’image existant en soi peut sembler illégitime et être pris pour le signe d’un réalisme naïf au sens où il admet comme évident l’identité entre la perception et la réalité.

que pour notre pensée, on s’est déjà placé en dehors, et au lieu de rester déterminé par ce qui conditionne notre pensée, on a inversement soumis cette condition à notre pensée ; ce faisant, avec l’envisagement de ce point de vue supposé divin qu’on a été contraint d’invoquer pour se limiter, on a au contraire dépassé cette condition de notre pensée à laquelle pourtant, selon sa propre affirmation, toutes les pensées y compris la sienne devaient rester soumises. D’ailleurs, c’est bien à partir d’un tel point de vue, à la fois posant et outrepassant une condition pour notre pensée et constituant ainsi une inconséquence intrinsèque, qu’il devient possible de parler de chose en soi.

107 Certes, Bergson n’est ni le seul ni le premier qui délégitime le concept de chose en soi kantien grâce à un autre. En fait, on peut même dire que l’entreprise commune des philosophes postkantiens (de Fichte à Schelling et à Hegel) consiste en un détrônement de la chose en soi inconnaissable par une intuition intellectuelle qui veut ou bien rendre cohérent le système kantien ou bien le dépasser. La particularité de l’image en soi bergsonienne détermine comme le perceptible réside dans le fait qu’elle est introduite pour comprendre les conditions de possibilité de la recherche empirique et de la connaissance scientifique du monde externe sans tomber pour autant dans un absolutisme métaphysique. Bergson garde le motif empiriste de la chose en soi kantienne, tout en refusant son absolue inconnaissabilité. En ce sens, on peut penser plutôt à un Peirce tel que K.-O. Apel l’interprète dans sa Transformation de la philosophie. D’après Apel, Peirce a opéré une « transformation de la distinction kantienne qui tient compte des motifs kantiens légitimes, sans pour autant succomber à ses difficultés. En effet, au lieu de distinguer entre objets connaissables et inconnaissables, Peirce distingue entre le réel connaissable « in the

long run » et le connu factuel de tel ou tel cas, sous réserve de faillibilisme » (K.-O. Apel, « De

Kant à Peirce », dans Transformation de la philosophie, t. I, trad. C. Bouchindhomme, T. Simonelli, D. Trierweiler, Cerf, 200ι, p. 426). A la place d’une chose en soi inconnaissable, il faut parler d’un perceptible, et donc d’un connaissable.

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Pourtant, il est justifié par la neutralisation de son contre-argument. On objectera qu’un tel passage n’est pas justifiable : il n’y aurait pas d’argument positif le permettant. Cependant, la position opposée, qui borne le statut ontologique de l’image à celui d’un être perçu par l’esprit notre esprit, se heurte à une contradiction explicite. Une telle limitation présuppose une réalité inimaginable, donc inaccessible, mais dont on est néanmoins obligé de parler comme si l’on y avait accès. Par conséquent, la seule voie que l’on peut emprunter est celle de construire la réalité en fonction de l’image perçue109. Autrement dit, on peut, et l’on doit, penser rétroactivement à la façon dont la réalité doit nécessairement être s’il faut qu’elle puisse être conforme aux conditions nécessaires de nos énoncés théoriques110. C’est bien cet essai de construction qui distingue la position de Bergson du réalisme naïf111. On peut caractériser cette position de Bergson comme un « réalisme réflexif », dans la mesure où il nous assure bel et bien un accès à la réalité extérieure moyennant une prise en compte des conditions de tout énoncé théorique valide sur la réalité, qui permet d’aller à la réalité elle-même. Le terme que nous choisissons de « réflexif » ne signifie pas seulement un examen réflexif des conditions de la pensée par la pensée elle-même, mais désigne aussi ce mouvement de la pensée qui va d’abord vers

109 La notion d’image en soi doit être acceptée comme une pensée conséquente. C’est ainsi que Bergson affirme la validité de cette notion comme étant absolument nécessaire : « Aucune doctrine philosophique, pourvu qu’elle s’entende avec elle-même, ne peut d’ailleurs échapper à

cette conclusion » (MM, p. 258, souligné par nous).

110 Nous trouvons une pareille idée dans le projet phénoménologico-métaphysique de Renaud Barbaras, qui dépasse la phénoménologie vers la cosmologie et la métaphysique. Concernant la possibilité de la perception ou de l’apparaître, il écrit : « […] Les choses ne peuvent nous apparaître que dans la mesure où elles apparaissent d’abord en elles-mêmes : c’est parce qu’elles se prêtent pour ainsi dire à notre appréhension, en esquissent déjà par elles-mêmes le geste, que nous sommes capables de les percevoir » (Renaud Barbaras, La Vie lacunaire, Paris, J. Vrin,