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Chapitre III. La mémoire pure et l’« image invisible » invisible »

3.4. Présent vécu et temporalisation

Nous avons vu que c’est dans la différence entre le présent idéal et le présent vécu que s’ouvrait l’espace pour cette interprétation, cette théorie du temps. Il est donc temps, c’est le cas de le dire, d’examiner comment Bergson met en œuvre cette temporalisation dans ses déterminations de présent et de passé. Comme nous l’avons indiqué, Bergson commence par la « conversion » positive qui convertit l’insaisissabilité du présent idéal en la durée propre du présent lui-même : « […] Ce que j’appelle « mon présent » empiète tout à la fois sur mon passé et sur mon avenir »212. Cette conversion rend ce présent dépendant de déterminations du passé et de l’avenir qu’il englobe. Tout se passe comme si ce présent se déterminait alors comme une dimension dépendante ou même dérivée de ces deux autres dimensions du temps, censées être elles-mêmes plus « substantielles ». Tout dépend donc de cette substantialité du passé et de l’avenir, si doit être évité ce vide

211 Ajoutons une précision quant au statut de la présente théorie de la temporalisation. Cette théorie ne se borne pas à présenter la théorie proprement bergsonienne du temps, qui est celle de la durée, mais est esquissée afin de fournir un cadre interprétatif général pour une pensée du temps. Dans cette mesure, si elle dépasse le bergsonisme, nous pensons qu’elle ne trahit cependant pas l’esprit philosophique de Bergson lui-même, mais qu’elle le prolonge plutôt, même si c’est dans une direction inattendue pour Bergson. C’est pourquoi au cours de l’élaboration de cette théorie, nous avons fait référence à des textes et commentaires bergsoniens.

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qu’est la différence purement conceptuelle de l’instant idéal, différence seulement formelle qui pourrait conduire faussement à en conclure à l’inexistence du temps lui-même. Substantialiser le passé et l’avenir, c’est leur accorder une figurabilité, une représentabilité. C’est les rendre empiriques. Il s’agit donc d’une certaine phénoménalisation, qui puisse rattacher le passé et l’avenir, comme pures différences réciproques, sans contenu, à des caractères empiriques. Nous avons indiqué à la fois l’inévitabilité et les limites essentielles inhérente à une telle phénoménalisation du temps. Bergson opère cette sorte de phénoménalisation dans un geste prompt : « Il faut donc que

l’état psychologique que j’appelle « mon présent » soit tout à la fois une perception du passé immédiat et une détermination de l’avenir immédiat »213. Il réduit en un premier temps le présent comme dimension temporelle à un état psychologique. Cet état psychologique présent se substitue subrepticement au présent même, au présent idéal comme dimension temporelle. Le présent trouve ainsi un ancrage empirique dans le psychisme. Faut-il y lire le geste de vouloir trouver le fondement du temps dans l’âme, geste qui a toujours caractérisé la pensée du temps depuis Augustin jusqu’à Husserl ? Le temps bergsonien serait-il ainsi réduit aux activités de l’âme ou de l’esprit ? Pour savoir s’il faut réfuter cette conclusion, qui semble certes convaincante mais sans doute encore plus hâtive, nous devons suivre l’argumentation de Bergson jusqu’au bout214.

Au lieu d’identifier sans plus le présent à l’état psychologique présent, contentons-nous de dire simplement que le présent, ou mon présent, est reconnaissable à ces caractéristiques propres à l’état psychologique dont on dit qu’il est présent. Bergson ne détermine ici en effet pas ce qu’est le présent, mais cherche seulement les traits empiriques qui nous permettent de reconnaître ce qu’est un présent, dont le sens général a été au préalable donné. A cet égard, on peut remarquer que Bergson ne parle pas du présent en général mais de « mon présent », pour délimiter expressément l’horizon de son propos. Il n’en reste pas moins vrai qu’il étendra tout de suite cette réflexion sur mon présent au présent en général. Ainsi, conservant explicitement la circularité de sa

213 Ibid., p. 153, souligné par nous.

214 Même quand il est convenu que chez Bergson la durée est essentiellement consciente, qu’elle a un rapport fondamental avec la conscience, cela n’implique pas qu’elle soit temps de la conscience, ou qu’elle dépend ontologiquement de la conscience. Au contraire, c’est la conscience qui est la durée, qui doit être donc expliquée à partir de la durée. « La conscience ne « dure » pas, comme si la durée était un prédicat ou un attribut de la conscience : la conscience est durée » (A. François, op. cit., p. 243). Selon une compréhension pour ainsi dire orthodoxe du bergsonisme, Bergson est loin d’être le philosophe présentiste d’un temps de la conscience, comme Augustin ou Husserl.

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définition (le présent est l’état psychologique présent), Bergson pose d’emblée certaines limites à son essai de déterminer ce qu’est le présent. Cela le prémunira paradoxalement du risque de chosifier le temps, de définir le temps en des termes qui en ferait un intratemporel.

La seconde phase du geste bergsonien porte donc sur la substantialisation du passé et de l’avenir, opération qui, comme nous venons de le dire, est néanmoins limitée dès le départ, à cause de l’incomplétude consécutive à la circularité susdite. Le passé est ici réduit à la perception du passé immédiat, et l’avenir à la détermination de l’avenir immédiat. Le passé devient un objet de la perception, et l’avenir un objet de la détermination. Pourquoi le passé et l’avenir correspondent-ils respectivement à la perception et à la détermination ς En d’autres termes, comment le passé et l’avenir se temporalisent-ils nous montrant ainsi leur face empirique ?

Comme le passé est la dimension des choses passées, terminées, et donc

irréversiblement déterminées215, il ne sera accessible qu’au travers de choses qui ne peuvent être objets que pour un certain regard, à savoir pour un pur regard de spectateur, qui n’a aucun moyen d’intervenir et qui maintient seulement la présence silencieuse de l’objet, dans une distance irrévocable. Le passé, comme pure différence vide qui se définit seulement comme ce qui n’est ni présent ni avenir, trouve ainsi la possibilité de sa phénoménalisation, de sa figuration empirique, dans le rapport ou la manière dont nous le traitons. Notre regard sur lui, c’est en effet notre manière de vivre le passé ; nous faisons l’épreuve du passé dans la détermination irrévocable de la chose sur laquelle nous ne sommes plus capables d’agir mais que nous pouvons seulement la regarder. C’est dans l’épreuve de cette passivité maximale de notre part, imposée par la détermination d’irréversibilité que nous fait subir le passé, que le passé comme pure différence vide trouve son lieu empirique. Ainsi, nous nous sommes déplacés à notre insu du passé en lui-même à notre attitude subjective envers le passé.

Quant à l’avenir, comme il est évident que l’avenir est la dimension des choses qui n’existent pas encore, il apparaît au contraire dans l’indétermination encore plus ou moins grande de la chose envisagée. Mais cette indétermination n’est pas n’importe

215 Il faut ne pas perdre de vue que le passé lui-même, ou le passé idéal, comme pure différence vide n’est pas passé, n’est pas irréversiblement déterminé. Être irréversiblement déterminé est seulement une caractéristique des choses passées, des choses censées être dans le passé. Il en va de même pour l’avenir dont nous allons parler. Il faut toujours distinguer les dimensionnels du temps et les caratéristiques des intratemporels.

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quelle indétermination, puisqu’elle est bien caractérisée par son ouverture vers une détermination irréversible ; plus précisément, elle exige donc cette détermination. Il s’agit des choses qui sont seulement encore indéterminées, mais qui seront donc bientôt déterminées. Les choses de l’avenir n’ont aucune détermination, en tant qu’elles n’existent pas encore, mais elles nous appellent, elles exigent de nous, nous obligeant ou nous séduisant, que nous les déterminions. Nous sommes motivés à exercer notre liberté, notre initiative à décider, pour leur donner une détermination. Notre détermination les détermine. C’est donc dans l’activité maximale de notre part permise par, et issue de, l’indétermination provisoire où se trouvent les choses à venir, indétermination qui est indissolublement appel à leur détermination, que l’avenir nous apparaît empiriquement. Nous nous transportons cette fois de l’avenir, comme pure différence vide qui n’est ni le présent ni le passé, dans notre attitude subjective envers l’avenir.

Bergson traduit ainsi le passé et l’avenir en perception et détermination et donne à celles-ci des traits plus concrets et empiriques : « Or, le passé immédiat, en tant que perçu, est, comme nous verrons, sensation, puisque toute sensation traduit une très longue succession d’ébranlements élémentaires ν et l’avenir immédiat, en tant que se déterminant, est action ou mouvement. Mon présent est donc à la fois sensation et mouvement »216. Le regard (ou la perception) devient sensation, alors que la détermination devient mouvement du corps.

Il s’ensuit de là une définition empirique de mon présent : « Mon présent est, par essence, sensori-moteur. C’est dire que mon présent consiste dans la conscience que j’ai de mon corps »217. Mon présent parvient ainsi à obtenir la détermination la plus concrète et la plus empirique : il n’est autre que la conscience actuelle de mon corps. De cette définition, se tire une explication de mon expérience du présent : Si « mon présent me paraît être chose absolument déterminée, et qui tranche sur mon passé », c’est parce que « sensations et mouvements se localisant en des points déterminés de cette étendue [qui est mon corps], il ne peut y avoir, à un moment donné, qu’un seul système de mouvements et de sensations »218. Ce que j’éprouve immédiatement quant à ce qu’est le présent, c’est bien un sentiment de certitude (mais cela ne veut pas dire que l’expérience du présent se réduise à ce sentiment de certitude). Le présent est certain, sûr, car il est la conscience actuelle de mon corps, plus précisément la conscience de mon existence en

216 Ibid.

217 Ibid., p. 153.

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tant qu’elle communique avec les choses extérieures et exerce l’initiative d’agir.

C’est pourquoi la réflexion sur ce qu’est le présent sert de fondement pour penser ce qu’est le passé : la certitude empirique du présent est la base ferme à partir de laquelle une pensée du temps peut s’élancer. Bergson approche le passé via la différence qu’il manifeste avec le présent. Pour autant qu’il prend pour point de départ la certitude du présent, on pourrait croire que la démarche de Bergson relève bel et bien d’un certain « présentisme » qui valoriserait le présent comme le dimensionnel central du temps.

Mais Bergson va plus loin, s’affranchissant définitivement de tout présentisme. En effet, au moment même où semble être parachevée la réduction empirique ou la phénoménalisation du présent à la conscience actuelle de mon corps, il introduit immédiatement deux éléments qui retardent cette réduction. 1° Tout d’abord, cette conscience de mon corps en question représente de nouveau « l’état actuel de mon devenir, ce qui, dans ma durée, est en voie de formation »219. Bergson est certes parti de l’état psychologique qui révélait comme conscience de mon corps, mais cet état ne se limite pas au psychologique mais s’inscrit dans le devenir comme étant la réalité même. De la conscience au devenir, on quitte bien le réductionnisme psychologique ou subjectif qui dominait depuis Augustin jusqu’à Husserl. Il n’en reste pas moins que le devenir est un phénomène intratemporel. Ceci montre bien la circularité inévitable d’une phénoménalisation empirique du temps.

2° Or, dans la mesure où mon devenir consiste à transformer des impressions sensitives reçues de l’extérieur en mouvements de mon corps, il participe bien au devenir universel ou matériel, il en fait partie. Sensation et mouvement comme constituants de mon présent ont pour leur corrélat le monde matériel, la matière. Mon corps est « placé entre la matière qui influe sur lui et la matière sur laquelle il influe »220. Le devenir ramène donc à la matière, qui est bien le second élément donnant la détermination finale à mon présent. Ce que nous devons ne pas perdre de vue, c’est que la matière reste ici pensée comme devenir matériel. Conformément à ce qu’avait établi la théorie de la perception pure, ce devenir doit concerner le mouvement mécanique de la matière. Nous avions alors vu que notre perception n’était autre chose qu’une interruption ou une suspension de ce mouvement mécanique, de ce devenir. Ici pourtant, notre perception et notre mouvement sont dits participer au contraire à ce mouvement. Mais il n’y a

219 Ibid., p. 154.

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cependant pas de contradiction. Notre perception et notre mouvement sont bien une interruption du devenir matériel, mais cette interruption est un évènement intramatériel221. C’est que mon présent tranche sur le devenir matériel tout en en faisant partie.

C’est pourquoi Bergson parle d’une coupe quasi instantanée : « Plus généralement, dans cette continuité de devenir qui est la réalité même, le moment présent est constitué par la coupe quasi instantanée que notre perception pratique dans la masse en voie d’écoulement, et cette coupe est précisément ce que nous appelons le monde matériel ; notre corps en occupe le centre »222. La coupe est bien intérieure au devenir, mais elle l’arrête quand même. Si nous nous rappelons la coupe idéale qui est rattachée à l’image en soi auto-suppressive immanente à la matière, nous comprenons l’expression « quasi instantanée ». Mon présent ne peut pas être une coupe seulement instantanée, car l’instantanéité au sens propre rendrait impossible cette coupe elle-même, à cause de son auto-suppression (l’instantanéité stricte ne revient qu’à l’image en soi auto-suppressive dans la matière, non à la perception réelle).

Si, rejoignant la théorie de la perception pure, cette introduction du devenir et de la matière rattache ainsi la détermination finale de mon présent à la matière, un examen approfondi du rapport de mon présent à la matière dans la perspective de la pensée du temps, montrera bien ce que la position de Bergson a de non-présentiste. En effet, ce « non-présentisme » bergsonien consiste à montrer la fêlure que laisse dans mon présent la pure différence en s’enfuyant. C’est exactement le contraire du présentisme, qui voudrait faire du présent le centre unifiant des dimensionnels temporels. C’est ainsi que la représentation empirique du temps ou l’expérience du temps reconduit, de l’intérieur, à la pure différence comme temps idéal.

Pour le montrer, nous allons analyser la manière dont Bergson nous présente d’emblée

221 C’est le naturalisme de la théorie bergsonienne de la perception pure. Ce naturalisme pourrait ne pas être différent de celui que Levinas a défini dans le contexte de la critique phénoménologique du naturalisme : « Etre ne signifie peut-être pas, pour le naturalisme, exister d’une façon matérielle, mais sûrement se trouver là comme le monde matériel, être sur le même plan que celui-ci » (Emmanuel Levinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de

Husserl, Paris, J. Vrin, 1994(1930), p. 31 (recité de Florence Caeymaex, Sartre, Merleau-Ponty,

Bergson. Les phénoménologies existentielles et leur héritage bergsonien, OLMS Verlag, 2005, p.

190). Toutefois, il faut insister sur le fait que le naturalisme bergsonien est profondément différent du naturalisme naïf tel que les phénoménologues le critiquent depuis Husserl. Ce n’est pas seulement parce que Bergson inscrit une différence irréductible entre la vie et la matière dans le plan des images, mais aussi parce que dans ce plan la matière elle-même est repensée à partir d’une certaine spiritualité ou plutôt d’une certaine temporalité, comme nous avons essayé de le montrer.

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une définition de la matière qui est temporelle, définition qui manquait dans la théorie de la perception pure quoiqu’elle fût impliquée par celle-ci, définition qui est aussi celle de sa différence d’avec mon présent : « La matière, en tant qu’étendue dans l’espace, devant se définir selon nous un présent qui recommence sans cesse, inversement notre présent est la matérialité même de notre existence, c’est-à-dire un ensemble de sensations et de mouvements, rien autre chose »223. Il y a trois points à dégager dans cette phrase étonnement dense.

1) La spatialité de la matière se définit comme une modalité temporelle, celle du présent. Nous avions déjà relevé une telle définition par la modalité temporelle en montrant que la spatialisation est la promotion totale du passé. L’étendue matérielle étant reconduite explicitement à une modalité temporelle, et la détermination de mon présent venant à dépendre de nouveau du temps d’une modalité temporelle, à savoir celle de la matière, il y a là circularité manifeste : mon présent est déterminé à partir d’un autre présent, le présent de la matière. Mais comment alors comprendre que ce soit le présent qui ici détermine la spatialité de la matière, tandis que l’on a vu que c’était le passé qui était lié à la spatialisation lors de notre étude sur la théorie de la perception pure ?

Cette question va nous conduire au deuxième point, mais il nous faut auparavant préciser ce qu’il faut entendre par les termes de « modalité temporelle », puisque ces termes vont désormais pouvoir être plus précisément compris et définis dans la perspective de la problématique de la temporalisation. Nous avons employé ces termes pour montrer l’intégration la spatialité au temps, tout en lui maintenant son opposition au temps. Dans la mesure où la spatialité est le seul opposé réel au temps, il serait absurde de dire qu’elle est temporelle. Pourtant, comme elle est en dernière analyse définie en termes temporels (la spatialité de la matière est un certain présent), elle doit avoir une certaine relation très intime au temps. Le terme de modalité nous semble lever cette ambiguïté, car il signifie que la spatialité n’est pas le temps mais le résultat d’une modification, d’une déformation du temps. Dans notre étude sur la théorie de la perception pure, nous avions entendu par ce terme cette sorte de modification du temps qui est profonde au point de produire jusqu’à l’opposé du temps.

Or, notre théorie de la temporalisation nous conduit à penser qu’il ne faut plus distinguer le temps en lui-même de sa modification qui nous en livre sa figure empirique, mais bien comprendre que le temps n’est autre que le lien à la fois médiateur et créateur

223 Ibid.

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entre les deux, temps idéal et l’expérience temporel. Dans ce cas, cette modification, à laquelle le terme de modalité renvoie implicitement, n’est pas une opération extérieure, qui adviendrait de façon contingente à un temps, supposé une substance avant cette modification. Il n’y a pas de substance du temps, qui subirait « après coup » une modification. Le temps est ce qui se temporalise, ce qui apparaît dans l’expérience tout en se constituant lui-même avec la formation de l’expérience, si bien que « modalité temporelle » désigne bien le résultat de cette temporalisation. Le terme signale donc la constitution, la formation empirique du temps lui-même, constitution qui contient pourtant toujours la possibilité d’un autre temps, d’une autre temporalisation. Parler de modalité temporelle, ce n’est pas pour signifier qu’une substance temporelle serait susceptible de se modifier, mais pour indiquer la pluralité, la multiplicité des temporalisations. Comme il n’y a pas de loi, de nécessité qui régissent la temporalisation, celle-ci peut s’opérer de plusieurs manières, selon divers modes ou modalités. C’est pourquoi nous parlons de modalité, sans pour autant admettre par là l’idée de quelque