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La déduction de la nécessité de la perception

Chapitre II. La perception pure et l’image en soi

2.1. La déduction de la nécessité de la perception

Dans cette étude, nous traiterons d’abord de la théorie de la perception pure en tant que telle, pour en montrer la validité théorique et la force argumentative, et nous le ferons en suivant l’articulation majeure de ces deux parties, à savoir celle d’une déduction pragmatique de la nécessité de la perception dans le contexte pratique du vivant et d’une élucidation de la nature de la forme consciente de la perception. Ce faisant, nous ne manquerons pas d’indiquer les points ambigus sur lesquels notre hypothèse de deux dialectiques peut s’appuyer. Selon notre vue, la force de la théorie de la perception pure consiste en cette position que nous appellerons « réalisme réflexif », position qui offre un argument décisif contre toutes les objections sceptiques quant à l’existence et à la possibilité de connaître une réalité extérieure, mais qui détermine aussi, par là même, les conditions d’une étude réelle et vraiment philosophique de la perception. Or c’est bien dans les conditions mêmes posées à une étude de la perception par un tel réalisme réflexif que nous voyons surgir un concept hautement problématique, celui de virtuel, concept qui constitue certes le cœur de la réponse bergsonienne à la question de la perception mais qui ouvre aussi la possibilité d’une autre lecture de sa théorie de la perception pure. C’est pourquoi nous devrons épouser le mouvement même du chapitre I tel qu’il se présente, sous la forme d’une exégèse fidèle, puisque notre hypothèse ne provient pas d’ailleurs que du sein même de cette théorie de la perception pure.

La théorie de la perception pure se compose de deux parties, dont la première porte sur la nécessité et la possibilité de la perception, démontrées à partir du rapport vital entre les images, et dont la seconde explique en quoi consiste « la nature intime » (le contenu) de cette perception dont la nécessité et la possibilité ont a d’abord ainsi été démontrées. Le but de cette théorie est de montrer que la perception n’est autre que l’effet d’un acte libre du vivant dans un monde régi par la propagation mécanique des mouvements. La

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perception est un évènement matériel que le vivant produit dans ce monde et elle fait partie de ce monde. Que la perception soit matérielle, c’est tout l’enjeu de la théorie de la perception pure que de le démontrer. Le dualisme bergsonien de Matière et Mémoire vient de ce réductionnisme radical et audacieux, qui n’a rien perdu de son actualité dans la mesure où certaines recherches faites aujourd’hui dans une optique dite physicaliste, réductionniste, pourraient y trouver une justification philosophique et même métaphysique85. Etonnement : Bergson, qu’on aurait pu croire tout simplement « spiritualiste », se montre ici en réalité le métaphysicien théoricien d’un réductionnisme radical qui considère la perception consciente comme un évènement purement matériel. C’est que, comme le dualisme de Bergson ne se construit que par l’épreuve des limites auxquelles se heurte la tentative de réduire le psychique au matériel, il doit impliquer cette mise en œuvre d’un réductionnisme extrême, qui doit être poussé jusqu’à ses limites. C’est pourquoi le livre recommence au moment où la théorie de la perception pure est complètement achevée. Bergson déplace la ligne de démarcation, et c’est un geste éminemment philosophique. Il n’y a alors plus de différence de nature entre perception et matière, tout comme dans cette métaphysique aussi inconsciente que dominante professée par les savants d’aujourd’hui. A partir de ce partage d’une telle revendication, il apparaît que le débat classique entre réalisme et idéalisme doit être repensé profondément, parce qu’il ne s’y agit plus de la relation entre un sujet et un monde matériel. Nous sommes toujours déjà dans ce monde extérieur en tant que la base même de notre perception fait partie de ce monde. Pourtant cela ne signifie pas que tout ne soit que matière. La vraie différence se trouve en nous-mêmes, elle est entre notre perception et notre mémoire. On ne peut pas ne pas admirer ce geste philosophique, et ce d’autant plus qu’à la grande différence d’avec Bergson, certains de ces philosophes physicalistes d’aujourd’hui, en essayant de réduire la perception à un phénomène matériel trouvent là une difficulté particulière, alors qu’ils conviennent par contre que la mémoire peut être réduite sans reste, et aisément, à la matière. On voit par là quelle est la vive actualité de cette théorie de la perception pure. Toutefois, notre propos ne sera pas

85 Récemment, Jean-Michel Salanskis a fait remarquer ce point : « La description bergsonienne est tellement « en troisième personne », tellement par avance sur le terrain naturaliste des sciences cognitives, qu’on serait tenté de le présenter comme le grand précurseur de l’attitude intellectuelle des sciences cognitives, que l’on identifierait elles-mêmes comme une facette de la philosophie française contemporaine » (« Bergson, et les chemins de la philosophie française contemporaine », texte lu au colloque « Henri Bergson et la pensée contemporaine. La provenance des concepts bergsoniens et leurs usages actuels », Moscou, 15-16 Juin 2009, p. 3. Disponible sur : http://jmsalanskis.free.fr/IMG/pdf/BergChemFr2.pdf).

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de revendiquer l’actualité de la pensée de Bergson. Il s’agit plutôt pour nous d’interroger la profonde et féconde ambiguïté de cette théorie. Comme nous en avons averti, nous pensons en effet pouvoir montrer que cette théorie peut en réalité être lue de deux façons différentes, qui nous conduisent alors à deux dialectiques autres.

Revenant donc tout d’abord sur ces deux parties qui constituent la théorie bergsonienne de la perception pure, la déduction de la nécessité de la perception, et l’élucidation de la nature du contenu conscient de cette perception, commençons par examiner la première. Il s’agit pour Bergson de montrer qu’il y a une liaison nécessaire entre le rapport des images environnantes à mon corps comme centre d’action, et la perception. Autrement dit, il lui faut établir et déterminer la relation de dépendance où se trouve la perception envers ledit rapport. Pour cela, Bergson présente une hypothèse émise à partir du principe d’indétermination, hypothèse qu’il convertit en une proposition empiriquement constatable et vérifiable. Son hypothèse est la suivante : s’il y a des images qui agissent véritablement chacune comme un centre d’action tout en étant immanentes aux réseaux d’actions inertes ou mécaniques d’autres images, c’est-à-dire s’il y a de telles images privilégiées, dont l’action ne soit pas complètement et immédiatement déterminée par l’enchaînement mécanique action-réaction entre images, alors le rapport de telles images aux autres images pourrait bien être ce qu’on appelle

perception86. Résumant cette hypothèse, Bergson énonce cette proposition qui se veut simplement empirique : « La perception apparaît au moment précis où un ébranlement reçu par la matière ne se prolonge pas en réaction nécessaire »87. Comme on le voit dans cette proposition, l’hypothèse bergsonienne consiste à établir une corrélation entre acte libre et perception. Pour prouver cette proposition, il faut pouvoir l’étayer sur l’observation empirique de l’évolution des organismes. Dans le cas des organismes élémentaires, à la vérité réaction et perception ne se sont pas distinguables l’une de l’autre : « En un mot, plus la réaction doit être immédiate, plus il faut que la perception ressemble à un simple contact […] »88. Au contraire, s’il y a possibilité pour lui de ne pas directement réagir, l’organisme pourra avoir quelque chose qui ressemble à ce qu’on

86 Voir MM, p. 27-28. Bergson insiste lui-même sur la caractéristique déductive de ce raisonnement : « Je dis qu’il faut qu’autour de chacun de ces centres [images privilégiées] se disposent des images subordonnées à sa position et variable avec elle ; je dis par conséquent que la perception consciente doit se produire, et que, de plus, il est possible de comprendre comment cette perception surgit » (Ibid., p. 28).

87 MM, p. 29.

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entend par perception au sens propre ν il aura la vue ou l’ouïe comme on le voit dans les cas des animaux supérieurs. Ce que nous constatons donc empiriquement, à partir de la simple observation de l’évolution des organismes, c’est d’abord, entre les divers sens, une différence quant au degré d’immédiateté qu’ils ont dans la relation avec leur objet. Alors que le toucher semble un simple contact, la vue, l’ouïe, ou l’odorat sont des perceptions à distance. Les divers sens s’ordonneraient ainsi en fonction de leur distance à leur objet. Si l’on veut distinguer la perception du simple contact physique, la différence tiendra donc à ce que la perception au sens propre se définit comme un rapport plus ou moins distancié : « Par la vue, par l’ouïe, […] il [l’animal] subit des influences de plus en plus lointaines »89. Bergson trouve là la variable qui peut expliquer systématiquement les diverses formes de la perception. La perception ne relève plus d’un monde subjectif où les choses nous apparaitraient subjectivement, à savoir sans cohérence objective. La distance d’avec l’objet perçu est le facteur réunissant et différenciant les diverses formes de la perception en lui donnant réalité objective ou du moins en l’insérant dans le réseau des mouvements réels. Mais il faut ne pas perdre de vue que la perception est par là faite relever d’une certaine liberté de l’acte. Il y a à cet égard des différences de degré entre les sens, qui vont du toucher à la vue, degrés qui tiennent aux degrés de latitude de leur réaction. Que la réaction doive être immédiate, c’est parce qu’il faut alors réagir sans aucun délai, à savoir maintenant. Par contre, l’acte libre implique la possibilité d’un report dans le futur du moment où il devra y avoir action ν c’est en somme la possibilité de l’hésitation. De ce fait, les degrés de latitude dans la réaction sont des intervalles temporels plus ou moins grands entre la stimulation extérieure et la réaction. Si la perception est un rapport spatial, l’acte libre est compris dans la perspective du temps. D’où la loi générale que Bergson établit entre la perception et la réaction : « La perception dispose de l’espace dans l’exacte proportion où l’action dispose du temps »90.

Cette loi nous dit que c’est au fond une relation entre l’espace et le temps qui détermine la relation entre la perception et l’action. C’est le premier signe explicite d’un recommencement du bergsonisme depuis l’Essai, puisque l’espace et le temps ne sont

plus pensés dans une opposition radicale et extérieure. Le temps, l’intervalle temporel dont un organisme dispose pour réagir, s’exprime ou bien est symbolisé par la distance

89 Ibid.

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spatiale entre lui comme vivant (sujet du moment de l’action) et les objets qu’il perçoit. Cette distance ne relève certes pas de cet espace géométrisé que l’Essai a critiqué. Elle concerne plutôt un espace rempli de qualités diverses. L’Essai avait aussi évoqué cette sorte d’espace, mais en passant. Ce qui est inédit, c’est la formulation d’une relation entre le temps et cet espace, exprimée ici avec cette précision assez obscure, « dans l’exacte proportion ». Sans une certaine mesure commune, on ne saura pas si le temps et l’espace sont « dans l’exacte proportion ». La formule fait allusion à un troisième terme dont la grandeur est mesurée par le temps avant l’action et l’espace couvert par la perception.

Pour connaître précisément la relation entre le temps et l’espace dont il est ici question dans la relation entre la perception et l’action, il faudra pourtant attendre patiemment l’achèvement de la théorie de la perception pure. Ce qu’il importe de relever pour l’instant, c’est qu’il y a un certain écart entre la proposition qui est empiriquement à prouver et l’observation empirique apportée comme sa preuve. Par l’observation, nous ne pouvons saisir « ce moment précis » où la perception peut surgir grâce à une cessation de la nécessité de réagir, dont parle Bergson. Au lieu d’une simple correspondance entre absence d’automaticité ou de mécanicité de la réaction et surgissement de la perception, ce qui est constaté, c’est une gradation de la perception en fonction de la latitude de cette réaction. En somme, à l’opposition extérieure entre perception et réaction nécessaire, qui est affirmée dans la proposition initiale, se substitue une différenciation interne dans la perception elle-même. C’est que la réaction nécessaire ou automatique n’est pas extérieure à la perception mais lui est intérieure et c’est elle qui est l’élément important qui détermine la nature de cette perception. La perception tactile d’une amibe, dont on peut dire qu’elle réagit presque mécaniquement, et presque immédiatement, est un exemple important du cas où la perception n’est pas distinguable d’un simple contact, à savoir du moment du commencement d’une réaction nécessaire. La perception la plus élémentaire ou la plus basique s’inscrit donc directement dans le rapport matériel entre mouvements ou actions des images : « […] Le processus complet de perception et de réaction se distingue à peine alors de l’impulsion mécanique suivie d’un mouvement nécessaire »91. Le toucher est donc contact aussi en ce sens que, en lui, perception et mouvement matériel se touchent. Comme on ne saurait discerner les deux choses qui s’y touchent, en tant qu’elles sont ensemble dans le point de contact, on peut dire non

91 Ibid., p. 28.

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seulement que dans ce cas la réaction nécessaire est intérieure à la perception, mais aussi, inversement, que la perception est alors immanente à la matière. La perception actuelle viendrait alors d’un état « virtuel » dans la matière. La gradation d’une perception allant du toucher à la vue exprimerait les modalités de ce passage du virtuel à l’actuel. Ajoutons tout de suite qu’un tel passage n’est ni aristotélicien ni deleuzien ; il reste à penser. Ce passage est, dans le cas du toucher de l’amibe, indiscernable, implicite, parce qu’on n’y peut distinguer entre perception et réaction nécessaire.

Quoi qu’il en soit, nous avons deux schèmes différents pour penser la relation entre perception et action matérielle. L’hypothèse d’une indétermination et la proposition selon laquelle « la perception apparaît au moment précis où un ébranlement reçu par la matière ne se prolonge pas en réaction nécessaire »92, proposent le schème d’une opposition extérieure entre perception et réaction matérielle. La perception apparaît quand la réaction nécessaire, mécanique a disparu. L’une est là quand l’autre n’est plus. C’est le premier schème. Mais l’observation et la réflexion empiriques présentent un autre schème d’une gradation, schème qui suppose le passage d’un virtuel à un actuel. Tout d’abord, au lieu d’une rupture il y a là gradation intérieure à la perception elle-même et qui en ordonne les diverses formes en fonction de la distance d’avec l’objet de la perception. Or le point le plus bas de cette gradation, le toucher chez l’amibe, est une zone d’indiscernabilité, où l’on ne saurait distinguer la perception d’une simple réaction nécessaire. Cela nous fait soupçonner que l’on doit pouvoir trouver la possibilité de la perception elle-même dans la matière. Cela évoque en effet une certaine continuité entre la matière et la perception, continuité que nous avons marquée par les termes encore problématiques de virtuel et d’actuel pour en souligner le caractère spécifique (la continuité ici ne serait pas celle d’une linéarité sans rupture mais plutôt celle d’un passage). Ou bien rupture ou bien continuité, c’est là l’alternative entre les termes de laquelle Bergson ne fait pas de choix, ce qui implique donc la possibilité de deux lectures différentes de sa théorie de la perception pure.

Cette alternative, dont l’ambiguïté réside dans le fait qu’elle est sous-entendue et que Bergson peut la maintenir en n’ayant pas à faire un choix, se résume assez bien dans l’emploi que fait Bergson du verbe ressembler. « […] La perception ressemble à un simple contact »93. Ressembler implique en effet à la fois identité et différence. Le

92 Ibid., p. 29.

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toucher, se rapproche du contact matériel, mais il en diffère à un certain point quand même. Faut-il alors dire que la perception est par essence différente du contact malgré leur ressemblance apparente ? « Le toucher est actif et passif tout à la fois »94. Comment comprendre cette simultanéité contradictoire du « tout à la fois » ? Y a-t-il un va-et-vient entre les deux aspects ou bien promotion d’un des deux aspects qui résout la contradiction en rendant secondaire l’autre (la perception serait alors essentiellement et foncièrement passive, et ce qu’on pourrait y voir comme une activité et qui la rapprocherait alors de la réaction immédiate ne serait qu’une apparence, ou une imperfection, une sorte de défaut…) ?