• Aucun résultat trouvé

La Ville comme projet d’incursion militaire et politique paraétatique

DEUXIÈME PARTIE

4.3 L ’ URBANISATION DU CONFLIT ARME COLOMBIEN

4.3.1 La Ville comme projet d’incursion militaire et politique paraétatique

Plusieurs faits ayant contribué à déstabiliser la ville de Medellin coïncident durant cette période sinistre : la crise de l’industrie, qui correspond à la libéralisation de l’économie nationale, dans son ouverture au marché mondial, mais aussi la consolidation de la criminalité qui s’étend dans la ville à travers le narcotrafic et le projet politique d’expansion des groupes armés (Roldán 2003 : 133).

Nieto et Robledo (2006) parle d’une urbanisation du conflit armé à Medellin, qu’il caractérise par une centralisation progressive du conflit politique qui gagne la ville. Il explique comment la con-frontation armée réussit à masquer la fragmentation urbaine représentée dans des conflits urbains d’ordres socio-économique, spatial et culturel de longue date :

« […] contre les attentes des propres acteurs armés, axées sur la prétention d’articuler et de donner forme à la délinquance urbaine, la dynamique de la confrontation armée dans la ville finit par se superposer, par déplacer ou prendre la place des multiples conflits urbains qui mûrissaient et qui devenaient/et qui étaient rendus invi-sibles ». (Nieto et Robledo 2006 : 130)

Auparavant, le phénomène d'un conflit armé était surtout lo-calisé dans l'espace rural de la Colombie Romero 2007 Nieto et Robledo 2006, mais il a été transféré à la ville : il s'installe dans

les territoires urbains reconnus pour leur ségrégation socio-spatiale et pour l’absence totale de l'État, territoires qui, entre autres caractéristiques, sont stratégiques pour la formation d'un

« couloir » national de trafic de stupéfiants et d'armes.

Ce processus prend en ville une dimension spatiale de concur-rence, dans laquelle se configure un réseau de structures de pou-voir bien reconnues qui dans leur dispute recréent une dimen-sion à caractère urbain reprenant les formes du conflit armé vécu par le pays. Le trafic de drogues, les bandes armées, les structures miliciennes de la guérilla (sous forme de groupe d'auto-défense de quartiers) et les groupes paramilitaires, représentent des noyaux de pouvoir qui reconfigurent le territoire et les dyna-miques du conflit.

Leur confrontation armée se caractérise ainsi par des périodes d’hégémonie, d’alliances, de fusion et de repli des différents groupes, comme par les négociations qu’ils mènent avec l’État.

La notion de compétences armées est utilisée de façon explicative, pour essayer de repérer les différents processus des groupes armés et leurs répercussions sur la ville :

« Processus dans lequel de multiples groupes, avec des intérêts, des motivations et des stratégies diverses, défiè-rent les prétentions d'exclusivité de l'Etat dans la région, en rompant de fait le monopole de la violence et en par-venant à soutenir cette rupture, continuellement, durant deux décennies ». (Alonso et Giraldo 2007 : 109).

Quant à ces acteurs du conflit, même si leurs origines et struc-tures sont différentes, ils se reconfigurent selon l'intensification du conflit armé et la définition de leurs objectifs politiques, mili-taires et économiques. Un système complexe de réseaux est révé-lé, qui montre comment les intérêts économiques priment comme toile de fond d'une lutte pour le pouvoir. Selon leur pro-jet, ces différentes compétences armées ont des caractéristiques spécifiques expliquées ci-après, selon leur incidence sur les quar-tiers.

4.3.1.1 Les milices urbaines

La première forme de milices armées, est celle créée dans les quartiers, en tant que groupes d'auto-défense, face à l'absence de contrôle par l'État. Ces groupes été constitués par des habitants du quartier, alors que les quartiers commençaient à peine à se consolider, afin d’assurer la protection de la population face aux abus des petits délinquants et des bandes qui se formaient dans les quartiers, comme conséquence du chômage. Ces premières milices étaient constituées de groupes d'habitants qui surveil-laient le quartier la nuit. Tout en s’appropriant peu à peu davan-tage de pouvoir, ils ont aussi commencé à commettre des abus, et ils se sont finalement organisés à la manière des bandes de la délinquance.

À ses antagonismes vient s’ajouter dans les années soixante-dix, le projet de positionnement stratégique des guérillas, qui visent l’expansion de leur projet militaire en milieu urbain. Ils s’introduisent dans les quartiers à la manière des milices, en s’inspirant du modèle des résistants de la seconde guerre mon-diale en Europe, et ils finissent par utiliser les mêmes méthodes que la délinquance.

À partir des années quatre-vingt, les guérillas M-19, ELN, EPL et FARC assoient leur positionnement stratégique et éten-dent leur projet militaire à la ville. Leur projet d’extension dans la ville coïncide avec les demandes des groupes d’auto-défense d'origine communautaire, auxquels ils s'unissent tout en leur imposant leur idéologie et leur modus operandi. Ils commencent ensemble à développer un projet militaire urbain en créant des milices à l’image des « partisans » de la seconde guerre mondiale en Europe et de leur mode de résistance dans les principaux pays occupés par l'Allemagne.

Ils sont organisés sous forme de « combos », sortes de gangs, lesquels sont constitués de groupes armés d'une trentaine d'hommes, qui contrôlent un territoire spécifique, une rue ou un quartier, agissant en réseaux. Leur hiérarchie est minime. Leur expansion se réalise dans les zones marginales : de dix groupes

en 1993, ils passent à plus de 200 pour l'année 2004, avec plus de six mille membres dans leurs rangs.

Les années quatre-vingt-dix voient surgir des factions à l’intérieur de l’organisation, et les milices se divisent selon leur origine, les groupes communautaires d’un côté, et de l'autre, les groupes issus des guérillas. Cette situation est rendue visible grâce aux accords de négociation avec le gouvernement, en 1994 et 1998. D’un côté les groupes issus de la résistance de quartier acceptent la démobilisation. D'autre part, les milices liées au projet urbain des différents groupes de guérilla en 1997 son anéanties ou absorbées par le paramilitarisme. (Romero 2007) 4.3.1.2 Le Narcotrafic

En 1980, le trafic de drogues commence à se révéler comme une organisation structurée au niveau de la production, de la distribution et de la circulation. La structure du trafic de drogues est basée sur un système de mafia qui fait usage de la violence pour la protection et le soutien de son action illégale.

La consolidation du narcotrafic dans la ville a non seulement permis à la délinquance de se développer, mais elle a également contribué à l’organisation de son réseau dans une structure de pouvoir qui se renforçait à travers des groupes constitués sur le modèle des bandes.

Le mode de protection des narcotrafiquants s’est alors propa-gé, essentiellement en ville, dans les quartiers populaires, avec la création de bandes. Les jeunes des quartiers exclus, trouvaient dans le trafic de drogues un mode de vie leur permettant de ga-gner de l’argent facilement, qui était légitimé par leurs réseaux de soutien familial.

Pablo Escobar, avant d’être reconnu comme un personnage criminel, prêchait une idéologie politique populiste qui lui per-mettait de gagner le soutien des grandes masses de populations qui habitaient les quartiers les plus démunis. Il diffusait des fa-çons de gagner de l'argent facile, surtout dans les milieux

popu-laires. Escobar était également à la tête du tristement célèbre Cartel de Medellin, qui a introduit le terme de « sicario » (tueur à gage), désignant les jeunes assassins au service du trafic de drogues.

Dans un premier temps, ces « sicarios » s’attribuent un rôle où la criminalité était sélective, mais avec la consolidation du trafic de drogues, la violence s'étend à tous les niveaux de la vie pu-blique : « une violence de plus en plus grande surgit, contre la société, contre l’homme politique, contre le juge, contre le poli-cier ou le journaliste ». (Romero 2007 : 120.

Avec les politiques de persécution du trafic de stupéfiantes menées par les États-Unis (en particulier l’extradition) et par l'État (qui était fortement impliqué dans le trafic de stupéfiants), la guerre dans la ville connaît une certaine recrudescence, à tra-vers des attentats, des bombes, des meurtres, et vient alors s'ins-crire dans la catégorie du « narco-terrorisme ».

Outre les sicarios, des groupes de protection du Cartel ont commencé à voir le jour, et une fois déclarés ennemis publics par l’État, tous ces groupes se sont mis à défendre ledit Cartel en combattant la force publique et en soutenant le narcotrafic, ses réseaux et ses plateformes stratégiques.

Le Cartel de Medellin était reconnu comme le plus grand ré-seau de trafic de stupéfiants (du monde). Avec les politiques de persécution du narcotrafic menées par les États-Unis et par l’État (en particulier l’extradition), la violence s’étend dans la ville sous forme d’attentats, de bombes et de meurtres. La recrudescence du conflit fait que c’est le terme de narco-terrorisme qui est alors utilisé. (Alonso et Giraldo 2007 ; Duncan 2006 ; Chaparro 2005)

À l’intérieur du Cartel naissent des disputes pour le contrôle du marché, et sa division amène la formation de groupes qui viendront accroître le conflit armé et préparer le terrain au para-militarisme urbain. Les P.E.P.E.S. (Poursuivis Par Pablo Esco-bar) et les Oficinas (les bureaux), représentent ces groupes, qui sont organisés à l’image des entreprises, et dont l’objectif est de

contrôler le marché tout en éliminant la concurrence. De même, des groupes tels que les escadrons de la mort font leur apparition, cherchant à réaliser une sorte de purge sociale en éliminant les toxicomanes et les mendiants, ou les M.A.S. (« Muerte A los Secuestradores » ou Mort aux Kidnappeurs), dont le but était de combattre la guérilla en agissant à la manière des commandos :

« Une action clandestine, soudaine et des représailles qui n’impliquaient pas d’organisation permanente, de propo-sition politique ou de dispute ni de contrôle territorial ».

(Alonso et Giraldo 2007 : 120)

La principale conséquence de ces affrontements se résume à la disparition des grands cartels de la drogue, dont la structure mafieuse s’est reconfigurée en réseaux plus rapides et plus opéra-tionnels. La lutte contre Pablo Escobar installe ainsi une autre perspective du conflit qui restructure le trafic de drogues en même temps qu'elle facilite l'entrée du paramilitarisme. En effet, avec la mort de Pablo Escobar en 1993, le trafic de drogues ne disparaît pas, il subit une mutation. S’il perdure encore au-jourd’hui, il s’est organisé plus discrètement, avec une meilleure structure, entretenu aussi bien par la guérilla que par les paramili-taires.

4.3.1.3 Les bandes armées

Avec d'origines diverses et aux structures variées, les bandes sont définies comme « des groupes armés criminels ». Elles commen-cent leur consolidation dans les années les années quatre-vingt avec la reconnaissance de plus de 153 groupes qui se sont asso-ciés au narcotrafic. Avec la reconfiguration du trafic de stupé-fiants, en les années quatre-vingt-dix, ces groupes prennent une nouvelle direction, en s'organisant indépendamment du trafic de drogues, sous la forme de micro-entreprises armées.

Durant les années quatre-vingt-dix, la tension s’accroît et la lutte pour le contrôle du territoire, menée dans les quartiers po-pulaires par tous ces acteurs illégaux, fait un grand nombre de morts. Selon les statistiques, entre 1991 et 1992, le taux

d’assassinats dans la ville, les plus élevées de toute l’Amérique latine pour l’époque, de 444 pour 100.000 habitants.

Ces groupes sont en constante mutation dans la ville. De nouveaux groupes se forment, ceux existant déjà se renforcent.

À cela vient s’ajouter la décision de la guérilla d'intensifier sa présence dans la ville, entraînant l'apparition de groupes d’auto-défense dans cette dernière. Il est estimé que pour la fin des an-nées quatre-vingt-dix, plus de dix mille jeunes appartiennent à ces bandes armées. Les combats s’intensifient de tel manière dans les quartiers qu’ils se voient par les habitants come parts de la vie quotidienne. En l'an 2000, l’expansion urbaine du projet paramilitaire, absorbe ces groups, en reprenant la plus part des bandes.

4.3.1.4 Le Paramilitarisme

En 1997, le paramilitarisme, les AUC (Auto-défenses Unies de Colombie) fait son incursion dans la ville afin d’en prendre le contrôle du territoire. (Romero 2007). Les paramilitaires se font connaître sous le nom de GRAU (Groupes d’Auto-défense Urbaine) et le Bloc Metro. Ils arrivent à la ville avec un modèle d’armée rurale, et en principe, ils attaquent les foyers de la guérilla et à travers les massacres. Ils parviennent à ce que de nombreux gué-rilleros aussi passent dans leurs rangs.

Leur modèle rural s’adapte peu à peu aux conditions de la ville, mais il se transforme avec le sous-recrutement des bandes armées afin de se positionner parmi les différentes compétences armées. Le B.C.N. (Bloc Cacique Nutibara) représente cette ini-tiative qui combine le contrôle paramilitaire avec la structure du trafic de drogues et de la criminalité.

Bien que les combats s’étendent dans toute la ville, ce sont les quartiers périphériques qui souffrent le plus à cause de la guerre.

Au milieu des combats, les habitants des quartiers sont encerclés, ils ne peuvent pas se déplacer en liberté, les enfants sont enrôlés et les femmes sont utilisées et exploitées sexuellement. La résis-tance de la communauté est réprimée par le biais de l’assassinat

de ses leaders. La morphologie d’invasion et d’auto-construction de logements sur le versant de la montagne a recréé un labyrinthe qui transforme en champ de bataille un territoire situé entre le rural et l’urbain, tel que le décrit un journaliste visitant la zone :

« La guerre urbaine a lieu dans un territoire plein de ruelles, de passages, de chemins, de petits escaliers et de recoins qui forment un labyrinthe, un enchevêtrement de voies tracées par la succession instable et impensable de milliers de colonisateurs arrivés des campagnes et d’autres quartiers de Medellin, expulsés par la violence ou poussés par le besoin. Une des installations les plus récentes, distantes et situées en hauteur, se trouve au nord-ouest. Là, des campements en bois prennent tout juste forme. Certains présentent une structure en briques et des étages en ciment. Un groupe de six policiers es-saient de monter sur la colline de boue rougeâtre, fati-gués par le froid et les pieds dans les eaux noires qui s’écoulent des maisonnettes les plus élevées. Dans cer-tains coins, des gens cultivent du café et des bananes.

C’est un monde à mi-chemin entre la campagne que l’on voit au-dessus, en haut de la montagne, et la ville que l’on découvre au loin, fumante et dure ». (Giraldo 2002 : 6)

4.3.1.5 La force publique

L’intervention de la force publique dans le conflit armé pour repositionner l’État dans son rôle de contrôle du territoire est qualifiée de faible et irrégulière. La présence de l’État en Colom-bie s’est caractérisée par l’abandon des plus démunis, des zones rurales et des banlieues en ville. La première stratégie de répres-sion est mise en place et sont créés des groupes de militaires et policiers spécialisés en guerre urbaine.

Les quartiers défavorisés sont les plus touchés par leurs opé-rations et la méfiance causée par l’alliance entre la force publique, l’armée et la police, et le paramilitarisme augmente encore au sein de la population. Dans les années quatre-vingt-dix, le discours politique prend un tournant avec la prétention de récupérer la

légitimité de l’Etat et de payer la dette sociale envers les plus dému-nis. À Medellin sont mises en œuvre des politiques publiques de sécurité citoyenne mais leur manque d’orientation provoque un effet contraire à celui attendu :

« Le discours et les actions qui ont façonné, dans les an-nées 90, les politiques de sécurité du citoyen à Medellin, ont conduit, agencé et justifié le déplacement ou le retrait volontaire et progressif de l’État de la gestion du conflit ; ils ont entraîné un modèle de négociation permanente du désordre, marqué par le rôle prépondérant des intermé-diaires armés, ils ont consolidé une forme d’action pu-blique. Celle-ci a permis de mettre à un même niveau po-litique tous les protagonistes armés, donnant naissance à une série de pièges d’équilibre de haut niveau, lesquels ont permis une insertion réussie des groupes paramili-taires dans la ville ». (Alonso et Giraldo 2007 : 156)

En octobre 2002 quant à la gravité du conflit, l’opinion pu-blique commence à se préoccuper, L’État met en place une opé-ration à caractère militaire, dont l’objectif est d’éliminer les mi-lices urbaines, en particulier la commune 13.

Dans cette commune, la guerre avec les paramilitaires s’amplifie à tel point qu’il est impossible pour l’Etat continuer à nier le conflit quant à ses victimes civiles.

La première intervention militaire, ou Opération Orion, a pour objectif de récupérer ce territoire, avec pour résultat la libération de 72 otages, le déminage de nombreuses voitures piégées, et des dizaines de morts, de blessés et de nombreuses familles qui commencent une migration interurbaine.

Après deux semaines de combats la crise humanitaire dé-borde, et cette situation est dénoncée par les ONG. Dans ce contexte, la force publique armée cède les territoires aux parami-litaires, situation dont les habitants tirent des leçons, entre autres, celle de se méfier des bandes de tous bords.

Ces procédés démontrent l’extension du pouvoir paramili-taire et sa légitimation dans tout le territoire.

Des négociations et des accords avec les différents groupes armés sont mis en place à différentes époques. Désormais, leur manque de consistance et les divers intérêts qui ont infiltré le pouvoir et le contrôle du territoire, sèment plus la méfiance dans la population.

4.3.2 La Perception du conflit arme dans les quartiers