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Bien vieillir : l’utopie d’une formule de réussite exclusive?

CHAPITRE 5 : L’étudiant de l’UTAQ et son rapport à soi comme être vieillissant

5.2 Les étudiants de l’UTAQ et le bien vieillir

5.2.4 Bien vieillir : l’utopie d’une formule de réussite exclusive?

Après avoir consulté les étudiants de l’UTAQ sur leur vision du vieillissement, leurs propos nous permettent de mieux comprendre ce qui se cache derrière cette idée de bien vieillir. Si le bien vieillir concerne une multitude d’aspects de la vie, allant de la condition physique et esthétique à la condition cognitive, il comporte à la fois tout un défi pour les aînés. Plus encore, il demeure pour une bonne partie des aînés un objectif inatteignable : « Bien vieillir c’est un idéal, c’est comme si tout le monde pourrait y parvenir à cette recette-là, comme s’il s’agissait de faire un effort de volonté, mais ce n’est pas de cette façon que ça se vit la vieillesse. Bien vieillir ce n’est pas la panacée, je pense que ceux qui proposent ça ont des œillères ce n’est pas pour rien que les gens n’embarquent pas là-dedans, ils ne peuvent pas » (Claude).

L’idée de bien vieillir ne va donc pas de soi, elle découle d’une certaine vision de la société. Claude explique les conditions difficiles qu’exige le bien vieillir. Il pense même que cette idée de réussir son vieillissement est réservée à « une sorte d’élite ». Il avance que l’idée de bien vieillir n’est accessible qu’à une minorité de gens. Ainsi, pour lui il est sans doute facile de respecter les normes du bien vieillir pour « les gens en santé, qui ont de l’argent, qui ont une culture puisqu’eux, ils peuvent se classer dans les catégories du bien vieillir » (Claude). Mais, selon ce participant, c’est environ 80% des aînés qui « ne peuvent pas bien vieillir » et, pour lui, c’est un problème social. À tout moment une personne qui a pourtant mis en œuvre les règles du bien vieillir peut basculer suite à des évènements imprévus comme la maladie. Il cite le cas de sa sœur qui est très malade et pour qui la vie est envisagée « au jour le jour ». Son existence est très difficile, elle peine à se projeter à très court terme, alors comme le dit Claude en s’exclamant: « N’allez pas lui parler de bien vieillir! » (Claude). Il m’a confié qu’une autre de ses sœurs l’encourage à se prendre en main, « à faire de l’exercice », certainement elle ne veut pas en entendre parler. Le témoignage de cet étudiant reflète selon lui la réalité d’une partie importante des aînés. Il questionne le sort qui est réservé à ceux qui ne sont pas en mesure de suivre le rythme du vieillissement proposé par le bien vieillir : « […] les aînés dans le besoin, la société ne veut

pas les voir, les autres, le 10% ou le 20% des aînés qui se rapprochent de la jeunesse parce qu’ils peuvent encore agir, eux, ils se donnent les moyens d’être jeunes » (Claude).

Disposer de ressources financières serait donc une condition primordiale pour bien vieillir. « Se donner les moyens d’être jeune » ou « investir dans son vieillissement » devient un choix qui va de soi pour les aînés à l’aise financièrement. Comme l’a si bien évoqué Luc : « […] ça prend des sous, si tu n’as pas de sous, tu restes chez vous […] Tenir les gens du troisième âge actif, c’est un méchant défi, mais veut veut pas on revient toujours au maudit nerf de la guerre : l’argent » (Luc). Selon lui, c’est l’élément que les « belles politiques » oublient de préciser dans leurs documents. Elles l’oublient ou elles cherchent indirectement à responsabiliser les plus jeunes : voyez ce qui va vous arriver si vous n’économisez pas suffisamment pour vos vieux jours. Les étudiants de l’UTAQ sont très sensibilisés aux problèmes qu’entraîne une consommation excessive et c’est dans ces termes qu’ils critiquent le bien vieillir. Les propos d’un étudiant vont dans ce sens, il précise : « […] quand tu es malade, ça handicape beaucoup, quand tu as des problèmes de finance, d’argent, ça aussi ça handicape, mais nous autres on ne consomme pas beaucoup, il ne faut pas se laisser commander par tout ce qui faudrait qu’on achète » (Roland). De façon similaire, Maurice pense que « tout va avec le revenu », de plus en plus de retraités n’ont pas de fonds de pension alors les recommandations qui portent souvent vers la consommation ne sont donc pas accessibles à tous (Maurice). En concordance avec le néolibéralisme qui « n’appréhende pas les gens comme des consommateurs, mais bien comme des producteurs, des entrepreneurs d’eux-mêmes, des capitaux humains soucieux de s’apprécier et allouant leurs compétences à cette fin » les étudiants de l’UTAQ lisent la société néolibérale avec les lunettes d’une critique de la consommation (Feher 2009 : 19). Cette consommation permet de maintenir l’économie « en santé » et de faire rouler la production industrielle. Mais il y a plus que le consumérisme dans la philosophie néolibérale, il y a la responsabilisation individuelle et son corollaire, l’exclusion et la stigmatisation de tous ceux qui n’en sont pas capables.

Ainsi, j’ai pu remarquer que pour les étudiants de l’UTAQ, les contraintes financières sont perçues comme un frein ou du moins comme un obstacle significatif pour que se réalise

l’objectif du bien vieillir. Si l’argent facilite l’accomplissement d’un vieillissement tel que souhaité par les experts, Luc suggère qu’il devient à un certain moment inutile :

Ce n’est pas facile réussir son vieillissement, plus ça va plus ça devient complexe tant qu’à moi, parce que ça te prend de l’argent, ça te prend des ressources qui n’existent pas, ça te prend des personnes qui t’entourent qui sont souvent manquantes ou qui t’ont abandonné. Bien vieillir, c’est presque une situation idéologique de notre société, parce que plus ça va moins ça existe et ceux qui peuvent se payer un logis, une infirmière ou des soins particuliers, un moment donné ils vont tomber dans un état où même leur argent ne pourra plus apporter de solution à leur vieillissement, ils peuvent bien vieillir un bout de temps, mais un moment donné il y a comme un phénomène, une barrière que tu ne peux pas passer et là le bien vieillir oublie ça, bonsoir, merci (Luc).

L’idée de bien vieillir, réconfortante pour les personnes privilégiées financièrement, ne garantit en rien que la responsabilisation individuelle qui lui est sous-jacente va leur assurer un entourage aimant et prêt à se sacrifier pour adoucir leur fin de vie. Au contraire, plus on est considéré comme seul responsable de son vieillissement, plus on risque de n’avoir pas de temps pour accompagner les exclus de cet idéal.

Plus les entrevues s’enchaînaient, plus j’étais en mesure de constater le caractère problématique du bien vieillir. Cette responsabilisation ne tient pas compte des capacités de chacun. Pour Claude, il importe « de tenir compte de sa réalité », de son côté, il a de sérieuses limitations au niveau du dos, il ne va donc pas jogger tous les matins. Selon lui, le pire c’est de vivre comme s’il avait 30 ans en n’assumant pas son âge, il affirme : « […] le pire c’est de déraper, de penser qu’on n’est pas vieux et de dire l’art de bien vieillir et on se lance là-dedans ce n’est pas tout à fait la bonne recette » (Claude).

Les étudiants de l’UTAQ étaient peut-être influencés par la philosophie néolibérale ambiante, néanmoins ils partageaient un élément important, le souci pour les autres. Souvent les discussions sur les défis que pose le vieillissement se sont orientées vers « les autres ». Ils se sont avérés très sensibles à la condition des aînés moins aisés, plus vulnérables. Nicole décrit sa situation, elle est active, elle fait du vélo, elle mange bien, bref, elle fait de « son mieux pour bien vieillir » (Nicole). Cependant elle ajoute que plusieurs personnes sont dans l’incapacité de faire tout ça, ce n’est pas toujours une question de volonté, « il y en a qui ne sont tout simplement pas capables » (Nicole). Les propos de Luc vont dans le même sens. Pour résumer son idée, il arrive au constat qu’une

partie importante de la population ne peut tout simplement pas respecter cet objectif de bien vieillir et il pose la question ultime ; « Qu’est-ce qu’on fait avec eux? » (Luc).

Il faut quand même tenir compte de ces personnes-là parce qu’ils font partie de la société et je pense que la force d’une société c’est peut-être dans ses maillons les plus faibles, comment elle traite les maillons les plus faibles… On est dans un mode comptable, l’argent c’est le nerf de la guerre […] c’est de revenir à la base, analyser le discours, est-ce que c’est un discours humaniste ou comptable et lequel est le meilleur pour régler la situation? Le discours humaniste coûte cher, c’est pour ça qu’on le met de côté, mais ce n’est pas l’idéal, il coûte cher, mais qu’est-ce qu’il pourrait nous apporter en terme de bien-être et de valeurs? Non seulement ça, mais c’est que tout le monde va en profiter, tandis qu’autrement, il y a seulement une frange de la population qui va en profiter, qui va bien vivre, alors c’est oublier que la vie c’est un continuum, ça ne s’arrête pas à 65 ans, ni à 80, ni à 90, parce que la vie, ça continue, il n’y a pas de fin sauf le jour que c’est ta fin. On oublie que la vie c’est fragile et qu’on a tout intérêt à la renforcer plutôt que de l’affaiblir en rejetant les éléments qui sont les plus faibles (Luc).

Luc formule ainsi avec acuité une critique de la philosophie néolibérale et de ses pièges; que faire de ceux qui ne sont pas en mesure de se conformer aux normes du bien vieillir, faut-il les rejeter en dehors de la société? Il évoque l’humanisme pour remettre l’être humain au centre de nos préoccupations, plutôt que de se centrer sur les entrepreneurs de soi associés aux idéaux du bien vieillir. Cette idée, qui est en fait tout un programme diffusé avec force à travers des politiques publiques, vient modifier non seulement la conception de la société et des individus qui la composent, mais aussi la nature des liens sociaux tissés au fil des siècles. C’est ainsi qu’on en vient à croire que la population vieillissante constitue un poids financier qu’il faut contenir, créant ainsi des « opportunités d’affaires ».