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CHAPITRE 4 : Les étudiants de l’UTAQ une fois à la retraite : entre rupture et

4.3 Devenir « hors-circuit »

La dernière partie de ce chapitre envisage le vieillissement comme une rupture profonde avec la société. Je dois à Chantal, le titre de cette section, c’est elle qui a apposé le concept « hors-circuit » à partir de son vécu actuel. Être « hors-circuit », qu’est-ce que cela

signifie? Je me suis attardée à décortiquer cette notion qui a littéralement émergé de la parole d’une étudiante de l’UTAQ. Être « hors » de quelque chose signifie être exclu purement et simplement. Le terme « circuit » renvoie quant à lui à plusieurs significations, mais elles ont en commun d’évoquer des étapes. Une série d’étapes souvent balisées et organisées de façon hiérarchique. Plus spécifiquement, la définition d’un circuit7 dans le domaine sportif est envisagée comme l’itinéraire d’une course représentant une épreuve. L’analogie que propose Chantal renvoie à l’univers du travail. Pour franchir des épreuves, il est nécessaire de performer, exactement comme l’impose la vie professionnelle. Être « hors-circuit » à la retraite signifie donc l’exclusion du monde du travail ou du monde de la productivité, ce qui soulève plusieurs émotions pour les retraités. Devenir « hors-circuit » représente donc ici un risque auquel est associée la peur d’être mis à l’écart : « Fear associated with social, cultural and economic exclusion positioned the ageing body as part of the physical [and social] capital that needed to be maintained » (Cardona 2008 : 480). Chantal illustre ce qu’être «hors-circuit» à la retraite:

C’est important le statut, je n’aime pas ça dire que je suis retraitée, les gens souvent vont me dire: « Tu ne fais pas ton âge! », et ils vont me demander si je travaille encore et j’ai de la difficulté à dire que je suis retraitée. Je vais dire : « Oui, je suis retraitée de mon métier, mais l’été je travaille, j’ai encore besoin, c’est comme si dans ma tête je ne suis pas encore rendue là et j’ai un peu encore de difficultés avec ce statut de retraitée, peut-être parce qu’antérieurement les retraités c’était vraiment des gens qui prenaient leur retraite à quelques années de la fin de leur vie. C’est comme si on est en retrait du monde du travail et c’est beaucoup, c’est comme ça que je le vois, je l’ai vécu et je le vis encore et même par rapport au conjoint, qui lui est encore actif sur le marché du travail, moi ce que j’ai trouvé difficile au début, on était sur deux niveaux différents, lui le matin il part, il est pressé, il a un horaire serré, il rencontre des clients tout ça, c’est quelqu’un d’important et c’est comme si moi en ne travaillant plus j’avais perdu cette importance-là au niveau de la société : « Toi, tu as le temps, tu es retraitée »! Ça, je l’ai souvent entendu ! Je le vis encore comme ça, c’est certain qu’à l’époque, les tâches ménagères on les partageait, mais là ça me revenait,

j’avais le temps, la femme fait ça, ça j’ai encore un peu de difficulté avec ça. Moi, c’est un peu comme si j’étais devenue « hors-circuit », alors que lui est dans le circuit […] (Chantal).

Dans le cas de cette participante, être « hors-circuit » fait directement référence à la perte de son statut de travailleur et du coup, de son identité, mais aussi par extension de la reconnaissance de ses pairs. Chantal n’aime pas son statut de retraitée ou plutôt elle ressent une certaine honte face à la passivité qu’on associe à la retraite. Ce sentiment est tout à fait justifiable avec le contexte néolibéral de notre société qui « mandates for activity, consumption and vitality » (Cardona 2008 : 479). En effet, l’activité est non seulement vue comme la capacité de travailler, mais aussi de consommer, d’être actif et d’être reconnu à ce titre. Chantal l’indique, elle sent qu’elle a perdu de l’importance et de la valeur aux yeux des autres et de la société. De plus, elle se souvient de l’époque où le retraité était une personne arrivée à la dernière étape de sa vie, ce qui dans son esprit la rapproche de la mort. Sans avoir atteint cette fin de vie, elle a sentiment de vivre une mort sociale associée au statut de retraité. Elle ajoute un élément supplémentaire dans la comparaison qu’elle fait entre elle et son mari toujours sur le marché du travail. Avoir si près d’elle une personne très active sur le marché du travail accentue son impression d’être en dehors du jeu. Elle évoque même le fait que la retraite a modifié ses habitudes de vie et le partage des tâches domestiques. Elle fait du ressentiment de se retrouver à devoir effectuer des tâches

« féminines » parce qu’elle a le temps. On retrouve ici la dévalorisation du travail domestique, au cœur des débats féministes qu’a dû connaître Chantal. En outre, pour une personne qui vise d’abord à valoriser son capital humain, le travail domestique au service des autres, ne répond pas aux idéaux d’un régime néolibéral qui met l’accent sur l’appréciation de son propre capital humain (Hache 2007 : 63). Ceci s’est confirmé déjà plus haut, le travail pour les étudiants de l’UTAQ ne vise pas l’enrichissement, il permet de rester actif et, potentiellement, d’être reconnu. Le travail permet aux individus de demeurer dans le circuit :

[…] moi j’ai eu la chance de retravailler, c’était important pour moi de dire là je vais travailler l’été dans un kiosque de l’Ile-D’Orléans ce n’était tellement pas pour la rémunération parce que ça n’avait rien à voir avec ce que je gagnais avant, mais c’était gratifiant. Et quand mon mari disait : « Demain, ma femme travaille », il y avait quelque chose que ça faisait en dedans, que j’avais retrouvé, quelque chose que je ne savais pas que j’avais à l’époque où je

travaillais, il faut l’avoir comme perdu pour réaliser dans le fond qu’on occupait un emploi, qu’on avait un certain prestige, cette perte-là, moi ça m’a affectée beaucoup, c’est sans doute beaucoup pour ça que je suis retournée travailler, comme je vous dis c’était l’été et ça pratiquait mon anglais et que je ne ferme pas la porte à un autre travail. Le volet travail est encore bien important, peut- être que si mon conjoint était à la retraite ça serait autre chose. Autant que je rencontre des gens qui me disent : « Moi, j’ai tourné la page, c’est correct » (Chantal).

Les propos de cette étudiante confirment le besoin de valorisation; elle se sent valorisée en présence d’un public qui peut voir qu’elle est active. Elle mentionne que travailler lui apporte un prestige et une reconnaissance face à la société et à son entourage. C’est gratifiant être occupé en contribuant au monde du travail. Plus tard lors de l’entrevue, elle est revenue sur cette considération soulignant qu’elle avait apprécié le sentiment de refuser d’aider l’un de ses enfants parce qu’elle travaillait ce jour-là. Elle avait aimé dire à son fils : « Désolée, non je ne peux pas t’aider aujourd’hui, je travaille ! » (Chantal). De la même façon, elle a ressenti une énorme satisfaction lorsqu’elle terminait un travail pour la période des fêtes, comme tout le monde, elle partait en vacances. Ce sentiment du devoir accompli, de mériter la récompense qu’est la reconnaissance, rappelle la philosophie du bien vieillir. Claude a également évoqué la notion de « circuit » et, pour sa part, il fait un parallèle entre ce sentiment d’être « hors-circuit » et l’importance de conserver un horaire qui s’apparente à celui qu’il avait lorsqu’il travaillait :

Je me sens un peu en dehors du circuit, qu’on le veuille ou non quand on travaille on est encadré dès le réveil c’est parti, c’est une course contre la montre, tout est réglé et on n’a même pas à se poser de question, tous les jours on s’en va au bureau sauf les fins de semaine, à la retraite c’est autre chose, j’ai autant de travail, mais plus diversifié, c’est pour ça que le matin je suis quand même sur pied très tôt, presque comme quand je travaillais (Claude).

Quitter le monde du travail a aussi été vécu comme un rejet pour Roland. Il y a certains domaines ou certaines organisations où la transition peut se faire plus doucement et où il est possible d’être sollicités après la retraite comme consultant dans certains dossiers. C’était le cas de Sylvie. Cependant l’expérience de Roland est tout autre; comme il a eu une compensation monétaire pour quitter ses fonctions, il s’est d’abord senti rejeté, et comme son organisation coupe complètement les ponts avec ses anciens employés il a, de plus, ressenti une véritable exclusion :

Je commençais à y penser donc, ils voulaient qu’on parte, dans mon organisation syndicale ça c’est clair, quand tu es parti, tu as fini, ils ne font plus appel à toi par la suite. Ça, c’est spécial. Moi j’étais le seul à avoir mon expérience syndicale à l’international. C’est spécial, c’était une offre, tu le sens qu’ils n’ont plus besoin de toi, oui tu le sens qu’ils se foutent que tu partes, ça, c’est clair, mais je ne me suis pas senti frustré parce que je le savais, ce qui a été un peu plus compliqué c’est qu’une fois que tu as fini, tu as fini, il y a des organisations qui conservent les liens avec les retraités, des activités sans être payé, mais eux non quand tu as fini, tu as fini, tu n’existes plus, c’est une coupure, bye bye (Roland).

À la lumière des confidences des étudiants de l’UTAQ, on comprend que quitter le marché du travail peut être synonyme d’invisibilité ou de marginalité. Ainsi, plusieurs participants comme Pauline mentionnent que : « C’est comme si on nous plaçait dans une « case », un peu en marge, mais bon c’est correct aussi, mais c’est comme si on devenait exclu de la société. Ça, c’est difficile » (Pauline). Le sentiment d’être mis de côté et d’être étiquetés comme improductifs avec la signification de passivité qui accompagne cette notion est difficilement vécue par les participants de ma recherche. C’est avec « une boule dans la gorge » que Luc a affirmé avoir l’impression qu’il ne rapporte plus, qu’il n’apprend plus rien à personne, qu’il n’est plus productif, et qu’on le laisse un peu pour compte (Luc). Cette sensation d’arrêt et de mise à l’écart peut peser lourd sur le moral des gens, elle peut même conduire à un état dépressif face à l’anxiété qu’elle représente tel qu’évoqué plus haut avec l’expérience de Claude. Ce moment de confidence a été très émotif et très éloquent à la fois. J’ai rapidement compris que cette mise à l’écart peut littéralement accabler les individus de par le poids de l’invisibilité.

De façon un peu moins émotive, d’autres étudiants de l’UTAQ ont souligné l’importance qu’ils attachaient à demeurer bien au fait de la nouveauté dans la société. Demeurer dans la société, pour certains, passe par l’adaptation aux nouvelles technologies. Sylvie affirme ne pas hésiter à « suivre la parade » lorsqu’il est question de mode technologique : « J’avais plein d’idées, je ne voulais pas arrêter, je voulais continuer surtout au niveau informatique pour moi ça toujours été bien important de suivre la parade, de ne pas être en retard, c’est le temps des cellulaires, c’est le temps de la tablette, c’est le temps de changer l’ordinateur pour un portable, « envoye » (Sylvie). Le parallèle avec la jeunesse est ici assez important. Se tenir « à jour » pour éviter ainsi d’être étiqueté « passé date » est un moyen pour demeurer dans la société. La technologie y est pour beaucoup, elle permet aussi de

conserver les liens avec les générations plus jeunes favorisant ainsi les rapports intergénérationnels. Les étudiants de l’UTAQ accordent donc beaucoup d’importance au développement technologique tel qu’illustré par les propos de Diane :

[…] le vieillissement pour moi c’est quelqu’un qui arrête d’être dans la parade et qui regarde la parade passer, c’est quelqu’un qui a arrêté d’évoluer. Il faut rester avec le groupe pour ne pas être exclu. Je pense que bien vieillir c’est de continuer de t’intéresser à la société, si tu avances avec la société et non pas regarder dans le rétroviseur c’était dont beau avant, il faut que tu restes dans la société qui évolue, comme avec les cours sur les nouvelles technologies, sinon c’est s'éjecter du monde de la société et le vieillissement pour moi c’est de rester dans la société, rester allumer. (Diane).

Atténuer au maximum les conséquences de cette mise à l’écart exige pour Mireille de « suivre la société », même si elle me confie être totalement « essoufflée » par tout ce que cela implique (Mireille).

Les derniers extraits pointent directement vers l’un des nombreux risques associés au fait de vieillir. Ce risque, c’est la perte de tout ce qui peut nous valoriser dans la société (Cardona 2008 : 479). Pour plusieurs étudiants de l’UTAQ, avoir quitté le monde du travail a compromis leur situation les rendant ainsi « hors-circuit ». Autrefois, c’est leur vie professionnelle qui les gardait actifs et qui préservait leur capital humain. Dorénavant, la « peur de l’exclusion sociale met en place le besoin de maintenir ce capital humain » (Cardona 2008 : 480; traduction libre). Il est maintenant de leur ressort, de se prendre en main, de faire certains choix qui nécessitent parfois des efforts pour demeurer un membre actif qui peut fonctionner et être reconnu dans la société. Dans le cas de Chantal, le travail est l’un des moyens qu’elle a trouvés pour demeurer active, pour Sylvie, il s’agit de suivre les tendances technologiques pour continuer d’évoluer au rythme des autres. Dans les deux cas, les choix qu’elles ont pris les ont amenées à rester dans la société et à continuer de se développer.

Si demeurer dans la société demande pour certains un effort quotidien considérable, d’autres envisagent justement la retraite comme la fin d’une période remplie de stress. Sous l’angle de Louise et Nicole les obligations de la vie quotidienne sont enfin atténuées : « Ce n’est plus le stress de dire il faut que, il faut que et il faut que ce soit comme des étapes d’accomplies, je trouve ça intéressant, c’est un beau côté » (Louise). J’ai retrouvé ce même

sentiment d’accomplissement dans les mots de Nicole : […] moi je trouve qu’en vieillissant je ne dis pas que le stress disparaît, mais comme nous disions tantôt de toujours prouver quelque chose que ce soit aux études que ce soit dans le milieu professionnel, il me semble que ça on a pu ça, on peut se poser des défis soi-même c’est sûr, mais il y a moins de cette pression-là » (Nicole). La retraite peut donc devenir pour certains un répit et le moment de penser enfin à eux : « C’est comme un choc, il y a une période où tout tourne autour des enfants, tu veux qu’ils ne manquent de rien, tu veux qu’ils réussissent, on a beaucoup de charges tandis qu’un moment donné, tu n’as plus rien sur les épaules, tu te dis c’est fait, ce que tu as à prouver est fait, maintenant choisis par goût, par plaisir, par intérêt, ce n’est plus le même profil, c’est beaucoup plus léger, par contre on vieillit » (Louise). C’est très intéressant de voir que « cette pression-là », la pression de la société, peut être envisagée comme étant disparue pour certains retraités, minoritaires, il est important de le mentionner, alors que pour la majorité, elle a plutôt tendance à s’amplifier à la retraite.