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Section II.1 La question de recherche : Quel modèle de capital investissement pour les pays émergents?

1. Les vertus : la rencontre des sphères réelle et financière

La finance est une activité de support : la sphère financière accompagne le développement des entreprises de la sphère réelle. Dans le domaine du financement long terme, il en résultera, selon les cas, un apport de dettes ou de fonds propres, calibré selon la conformation de l’entreprise et de son environnement : stade de développement, activité, rentabilité historique et prévisionnelle, dynamique et concurrence de ses marchés. La subordination de la finance à l'industrie, c'est-à-dire de la sphère financière à la sphère réelle, est affirmée par la théorie financière et constamment rappelée par sa fondation comptable : les ressources financières au passif du bilan s’organisent en support des emplois à l’actif. Les termes d'actif et de passif révèlent la fonction de chaque sphère et leur complémentarité dans l’effet miroir de la « partie double ».

Ignorer ces fondamentaux est une dérive risquée : lorsque la finance montre des velléités de croissance et d'indépendance, dans l'illusion qu'elle pourrait se développer

par elle-même et pour elle-même, elle ne manque pas d'entraîner récessions, pertes de repères et bulles spéculatives vouées à l'éclatement. Comme l'écrivait, avec prescience, l’économiste Philippe Lefournier en octobre 2007 : « En 1980, le rapport des actifs

financiers à la production de la planète était de 100 ; aujourd'hui, il dépasse largement 300 - plus qu'un triplement ! Quant aux produits dérivés, ils représentent maintenant 75 % des liquidités, contre 1 % pour la monnaie de banque centrale. Leur total atteindrait huit fois l'économie mondiale. L'overdose financière rend probable un accident. Il y a eu des crises sérieuses pendant toutes ces années. Elles ont été surmontées, mais les risques n'ont pas disparu : ils sont seulement redistribués ; en fait, le risque de crash du système grossit. (…) Ainsi la finance vit-elle sa vie. Mais ce triomphe du trader sur le producteur nous a fait entrer dans une zone de danger. Ce n'est plus l'économie réelle qui tire les prix d'actifs. Elle est au contraire mue par eux, comme ceux de l'immobilier pour l'expansion récente aux Etats-Unis. Quand vient le retournement, l'illiquidité se propage et la crise systémique menace92 ».

La financiarisation de l'économie est ici schématisée par le renversement de la hiérarchie entre économie réelle, marchés financiers et produits dérivés.

Figure 14. La financiarisation de l’économie

92

L'histoire de la spéculation nous offre un panorama de ces crises, depuis les bulbes de tulipes dans la Hollande du XVIIème siècle, jusqu'aux subprimes de 2007. Elle nous enseigne aussi la nécessité pour la sphère financière de demeurer au service de la sphère réelle : une finance au service de l'industrie et non l'inverse.

Le capital investissement consiste dans la prise de participation au capital d’une entreprise pour financer (i) son démarrage : capital risque, (ii) sa croissance : capital développement, (iii) son changement de propriétaire : capital transmission / LBO, ou (iv) sa survie : capital retournement. Pour accéder au capital de sociétés non cotées, deux types d'intervention financière sont possibles : la souscription d'actions nouvelles ou l’acquisition d’actions préexistantes. Parfois combinées en pratique, la philosophie et les implications de ces deux approches sont dissemblables.

La souscription d’actions nouvelles est qualifiée d’opération de « cash-in » parce que les fonds apportés par l’investisseur sont destinés à l’entreprise. Le cash-in soutient le développement de l’entreprise et en finance la croissance au-delà de l’autofinancement et de la capacité d’endettement disponibles. Cette croissance peut être organique ou externe. Le cash-in permet en sus de sécuriser le développement de l'entreprise, en limitant son endettement financier à des niveaux compatibles avec ses cash flows, et en maintenant le ratio endettement financier/fonds propres à des niveaux raisonnables.

L’acquisition d’actions préexistantes est, quant à elle, qualifiée de « cash-out » : les fonds apportés par l’investisseur servent en effet à racheter les titres d’un ou de plusieurs actionnaires sortants, et non à financer l'entreprise. Les opérations de cash-

out recomposent la géographie du capital d’une entreprise : elles servent par exemple à

diversifier le patrimoine du dirigeant-actionnaire ou à préparer sa succession. Elles permettent aussi de remédier à des situations de blocage, tout en apportant un nouvel élan au développement de l’entreprise : par exemple, en substituant à un actionnaire dormant (« sleeping partner ») un fonds d'investissement actif.

L’exemple chiffré suivant illustre la différence entre « cash-in » et « cash-out » pour une entreprise et un montant d’investissement inchangés93. Un fonds de capital investissement évalue une société cible à 3M€ de valeur des fonds propres. Cette société n’a pas de dette et dispose d’une trésorerie de +0,5M€. Le fonds souhaite en devenir actionnaire à hauteur de 2M€. Dans une opération de cash-in, le fonds injecte 2M€ dans l’entreprise. Il détiendra à l’issue de l’opération 40% d’une cible qui disposera d’une trésorerie de +2,5M€94. En revanche, dans une opération de cash-out, le fonds rachètera à un ou plusieurs actionnaires sortants leurs actions pour un prix de 2M€. Dans ce cas, il détiendra à l’issue de l’opération les 2/3 d’une cible dont la trésorerie demeurera à +0,5M€95. Il ressort, à l'issue de l'opération de cash out, que la substance de la société sous-jacente est inchangée alors que le fonds a mobilisé 2 millions d'euros dans l’opération.

La taxonomie actuelle du capital investissement est fondée sur l'effet de miroir et de synchronisation des sphères réelle et financière, ce qu’illustre le schéma ci-après extrait de la plaquette publiée en novembre 2010 par l’AFIC, Association Française des Investisseurs en Capital, sous le titre : « Associés pour construire – 27 ans auprès

des entrepreneurs96 ».

93

YOUNES, O. Finance pour les entrepreneurs. Examen final, Master HEC Entrepreneurs. HEC Business School, Jouy-en-Josas, juin 2010.

94

Cash-in : (i) part du fonds au capital : 40%, soit 2M€/(3M€+2M€) et (ii) trésorerie post opération : +2,5M€, soit +0,5M€+2,0M€

95

Cash-out : (i) part du fonds au capital : 2/3, soit 2M€/3M€ et (ii) trésorerie post opération : +0,5M€.

96

Figure 15. Taxonomie actuelle du capital investissement et cycle de vie de l’entreprise

Nous présentons ici les quatre segments du métier et leur cible idéale.

Le premier segment du capital investissement est le capital risque, opération de « cash-

in » ayant pour rôle de financer l'entreprise innovante en création. En accompagnant la

PME en financement et en conseil, l'investisseur l’aide à « franchir le gouffre » qui sépare les ventes aux premiers clients passionnés de technologie des prémices d'un marché de masse. L'expression de Geoffrey A. Moore « Crossing the chasm97 »,

illustre la difficulté de cette étape, pour qui veut démocratiser les usages d’une technologie encore confidentielle.

La cible idéale du capital risque évolue dans un secteur innovant : les technologies de l’information et de la communication (logiciels, télécommunications, électronique) et les sciences de la vie (biotechnologies, instrumentation médicale, galénique). Au-delà de son secteur d’activité, la cible idéale du capital risque affiche des facteurs clés de succès spécifiques. Six de ces facteurs sont compilés ci-après, à partir de présentations professionnelles réalisées par plusieurs fonds de capital risque :

97

MOORE, Geoffrey A. Crossing the Chasm: Marketing and Selling Disruptive Products to Mainstream

Figure 16. Qualités clés d'une start-up technologique pour capital risque

Un enjeu international

 Caractère innovant et changement de paradigme

 Qualité technique de l’outil et de la propriété intellectuelle  Barrière à l’entrée

 Différenciant vis à vis de la concurrence

Une technologie unique

 Taille et maturité : approche bottom-up et segmentation  Moteurs de croissance et time to market

 Degré de concentration

 Structuration contractuelle

 Roadmap produit et positionnement concurrentiel  Stratégie de développement et Business Plan associé  Stratégie financière Un « go to market» clair Un modèle de Revenus crédible Une opportunité De marché Des managers d’envergure

 Valeur de la technologie à l’échelle internationale  Capacité de déploiement du management  Intensité compétitive

 Stratégie par segment de marché  Partenariats, canaux et forces de vente  Timing du déploiement local et international

 Expérience fonctionnelle, de la start-up et du domaine  Capacité d’évolution (international, taille)

 Capacité attractive des managers d’envergure

Source : compilation de diverses présentations professionnelles de fonds de capital risque; Olivier Younès

Parmi la littérature sur le sujet, l’œuvre du Professeur Jeffrey Timmons retient toute notre attention. L’auteur (disparu en 2008), spécialiste en entrepreneuriat à l’université de Babson, a en effet travaillé sur les conditions du succès des entreprises nouvelles, notamment dans la technologie. Il a développé un modèle d'équilibre entre opportunité de marché, équipe entrepreneuriale et ressources financières98. Son approche, appliquée à une start-up technologique ou à une PME, permet de hiérarchiser les six facteurs proposés par la pratique, pour ne retenir que « l'opportunité de marché » et les « managers d'envergure » ; les ressources financières, troisième pôle du modèle de Timmons, représentent la conséquence de la décision d'investir, fondée sur les qualités de la PME cible. La suite de nos travaux nous amènera à appliquer ce modèle aux pays émergents (voir infra99), avant de l’utiliser plus spécifiquement pour l’étude du cas clinique longitudinal Beltone MidCap Egypt (Partie III).

98

TIMMONS, Jeffrey A., ZACHARAKIS, Andrew. SPINELLI Stephen. Business plans that work: A Guide for

Small Business. USA : McGraw-Hill, 2004, 193 p.

99

Le deuxième segment du capital investissement est le capital développement, qui finance la croissance de sociétés profitables déjà installées sur leur marché. A l'instar du capital risque, il s’agit d’opérations de « cash-in », qui sont souvent combinées en pratique avec des opérations de « cash-out », même si ces dernières se limitent généralement à une respiration du capital.

La cible idéale du capital développement est une société établie sur ses marchés, rentable et présentant des perspectives de croissance. Le contrôle de l'entreprise est généralement exercé par un actionnaire de référence, le dirigeant lui-même ou un des membres de sa famille.

Le troisième segment du capital investissement est le capital transmission, qui consiste dans le rachat d'entreprises non cotées. C'est une opération de « cash-out », ce qui la distingue des autres segments du capital investissement. Les rachats d'entreprises par les fonds d'investissement s’appuient, dans les pays développés, sur un emprunt qui renvoie à l’anglais LBO : leveraged buyout, littéralement « rachat avec effet de

levier » (bancaire). Ces opérations consistent à acquérir la totalité du capital d’une

société rentable, évoluant sur un marché mûr, par une combinaison de capitaux propres et de dette logée dans un holding de reprise, ce qui permet d’abaisser le coût moyen du financement de l'opération. Ce financement offre à un fondateur, associé à un fonds de capital investissement, la possibilité de transmettre son entreprise. La dette d'acquisition est remboursée grâce aux bénéfices dégagés par la cible elle-même ; de surcroît, le montage peut être optimisé grâce à l’intégration fiscale de la cible et de son

holding de reprise. La cible idéale du capital transmission peut se définir à travers son

activité, ses paramètres financiers et ses équipes. Certaines activités ressortent ainsi incompatibles avec le LBO, telles que : la haute technologie, qui nécessite des investissements lourds ; le négoce, par nature volatil ; et les activités agricoles, trop cycliques.

La cible idéale du LBO, de façon contre-intuitive, ne doit pas avoir de forte croissance de son activité : il faut en effet sécuriser le remboursement de la dette d'acquisition, en évitant les programmes d’investissement trop ambitieux ou un besoin en fonds de

roulement en forte expansion. La rentabilité doit être historiquement élevée et récurrente : c'est pourquoi les sociétés de type « vache à lait », selon l'appellation de la matrice du Boston Consulting Group100, sont particulièrement recherchées. Une situation de trésorerie nette positive ou un montant de réserves distribuables est un atout pour la gestion de trésorerie. Enfin, la situation sociale doit être calme et le management financièrement impliqué dans le projet.

Le quatrième et dernier segment du capital investissement est le capital retournement, qui accompagne les entreprises en difficulté offrant un potentiel de rebond – c’est-à- dire littéralement de « retournement ». Ce métier concerne des sociétés matures qui disposent d’actifs tangibles (tels que bâtiments, usines ou terrains) dont la valeur pourra servir de sûreté réelle à l'incontournable restructuration de la dette. Ce segment de métier nécessite une implication particulière de l’investisseur, qui va parfois jusqu'à assumer lui-même des fonctions opérationnelles dans l'entreprise, de type management de transition ou gestion de crise. Les difficultés de la cible raccourcissent l’échelle de temps et intensifient les risques sur la continuité d’exploitation : c’est pourquoi les fonds de capital retournement agissent à la fois sur le très court terme qui pèse sur la survie de la cible, et sur le moyen terme pour reconstruire la croissance rentable et la valeur.

La cible idéale du capital retournement est une société ayant un potentiel de croissance et de rentabilité, et dont le profil de flux de trésorerie permet d'envisager un rebond à l'issue de l'intervention. Au-delà de la gestion fine de trésorerie qui conditionne l'ensemble du montage, trois sujets focalisent les efforts du fonds d’investissement : les équipes à remotiver, la rentabilité à reconstruire et les équilibres bilanciels à recouvrer. Dans ce contexte, l'injection de fonds propres par une opération de « cash

in » est souvent indispensable.

100

BOSTON CONSULTING GROUP. The Product portfolio. USA, Janvier 1970. 1 p.