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Section II.1 La question de recherche : Quel modèle de capital investissement pour les pays émergents?

2. Les limites : une vision conventionnelle et contextuelle du métier

L'ambition des présents travaux est d'imaginer un modèle de capital investissement spécifiquement destiné aux pays émergents. Pour ce faire, l’état de l'art contenu dans la nomenclature des quatre segments du capital investissement éclaire nos réflexions. Nous nous livrons ici à une revue critique de cette nomenclature, et concluons à ses dimensions conventionnelle et contextuelle. Cette remise en question facilitera ultérieurement un raisonnement par analogie, dont l’objectif est de fertiliser le capital investissement dans les pays émergents par le capital risque des économies développées.

2.1. Le capital transmission : une opération de « fusions et acquisitions »

Le capital transmission est une opération d’acquisition initiée par un fonds de capital investissement. À ce titre, nous considérons que cette activité devrait être incluse dans le champ des fusions et acquisitions, par nature contigu à celui du capital investissement. Le rattachement du LBO au métier du capital investissement nous apparaît dès lors conventionnel, fondé sur la nature de l’initiateur (le fonds d’investissement) plutôt que sur sa fonction (l’acquisition d’entreprises-cibles). Notre position se fonde à la fois sur la théorie et la pratique financières.

Nous retenons la classification des acquisitions d’entreprises proposée par Aswath Damodaran, professeur de la Stern Business School de New York et auteur de nombreux ouvrages sur le corporate finance, l'évaluation d’entreprises et les fusions et acquisitions. C’est dans son manuel « Corporate Finance: Theory and Practice101 »,

101

DAMODARAN, A. Corporate Finance: Theory and Practice, Second Edition. John Wiley & Sons, USA. Inc. 2001

qu’il développe sa nomenclature, qui ne laisse aucun doute sur la place des fonds de capital transmission/LBO :

Figure 17. Classification des opérations d'acquisition d’entreprises

Source : Damodaran, A. Corporate Finance: Theory and Practice



Cette classification académique est confortée par les statistiques professionnelles : ainsi, le fonds français de capital transmission Argos-Soditic publie-t-il depuis 2004 un indice des prix de transaction des fusions et acquisitions en Europe. L’indice recense l’ensemble des acquisitions menées sur des cibles de mid-market (fonds propres compris entre 15 et 150 M€). La médiane des prix sur 12 mois glissants, exprimée en multiple Valeur d’entreprise/EBITDA, constitue l’Indice Argos Mid-Market. Ces statistiques du marché des fusions et acquisitions confrontent « prix stratégiques » offerts par des industriels et « prix financiers » offerts par les fonds de LBO, plaçant de fait les deux populations concurrentes au même niveau :

Figure 18. Évolution des multiples d'acquisition en Europe depuis 2004

Source : Argos Soditic & Epsilon Research, 2011 Indice mid market de la zone euro

Cette statistique professionnelle consacre ainsi une assimilation des fonds de LBO aux entreprises industrielles, au sein des initiateurs de fusions et acquisitions. Au-delà, l’évolution comparée des prix industriels et des prix financiers suggère deux remarques.

La première remarque est que, au plan théorique, le prix industriel devrait systématiquement être supérieur au prix financier, dans la mesure où ce dernier ne peut pas bénéficier de synergies entre le fonds et la société en portefeuille – au contraire d’une démarche initiée par un industriel. Cette hiérarchie des prix semble respectée, sauf en 2010 où ce sont les fonds d'investissement qui sont les mieux-disant dans la compétition qui les oppose aux initiateurs industriels. Ainsi, pour la 1ère fois depuis décembre 2005, les « prix financiers » de 6,7x l’EBITDA ont dépassé les « prix

industriels » de 6,6x l’EBITDA. Selon Argos-Soditic, cette situation trouverait son

origine dans la reprise des opérations de prêts conjuguée à un effet de rareté des cibles éligibles.

La deuxième remarque sur cette évolution des multiples d'acquisition est qu’au cours du second semestre 2006 et du premier semestre 2007, l’écart de prix entre les deux populations d’initiateurs apparaît particulièrement élevé. Argos-Soditic, analyse de la façon suivante ce phénomène dans sa lettre de 2007 : « Les acquéreurs industriels

bénéficient de conditions favorables (valorisation des synergies, trésorerie disponible, multiples boursiers élevés) tandis que l’exigence de rentabilité supérieure des fonds limite leur capacité à suivre la hausse des prix102 ».

2.2. Le capital risque : l’équipe entrepreneuriale avant la technologie

La dimension conventionnelle de la nomenclature du capital investissement nous apparaît aussi à travers la prévalence donnée à la technologie comme caractéristique du capital risque. Certes, l'environnement technologique implique un financement en fonds propres, du fait de perspectives d'autofinancement plus lointaines que dans les activités traditionnelles (nouveau marché, produit en cours de développement). Mais nous considérons que le sujet est davantage une question d'équipe que de technologie. Les capacités de l’équipe dirigeante sont d’une importance capitale pour une jeune entreprise, du fait de son stade précoce de structuration sociétale. La dichotomie entre l’équipe et l’entreprise renvoie à l'image du jockey (l'équipe dirigeante) et de son cheval (l'entreprise), souvent utilisée par les professionnels du capital risque. La mythologie de la Silicon Valley nourrit cette importance centrale de l'équipe fondatrice. Ainsi, la décision de financer certaines start-ups devenues en quelques années des géants mondiaux de l'Internet à l’image de Yahoo et de Google aurait été prise sur la base des qualités d’étudiants-fondateurs et de leur vision. Le mythe rapporte une documentation réduite à quelques chiffres couchés sur une nappe en papier, à l'opposé des épais mémorandums de placement et des rapports de due

diligence qui jalonnent l’investissement dans des sociétés matures.

102

Cette idée n’est pas nouvelle. Déjà en 1947, le Général Georges Doriot, considéré comme le fondateur du capital risque moderne, écrit dans le premier rapport annuel de son fonds d’investissement l’ARD : « Notre société n’a pas l’avantage de mener ses

affaires sur la base d’actifs physiques mesurables. L’analyse statistique, l’analyse des ratios sont de peu de valeur dans ce métier. Les hommes et les idées sont nos actifs. Leur mesure et leur évaluation sont notre problème103».

Sur cette même ligne, le professeur Jeffrey A. Timmons, dont le modèle d'équilibre permettra de tester nos hypothèses dans la suite des travaux, ne fait pas directement référence à la technologie dans son approche, pourtant destinée aux start-ups technologiques. Son modèle dépend en premier lieu de la force de traction d'une opportunité de marché, dont la technologie n’est qu’un des éléments constitutifs, de nature à en accélérer la croissance et la volatilité. Plus précisément, le Professeur Jeffrey Timmons cite Georges Doriot pour illustrer la prévalence de l’équipe en capital risque : « I prefer a grade A entrepreneur and team with a grade B idea to a grade B

team with a grade A idea104 ».

Cette prévalence de l’équipe sur l’idée s'est depuis largement diffusée. En témoigne une interview donnée en mai 2007 sur le thème du Web 2.0 (Internet collaboratif et réseaux sociaux), qui rappelle le rôle-clé de l'équipe entrepreneuriale dans la réussite d'une start-up, au-delà du secteur technologique auquel elle appartient. Cette inversion des priorités entre la technologie (le thème de l’évènement) et l’équipe entrepreneuriale vaudra à l'interview d'être mise en ligne sous le titre « Nous préférons

une équipe de choc à une technologie de rupture105 ».

La littérature suggère des pistes d’explication au phénomène de forte incarnation des entreprises par l’équipe dirigeante au cours de leur stade précoce de développement (« confiance »), qui se diffuse et s’estompe ultérieurement au profit d’une relation plus

103

GUPTA, U. The First Venture Capitalist: Georges Doriot on Leadership, Capital, & Business Organization. Bayeux Arts Inc.,Canada. 2004, 240 p.

104

TIMMONS, Jeffrey. ZACHARAKIS, Andrew. SPINELLI Stephen. Business plans that work: A Guide for

vaste (« allégeance »). C’est ce qu’expliquent Elen Riot, Bernard Ramanantsoa et Etienne Krieger dans leur article de recherche « La reprise d'entreprise à l'aune de

l'analyse du récit » publié en 2007 : « Le mécanisme à double détente, en vertu duquel la confiance initiale cède progressivement la place à une adhésion au projet d’entreprise (l’allégeance), permet une stabilisation des relations et une continuité dans la gestion des problèmes. Une fois l’organisation fondée et douée d’une identité grâce à son histoire, la confiance interpersonnelle n’intervient plus qu’en supplément d’âme ou en cas de crise, notamment lorsque les routines ne suffisent plus à résoudre les problèmes ou conduisent à l’inertie. Le fait d’économiser le recours à la confiance relâche la pression pesant sur les individus106 ».

105

YOUNES, O. Nous préférons une équipe de choc à une technologie de rupture, Clubic, 10 mai 2007.

106

RIOT, E. RAMANANTSOA, B. KRIEGER, E. La reprise d'entreprise à l'aune de l'analyse du récit. Gestion

2.3. L'émergence : une notion géographique, sociétale et technologique

Les « pays émergents » suggèrent une revue des économies susceptibles de tracter la croissance mondiale : aux incontournables BRIC s’ajoute désormais l'Afrique, souvent qualifiée de « dernière frontière ». Pourtant, au-delà de la géographie, une acception élargie de l’émergence ouvre les perspectives. En effet, d’autres univers émergent : des industries (les biotechnologies, Internet), des technologies (l'encre électronique, les émulsions cationiques) et des entreprises (start-ups). Ces trois dimensions dilatent opportunément le champ de nos travaux : elles nous permettront d'appliquer de façon inédite le modèle de Timmons, construit pour des start-ups, à un fonds de capital investissement destiné aux PME des pays émergents (Partie III). Dans le même esprit, la préface du livre de Luis E. Pereiro « Valuation of companies in emerging

markets107 », rédigée par le professeur Roberts F. Bruner, expose les différentes dimensions de la dynamique d'émergence. Le Pr. Bruner y estime que l’émergence renvoie à une terra incognita, dont les conditions de fonctionnement sont éloignées de ce qu'offrent les marchés développés en visibilité et en accumulation d'expérience. Un trait commun rapproche pourtant les émergences géographique et technologique : la proximité d'une frontière, d'un « entre-deux-mondes », qui valorise l'agilité des professionnels qui y évoluent. C'est dans cette dimension élargie de l’émergence que s'inscrivent nos travaux.

L'évaluation d'entreprise, discipline majeure des métiers de la finance, propose un traitement spécifique de l'émergence – ce qui corrobore notre cheminement. Deux raisons expliquent la place centrale de l’évaluation d’entreprise en finance. La première est son ambition, qui cherche à cristalliser dans une valeur unique – en pratique, une fourchette de valeurs - l'ensemble d'une société à un moment et dans un contexte donnés : son histoire et son futur, sa réalité et son potentiel, ses marchés, sa stratégie, et le talent de ses équipes dirigeantes. La deuxième raison de l’importance de

107

PEREIRO, LUIS. Valuation of companies in emerging markets – A practical approach, New York : John Wiley & sons, 2002, 507 p.

l’évaluation d’entreprise tient à sa récurrence, qui en fait le point de passage obligé pour toute opération de haut de bilan : fusions et acquisitions, augmentation de capital ou émission de stock-options.

L'édition 2010 de l'ouvrage « Valuation – Measuring and Managing the value of

companies » de Mc Kinsey confirme la singularité des dynamiques d'émergence : en

complément de sa méthodologie standardisée, un dernier chapitre intitulé « Special

Situation » présente les cas de figure où une démarche ad hoc s'impose. Il s'agit

notamment des pays émergents et des sociétés à croissance rapide (dans le sens de

start-ups technologiques), déclinaisons de ce que nous qualifions de dynamique

d'émergence. L’approche de Mc Kinsey en la matière se concentre sur la méthode des

cash flows actualisés, méthode robuste jugée la plus analytique, tout en lui apportant

certains ajustements que les auteurs Tim Koller, Marc Goedhart et David Wessels résument en ces termes : « To value companies in emerging markets, we use concepts

similar to the ones applied to developed markets. However, the application of these concepts can be somewhat different. Inflation, which is often high in emerging markets, should be factored into the cash flow projections, using a combination of insights from both real and nominal financial analyses. Emerging-market risks such as macroeconomic or political crises can be incorporated by following the scenario DCF approach. This develops alternative scenarios for future cash flows, discounts the cash flows at the cost of capital without a country risk premium, and then weights the DCF values by the scenario probabilities108 ».

Le manuel du Professeur Luis Pereiro, « Valuation of companies in emerging markets

– A practical approach109 », est quant à lui tout entier focalisé sur les spécificités de l'évaluation d'entreprises dans les pays émergents. Le schéma du sommaire analytique de son ouvrage (reproduit ci-après) annonce les principaux thèmes qui doivent, selon

108

KOLLER, T. GOEDHART, M. WESSELS, D. (MC KINSEY & COMPANY). Valuation – Measuring and

managing the value of companies, 5th Edition, USA : John Wiley & sons, 2010, 868 p.

109

PEREIRO, Luis. Valuation of companies in emerging markets – A practical approach, New York: John Wiley & Sons, 2002, 507 p.

l’auteur, différencier l’approche d’évaluation dans les environnements émergents de celle à appliquer dans les environnements stabilisés :

Figure 19. Revue des méthodes d’évaluation et de leurs ajustements selon Luis Pereiro

Source : Luis Pereiro. Valuation of companies in emerging markets - A practical approach

En conclusion, nous estimons que l’actuelle taxonomie du métier est structurée de façon conventionnelle : LBO classés selon la nature de l’initiateur (le fonds) et non la sienne propre (acquisition) ; dimension relative de la technologie scientifique face aux enjeux humains ; enfin, approche holistique de l’émergence qui invite aux mises en parallèle. Nous pensons à ce titre que la place des pays émergents dans la taxonomie du capital investissement mériterait d’évoluer dans le futur, pour considérer le capital investissement dans les pays émergents comme un segment différencié et non comme une simple focalisation géographique des quatre métiers actuellement segmentés du capital investissement. À l'inverse, les institutions et les praticiens continuent de se référer à la nomenclature historique du capital investissement qui décline les métiers dans le temps. Nous pensons que la nomenclature devrait s'enrichir de la dimension

géographique : placé entre les axes temporel et spatial, le capital investissement dans les pays émergents formerait le cinquième segment du métier du capital investissement, affirmant ainsi ses spécificités structurantes.

À présent que la question de recherche a été replacée dans la taxonomie actuelle du métier, nous allons tenter de formuler une hypothèse.